Brésil: Nostalgie de la jungle

A voir à Genève au festival Filmar en América latina, A Febre évoque le sort des indigènes au Brésil. ­Rencontre avec sa réalisatrice Maya Da-Rin.

Dévoilé en première mondiale à Locarno cet été, A Febre (La Fièvre) y a remporté les prix du meilleur acteur (Regis Myrupu), de la critique internationale et du jury des jeunes. A voir ces jours à Genève au festival Filmar en América latina, il a été projeté entre-temps dans une trentaine de festivals et primé à Biarritz, Pingyao (Chine), Chicago, Thessalonique (Grèce) et Recife (Brésil).

«Je n’avais pas la moindre idée de la manière dont il serait accueilli, confie la réalisatrice brésilienne Maya Da-Rin. Je découvre à chaque projection des éléments auxquels je n’avais pas pensé auparavant. Les films sont des organismes vivants dont la vie propre nous échappe.»

Dualités contradictoires

Formée au Brésil, à l’école de cinéma de Cuba et à Paris, la jeune cinéaste oppose le succès actuel de son film aux six années de sa gestation. A Febre est le résultat d’une vaste enquête, réalisée avec Miguel Seabra Lopes (coscénariste), lors de visites fréquentes aux communautés indigènes établies dans les alentours de la ville amazonienne de Manaus, au nord du Brésil. S’agissant d’un premier long métrage de fiction, Maya Da-Rin a dû chercher de multiples financements pour couvrir le budget nécessaire – ce sera finalement une coproduction franco-germano­-brésilienne. Le projet exigeait par ailleurs une logistique très complexe «parce qu’on ne pouvait accéder à la zone de tournage qu’en avion ou en barque, ce qui compliquait le processus et demandait plus de temps.»

Dans la pénombre et l’ambiance sonore de la jungle, Maya Da-Rin suit les pas de Justino, indigène Desana de 45 ans vivant à la périphérie de Manaus, où il gagne sa vie comme vigile dans un port commercial. Il partage son quotidien avec sa fille Vanessa (Rosa Peixoto), infirmière sur le point de déménager à Brasilia pour étudier la médecine. Justino souffre d’une forte fièvre qui, la nuit, lui fait croire qu’il est poursuivi par une créature mystérieuse. Sa lutte pour la survie s’entremêle avec la nostalgie permanente de son village natal, quitté vingt ans plus tôt.

L’humanité et la nature

A Febre fourmille de dualités contradictoires: saudade et quo­tidien, cosmologie indigène et monde moderne, nature amazonienne et commerce globalisé. En situant le récit dans cette ville portuaire, la réalisatrice pointe la différence entre deux mondes et la manière dont notre société «affecte les existences humaines mais également non humaines, comme la forêt et les animaux». Via une esthétique raffinée, le film aborde des thématiques essentielles: la réalité des peuples autochtones au Brésil et la situation politique qu’ils affrontent dans le contexte actuel.

Pour Maya Da-Rin, la fièvre de Justino exprime «la maladie de notre société, qui n’est pas capable de supporter les différences. Nous sommes la seule espèce qui s’extermine elle-même.» Ce qui s’est déjà produit durant des siècles de coloni­sation se répète aujourd’hui, «quand nous fermons les yeux sur le sort des immigrés et des réfugiés ou quand nous restons indifférents au dérèglement climatique ou à la déforestation». Dans la langue tukano parlée par Justino, il n’existe aucun mot pour nature, ni distinction entre humanité et environnement. L’homme fait partie du monde, où toutes les créatures sont considérées comme des ­individus.

La cinéaste relève là un con­traste avec la société occidentale qui a toujours nié ou mis en doute l’humanité de l’Autre. «Il en était ainsi quand les Européens arrivés aux Amériques ont décrété que les indigènes n’avaient pas d’âme, pour mieux les réduire en esclavage… Ou lorsque nous élevons et abattons des animaux dans des conditions indignes, au seul bénéfice de notre espèce et sans considérations pour toutes les autres.»

Intolérance exacerbée

Tourné six mois avant les élections d’octobre 2018, où Jair Bolsonaro accédait à la pré­sidence, A Febre anticipe une «exacerbation de l’intolérance» dont sont tout particulièrement victimes les peuples indigènes. «Nous ne pensions pas que l’extrême droite gagnerait les élections, avoue Maya Da-Rin, mais les forces qui ont porté Bolsonaro au pouvoir ont toujours existé au Brésil, et cela depuis la colonisation. L’intolérance et la violence renforcent les rapports de domination historiques de la société non indigène sur les peuples autochtones, dont la situation est aujourd’hui désespérante.»

Sergio Ferrari, Le Courrier, 22 novembre
Article traduit de l’espagnol par Hans-Peter Renk

Photos de Sergio Ferrari:
Regis Myrupu et Rosa Peixoto (à gauche) et

Maya Da-Rin ( à droite)

Filmar en América latina, jusqu’au 1er décembre à Genève, filmaramlat.ch

A Febre, venerdi 22 novembre à 19h15,
samedi 23 à 19h30 et
mardi 26 à 18h45 aux Cinémas du Grütli.

Connectez-vous pour laisser un commentaire