« Aujourd’hui le Nord… c’est le Sud »

Sergio Ferrari
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Q: Vous venez de publier le livre « A mosca azul – Reflexão sobre o poder » (La mouche bleue – Réflexions sur le pouvoir). Pourquoi ce livre maintenant? Est-ce un moyen de « digérer » l’expérience de deux années dans le gouvernement de Lula?
R: Je suis un travailleur de la mémoire. Par exemple, quand j’ai écrit « Baptême de sang » – dont il a été tiré un film qui sortira entre août et octobre de cette année – cela m’a servi de thérapie pour la période où je fus prisonnier politique (ndr: de 1969 à 1973). Écrire mes expériences et mes réflexions en les ordonnant me permet de rendre plus agréable ma propre *folie*… C’est pourquoi, après avoir participé au gouvernement de Lula – entre 2003 et 2004- j’ai ressenti la nécessité d’une réflexion plus profonde sur l’essence même du pouvoir. A cette fin, j’ai relu les classiques de la politique: Platon, Aristote, Machiavel, Max Weber, etc. A la lumière de ces théoriciens, j’ai essayé de systématiser l’expérience au pouvoir du Parti des Travailleurs (PT) et de la gauche. Ceci est l’essentiel de « La mouche bleue », titre qui trouve son origine dans le poème du même titre de Machado de Assis où il raconte l’histoire d’un serf qui, piqué par la mouche bleue, se prend pour le sultan de la cour.

Le peuple latino-américain, acteur essentiel

Q: À partir de votre lecture actuelle de la réalité brésilienne, comment percevez-vous le futur du Brésil? C’est une année électorale et il n’est pas facile de se positionner dans une situation qui change très rapidement. Que va-t-il se passer dans les prochaines semaines et les prochains mois?
R: J’espère que Lula soit réélu en octobre prochain. Si cela dépendait de mon vote, Lula sera une nouvelle fois président du Brésil. Ceci est très important pour assurer ce processus de consolidation démocratique en Amérique latine. Aujourd’hui le Nord, c’est le Sud… Je m’explique: dans la conjoncture mondiale actuelle, le peuple latino-américain représente la nouveauté. Fatigué des propositions néo-libérales et des forces traditionnelles, il choisit des candidats populaires que les élites, avec leurs préjugés habituels, qualifient de populistes. Lula, Chavez, Evo Morales… représentent les espoirs d’une Amérique latine plus libre, plus souveraine et plus juste.
Q: En ce qui concerne le Brésil toutefois, les signes d’une certaine désillusion des secteurs populaires face au gouvernement Lula ne manquent pas…
R: Durant ces quasi trois ans de présidence de Lula, beaucoup de choses ont été réalisées pour les plus pauvres. Je pense surtout au programme « Faim zéro » et, à travers ce dernier, à la « Bourse familiale » qui est le plus grand programme de redistribution des richesses de l’histoire du Brésil et qui profite aujourd’hui à 8.5 millions de familles qui vivaient dans la misère. Toutefois, il manque les réformes structurelles promises par Lula dans la campagne électorale 2002. Je me réfère aux réformes agraire, du travail, fiscale et politique. Sans celles-ci, les politiques sociales courent le risque de demeurer au stade de propositions purement compensatoires.
Durant ces années, le mouvement social n’a jamais rompu avec le gouvernement de Lula. Il a maintenu la pression et une relation critique afin de réduire la contradiction entre des politiques sociales avancées et une politique économique, orthodoxe, néo-libérale qui profite surtout au grand capital spéculatif. L’excédent des recettes du Brésil est de 4.25% et les intérêts avoisinent les 16.25 %; ceci empêche la croissance du pays.

Agenda altermondialiste

Q: Pour parler de thèmes plus « universels », les mouvements sociaux ont accumulé durant les dernières années une capacité croissante de coordination planétaire autour du Forum Social Mondial (FSM). Comment interprétez-vous cette dynamique?
R: Le FSM est la meilleure initiative de la gauche depuis la chute du mur de Berlin. Il est œcuménique. Il réunit toutes les personnes, mouvements et institutions qui parient sur un « autre monde possible ». Ma seule préoccupation est que certains secteurs veuillent imposer une « camisole de force » au FSM. Ce dernier ne doit pas être une organisation avec un programme de lutte. Le FSM développe des propositions qui, à leur tour, doivent être mises en œuvre par les mouvements qui y participent.
Q: Au-delà du FSM, il existe tout un courant altermondialiste qui tend, selon ses principaux intervenants, vers un processus de consolidation, en vivant de succès et de défis. Selon votre propre analyse, quelles seraient les priorités les plus urgentes pour que ce grand effort se consolide réellement et ne se transforme pas en une expérience historique de plus?
R: Je crois qu’il est nécessaire de déclencher une grande offensive culturelle à travers les medias et la mobilisation des mouvements sociaux, dans le but de dénoncer le caractère génocide de l’invasion de l’Irak et la violation des droits humains dans la prison de Guantanamo; de questionner la vision qui associe islamisme avec terrorisme; de combattre tous les fondamentalismes religieux; de considérer l’Afrique comme priorité de l’humanité; de valoriser le processus de démocratisation populaire qui s’implante aujourd’hui en Amérique latine; d’approfondir la lutte pour la protection de l’environnement. Ce sont là quelques-uns des drapeaux qu’il me paraît prioritaire de brandir.

Betto, mystique et militant

Q: L’Amérique latine apparaît aujourd’hui comme « un laboratoire de l’utopie ». Quels sont les défis qui ne doivent pas être négligés dans cette conjoncture continentale pour fortifier cette riche dynamique?
R: Aider les gouvernements populaires du continent à se maintenir proches des mouvements populaires. Assurer leur gouvernabilité, non seulement par l’intermédiaire du parlement mais surtout par la mobilisation populaire.
Q: Pour terminer, une question très personnelle, presque confidentielle. Pour Frei Betto, en tant que personne et que personnalité politique, après avoir abandonné sa responsabilité dans le gouvernement de Lula, quelles sont ses priorités? A-t-il pensé parfois, en tant que religieux, par exemple, à se consacrer à la prière et à la contemplation?
R: Je me consacre déjà à la prière! Ce que j’aspire à faire pour le temps de vie qui me reste, c’est prier, écrire, animer des discussions, donner des conférences et conseiller les mouvements populaires. Ceci me suffit pour être très heureux…
*Trad. Rosemarie et Maurice Michelet Fournier
Collaboration E-CHANGER

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LE POUVOIR INTRIGUE
« Le pouvoir intrigue. Je l’ai vérifié à plusieurs reprises comme dirigeant estudiantin, chef de rédaction. Je l’ai vécu plus récemment, en 2003 et 2004, comme conseiller du président de la République avec un bureau personnel au palais Planalto. Je jouissais d’une infrastructure non négligeable: secrétaires, téléphone portable, voyages en avion, logement, voiture avec chauffeur, le tout payé par le contribuable », commente Frei Betto dans un article à propos de son dernier livre » La mouche bleue ».
Ce livre est divisé en 31 chapitres et parle de tout: témoignages, réflexions, théories et expériences personnelles. Toutefois, dans le fonds, le thème essentiel est l’art complexe de l’exercice du pouvoir à partir de l’exemple brésilien, mais avec une perspective de valeurs et d’éthique planétaire, ainsi que de sa cosmovision chrétienne.
 
Ce n’est pas un hasard s’il commence avec l’euphorie populaire due à la victoire de Lula en 2003. Il continue avec les signes des temps et les luttes du peuple brésilien. Il aboutit 310 pages plus loin – dans sa version originale en portugais – à la relation entre foi et politique, l’expérience libératrice de Jésus, christianisme et marxisme et, en guise de point final, la mystique.
« La personne revêtue de pouvoir devrait être attentive à ce que disent d’elle ses subalternes, la vox populi. Mais en général, ce n’est pas ce qui se produit. Nous prêtons davantage attention au jugement de nos pairs et de nos supérieurs, recherchant la reconnaissance de celui qui détient le pouvoir d’augmenter notre pouvoir », poursuit le religieux dominicain. Et il conclut : « Donne à l’être humain une tranche de pouvoir et il saura de fait qui il est. Le pouvoir, contrairement à ce qui se dit, ne change pas l’humain. Il le révèle… Le pouvoir monte à la tête quand il est déjà distillé, en phase de repos, dans le coeur… ».
Ainsi se suivent les pages nourries de cette réflexion de fond qui donne force à « A mosca azul », qui analyse, entre divers et nombreux éléments, l’action du Parti des Travailleurs dans le gouvernement (peut-être la principale erreur du PT une fois au pouvoir fut-elle l’abandon du plus précieux de ses atouts: l’appui des mouvements populaires); les grands défis stratégiques qui demeurent encore ouverts dans ce pays sud-américain; la nécessité de continuer à croire aux mouvements populaires comme une forme de réassurance de tout processus de changement structurel; le pari fondamental sur l’espoir. Ce dernier thème remplit quelques- unes des plus belles pages du livre.
« Mon espoir… a des racines éthiques: plus que toute forme de corruption, j’ai honte, comme être humain, de la misère collective. Tous les humains ont droit à une vie digne. L’inégalité sociale me répugne. C’est une offense à la condition humaine. Je refuse d’accepter que « cela a toujours été ainsi et ne changera jamais »… Personne ne choisit la pauvreté. Elle provient de structures injustes. Là doit s’opérer le changement. J’angoisse de voir des enfants avec des ventres gonflés par des parasites, sans droit à une enfance heureuse, des fillettes condamnées à une prostitution précoce, la mère qui voit son fils abandonner l’école pour sombrer dans le trafic de drogue, le père au chômage que ne peut pas nourrir la famille… »
Réalité contre utopie. Betto parie sur cette dernière en la nommant « espoir ». « L’espoir est un oiseau en vol perpétuel. Il va de l’avant et, au-dessus de nos têtes, vole dans le ciel bleu, aucun obstacle ne l’arrête. Il en est de même pour tout ce qui se nourrit d’espoir: l’amour, l’éducation d’un enfant, le rêve d’un monde meilleur… L’espoir, c’est comme un oiseau phénix, il renaît toujours de ses cendres… »
Pour Betto, les VALEURS ne meurent pas dans le quotidien politique. Les idéaux sont des objets en construction et non des objectifs atteints. L’engagement humain ne sert pas de prétexte aux responsabilités politiques… Et apparaît alors la tendresse profonde de l’acteur-responsable. Sa conclusion est tranchante: « le soulagement (pour avoir délaissé le gouvernement fédéral en décembre 2004) ne m’exempte pas de la responsabilité historique qui me lie au gouvernement du PT… » (Sergio Ferrari et Beat Wehrle)
 
 

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