Bilan du SMSI de Tunis avec Guillaume Chenevière : « Penser que la technique allait résoudre tous les problèmes était une erreur. »

Premier volet d’une interview en deux volets, Guillaume Chenevière, ancien directeur de la Télévision Suisse Romande et membre du comité de la plateforme comunica-ch, revient sur le Sommet Mondial sur la Société de l’Information qui s’est déroulé à Tunis. Quel bilan et quelles conclusions peut-on tirer de cet événement ? Rencontre avec un homme des médias.

Guillaume Chenevière, pourriez-vous nous présenter votre parcours professionnel ?

Je suis l’ancien directeur de la télévision suisse romande où je travaillais depuis 1975. Avant, j’ai été directeur du théâtre de Carouge et du théâtre de Poche. Encore avant, j’ai travaillé dans le domaine de l’automobile pour une grande marque non sans avoir fait mes premiers pas dans le journalisme au sein de la Tribune de Genève. Mais avant toute chose, j’étais sociologue au centre européen de la culture. Mon parcours est quelque peu bizarre puisque j’ai fait beaucoup de choses différentes.

Aujourd’hui, depuis plus de 5 ans, je m’occupe d’une petite ONG qui s’appelle le « Conseil Mondial de la Radio Télévision », association qui défend le service public dans le monde. Je suis aussi à la tête d’une fondation qui s’appelle « Média et société » dont le but est d’implanter dans le monde un standard de qualité pour la radio, la télévision, internet et la presse écrite. Enfin je fais partie depuis le début de la coalition Comunica-ch qui s’est créée avec le premier sommet de la société de l’information de Genève. Nous sommes devenus a fortiori une plateforme de propositions sur la société de l’information. Dernièrement nous avons publié une critique de la stratégie de communication du conseil fédéral suisse. Dans ce cadre, je suis membre du comité de pilotage de Comunica-ch qui a suivi les deux sommets SMSI.

Comunica-ch s’est créé en fonction du SMSI. Cette plateforme est-elle en train d’élargir le champ de ses activités et réflexions ?

Elle l’avait déjà fait avant. Après le premier sommet, nous avions déjà décidé de penser à l’après SMSI et donc de toucher à d’autres domaines connexes. Notre vision allait donc au-delà du sommet de Tunis qui nous a tout de même accaparé beaucoup de temps.

Quel bilan peut-on tirer du SMSI de Tunis ?

L’objectif initial de ce sommet était de combler le fossé digital. Les pays du Nord et son industrie de façon générale devaient se lancer dans un immense effort pour mettre en réseau toute l’Afrique. « We shall wire all Africa », avait avancé Marc Furrer. Ce but était quelque peu démesuré, ce d’autant plus qu’entre le moment où cette manifestation s’est imaginée et le moment où elle a eu lieu, il y a eu la fin de la bulle internet. Les télécoms à l’exception de Swisscom sont endettés. Les gouvernements du Nord n’étaient d’ailleurs pas du tout prêts à faire des cadeaux aux gouvernements du Sud. Cet objectif n’est évidemment pas atteint et n’est, à mon avis, pas prêt de l’être.

Deuxièmement, il y avait une erreur de conception à la base. Penser que la technique allait résoudre tous les problèmes était une erreur. C’est sur ce deuxième point que nous, plateforme comunica-ch, nous sommes intervenus de suite. Nous affirmions que ce n’était pas un problème d’ingénieur, mais bien de société et de politique. La confédération s’est lancée sur une fausse vision. Il fallait qu’elle corrige le tir.  Nous avons été entendus par le Conseil Fédéral qui s’est ému de l’opinion de la société civile. Les questions des droits de l’Homme, de la liberté d’expression sont devenues les thèmes centraux de Genève comme de Tunis alors que cela ne faisait pas du tout partie de l’agenda du sommet. En effet, on pouvait craindre que la communauté internationale définisse la société de l’information comme un problème purement technique comme s’il n’y avait pas un problème d’organisation, de droits de l’Homme, de liberté, etc.

L’apport suisse

Grâce aux Suisses qui ont sauvé les meubles au dernier instant, après notamment un voyage en Chine, le Sommet de Genève s’est achevé sur une déclaration, certes décevante de prime abord, qui mettait en évidence que la société de l’information est bel et bien une affaire de dignité humaine, de partage de l’information et de connaissances. La technique reste un moyen, et toute seule, elle peut aussi contribuer au contraire. Certains pays nous démontrent bien aujourd’hui que nous pouvons mettre en réseau tout une Nation. Mais aussi dans le sens de les contrôler d’avantage et de les tenir de manière plus coercitive. C’est un danger inhérent aux TICs.

A Genève, nous avions établi les principes en espérant que nous allions trouver des solutions, un plan d’action, à Tunis. Par exemple, il  fallait trouver des moyens pour que le 17% de la population mondiale qui n’a accès à aucun média puisse en obtenir. Il y avait donc une sorte de catalogue de vœux pieux. Offrir de l’information via la radio semblait être ce qu’il y avait de plus abordable, mais rien de concret n’était proposé.

Un débat prévu sur deux points essentiels

Deux volets de Tunis constituaient l’essentiel du débat. Le premier, le financement, a toujours été évité par les pays du Nord, malgré un discours clair du Sud demandant des ressources pour combler le fossé numérique. On a souvent entendu que les mécanismes existants étaient suffisants. Cela ne donnait donc rien du tout.

Le deuxième groupe de travail s’est orienté sur un sujet totalement inédit pour le sommet : la gouvernance d’internet.

De manière générale, la rencontre de Tunis se devait d’agender un suivi des mesures discutées lors du sommet. Même s’il n’y a pas de résultat concret obtenu à Tunis, il fallait garantir au minimum un suivi, une évaluation.

Parallèlement à cela, la question sous-jacente apparue à Genève ressortait- comment allait-on pouvoir faire une conférence sur la société de l’information dans un pays liberticide, qui bafoue les droits de l’Homme ? En Tunisie, le gouvernement contrôle le contenu d’internet et son accès. Vous pouvez écoper de plusieurs années de prison si vous vous rendez sur une page du web proscrite.

Comunica-ch pensait qu’il fallait y aller en étant solidaire et attentif aux besoins de la société civile tunisienne. On ne pouvait pas s’occuper du monde sans tenir en compte le contexte local. On espérait aussi que la délégation suisse allait nous suivre dans notre ligne de conduite.

Que s’est-il passé sur ces quatre sujets ?

Le financement des TICs

Sur le financement, il n’y a eu aucun progrès de fait depuis Genève. L’industrie mondiale ne veut pas investir de l’argent pour combler le fossé numérique. Le fond de solidarité numérique initié à Genève était lui une très bonne idée ; chaque fois qu’une ville investissait dans un projet des nouvelles technologies, un prélèvement volontaire était opéré pour alimenter le fond de solidarité. L’idée très généreuse, d’abord rejeté avec beaucoup de mépris et d’agacement à Genève, a joué un rôle d’alibi. Puisse que ce fond existait, il n’y avait plus aucune raison de chercher d’autres moyens de financement, ce qui constitue une absurdité dans la mesure où ce fond s’élève aujourd’hui à moins de 10 millions de francs suisses. Il faudrait pour combler le fossé numérique des sommes hors de proportions. Ce point constitue un échec complet.

Gouvernance d’internet

Deuxième point, la gouvernance de l’internet. Même si ce fut aussi un échec, les discussions ont été beaucoup plus intéressantes car tout le monde a découvert comment la société de l’information assimile de nouvelles technologies, qui peuvent être très rentables, et comment elle fonctionne. D’abord l’architecture de l’internet en tant que système global n’est pas donnée. Ce n’est pas si simple de mettre à exécution l’idée d’un monde connecté. Or l’architecture d’internet vit dans un régime assez curieux : le protectorat américain. Etant donné que la gouvernance du monde est intimement liée aux USA, il n’est pas étrange de les retrouver dans une posture similaire. Dans le cadre du SMSI, la société civile est intervenue et a permis aux gouvernements, souvent ignorants du fonctionnement d’internet, de comprendre les tenants et les aboutissants de ces nouvelles technologies. La société civile a donc amené de nombreuses compétences et réflexions, y compris la société civile américaine. En fin de compte, nous avons réalisé qu’il n’y aura pas de bonne gouvernance d’internet sans la société civile, surtout au vu des intérêts divergents que les gouvernements soutiennent.

Il s’agit aussi de savoir comment nous allons maintenir au sein de la globalisation actuelle une infrastructure libre. Comunica-ch souhaite qu’internet reste ce qu’il est devenu, soit un accès libre au savoir. Aujourd’hui tout est gratuit sur le web, mais ce bien public pourrait devenir payant à la suite de son éventuel rachat par des multinationales. Nous sommes attentif aussi à ce que le contrôle des internautes ne s’intensifie pas. Internet ne doit pas être un instrument coercitif au service de gouvernement autoritaire. L’exemple chinois est évocateur. Les entreprises occidentales sont obligées de céder leur droit de publication en concédant que certains mots-clés, comme démocratie ou encore liberté d’expression, soient bannis des serveurs chinois. Ils n’existent pas sur l’internet chinois. De plus, environ 10 000 personnes surveillent internet, notamment les blogs de dissidents chinois. Le dernier danger serait que certains pays se créent leur propre réseau et sortent de la toile mondiale. Cela me semble inconcevable étant donné que tout le monde a intérêt à faire partie de ce système globalisé.

Les Américains avaient comme intention de céder le monopole qu’ils détiennent sur internet, mais pour éviter que la Chine, l’Iran, Cuba puissent agir de manière liberticide, ils ont décidé de garder le contrôle d’internet. Cette position, prise au mois de juin avant le sommet, a suscité un tollé et un énervement auprès de la communauté internationale. A la suite de quoi, l’Union Eurpéenne a évoqué la nécessité de trouver un système multilatéral pour gérer ce réseau. En réponse de quoi, les Américains ont évidemment été furieux. Résultat final, tous les médias du monde se sont mis à couvrir le sommet. On voit bien qui fait l’agenda des médias…Les Américains se sont indignés de la position européenne en pensant qu’il ne faut pas donner un accès à la gouvernance de ce réseau aux gouvernements autoritaires. De notoriété publique, le sujet a permis à l’ICANN (Ndlr. : Internet Corporation for Assigned Names and Numbers) qui gère internet d’obtenir une forme de légitimité internationale car tous les pays se sont mis d’accord pour laisser à cette société privée la gestion d’internet. Il a été ensuite dit que cette discussion ne peut pas s’arrêter là et c’est le seul suivi réel qui a été décidé au SMSI de Tunis. Le forum mondial sur la gouvernance de l’internet (Ndlr. : 24-26 octobre 2006  en Grèce), qui se veut multilatéral, est en train de se constituer. On peut imaginer que d’ici 5 ans, il existera un mécanisme multilatéral entre les gouvernements et la société civile. Faut-il aussi que l’ICANN reste seule ? Si on résout le problème d’internet, cela signifie que nous pourrions appliquer ce nouveau modus vivendi à d’autres niveaux. Même si le résultat reste modeste et pas très bon, il ouvre la porte à une nouvelle réflexion sur les rôles de chacun, notamment vis-à-vis de la société civile.

Le suivi des mesures prises lors du sommet

Le troisième débat, toujours dans la logique d’internet, était de savoir si nous étions en phase de mettre au point un suivi concret. Là aussi, les Américains s’y sont foncièrement opposés. Après Tunis, il n’était pas question de remettre en cause quoique ce soit d’autre. Il ne fallait pas qu’une quelconque évaluation puisse être émise, donc pas de normes de fonctionnement non plus. Il s’est tout de même créé beaucoup d’instruments. Le forum de gouvernance d’internet et les Nations Unies ont promis d’assurer un suivi. Orbicom, le réseau des chaires universitaires de l’UNESCO a publié un rapport où ils ont proposé tout un arsenal de mesures pour évaluer le taux de digitalisation des pays. Ils ont d’ailleurs relevé qu’en dessous d’un certain seuil, il est inutile de parler d’un effet quelconque sur l’économie locale. Seul les nations qui ont atteints un certain niveau commencent à bénéficier des TICs dans leur développement. L’évaluation ne s’arrête pas seulement aux techniques, mais doit s’élargir à différents domaines tels que l’éducation par exemple.

La société ne changera pas sous l’impulsion de la technologie. Elle ne le fait que si en même temps il y a une volonté de mutation. Si nous restons dans une structure complètement pyramidale où aucune décision ne peut être prise sans qu’on ne remonte toujours au chef, les progrès ne seront pas aussi grands qu’on ne l’imagine. Le progrès ne va que par l’acceptation des pays et des gouvernements des nouvelles pratiques et possibilités qu’il offre. Même un pays comme la France a de la peine à comprendre que l’économie ne doit pas marcher à travers l’Etat, mais bien par elle-même. Pour cela, il faut laisser la possibilité aux gens de le faire.

L’ONU fera-t-il quelque chose des instruments d’évaluation de la gouvernance d’internet ? Cela dépendra uniquement de ses réformes et de sa manière de devenir l’organe de la gouvernance mondiale.

Les droits de l’Homme

Le quatrième point, c’est bien évidemment la question des droits de l’Homme. Faire une conférence dans un pays qui est un très mauvais exemple à ce niveau, c’était paradoxal. Sur ce point le bilan a été partiellement positif. Quoiqu’on dise le régime de Ben Ali a organisé avec succès cet énorme sommet, il en retire donc un bénéfice d’image. Comme l’ont écrit les journaux locaux acquis à sa cause, « c’est un couronnement pour le Président Ben Ali ». D’un autre côté, le fait que le pays hôte n’était pas organisée comme une société qui corresponde aux principes des Nations Unies est fortement ressorti. Le gouvernement suisse a eu un effet très important notamment lors du discours du président Schmid qui a été censuré par la télévision locale. Heureusement tout le monde l’a su via les chaînes internationales. Du coup, tout le monde en a parlé. La société civile tunisienne a donc pu s’appuyer sur ces faits. La société civile internationale n’a pas pu organiser le sommet citoyen qui était destiné à rassembler les gens qui n’avaient pas accès au sommet. Mais le gouvernement qui ne voulait pas laisser faire, qui a brutalisé des journalistes, nous a finalement laissé le droit de faire une conférence de presse pour dire que cela n’aurait pas lieu. C’était l’après-midi de l’intervention de Schmid.

Comme fin du sommet, les grévistes de la faim, démocrates de gauche et opposants du régime Ben Ali, ont décidé d’arrêter pour ouvrir un grand dialogue de toute l’opposition tunisienne, en y incluant les islamistes. La question était de savoir si on pouvait trouver une plateforme démocratique en Tunisie ? C’est un point positif apporté par le sommet alors que le régime Ben Ali est purement autoritaire. Il faut savoir que Ben Ali a organisé l’Etat de telle manière que sa famille ait accès à tout. C’est pour cette raison que le gouvernement s’est efforcé de tuer la liberté d’expression. C’est pour taire ce secret et empêcher les critiques.

Le succès est de dire : on ne va pas dans un pays sans se poser de questions. Ce genre de sommet doit démontrer qu’il est engagé dans la voie de ce qui peut aboutir dans les objectifs du sommet. La Suisse y est pour beaucoup car elle a joué son rôle, peut-être aussi grâce –faut-il avouer- à son indépendance.

Propos recueillis par Olivier Grobet

Fragments de paroles

Bilan du SMSI de Tunis avec Guillaume Chenevière : « Penser que la technique allait résoudre tous les problèmes était une erreur. »
Chenevière: « Nous sommes au service des gens qui sont sur place et qui se battent. »

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