Crise des Forums sociaux européens

Le constat est général : depuis le 1er Forum social européen de Florence, en 2002, le déclin des FSE a été continu, avec peut-être une exception à Paris en 2003. Le FSE, tenu à Istanbul en juillet 2010, a confirmé ce jugement : participation faible (3.000 participants), contenu des débats marqué par l’impuissance face à la crise, manifestation peu fréquentée (5.000 manifestants), peu d’écho en Turquie même.
 
Quelles sont les causes ?
 
Les FSE sont des extensions continentales du Forum Social Mondial. à leurs débuts ils ont suscité un grand enthousiasme et coalisé de très larges forces contre les politiques néolibérales et contre la guerre.
 
Par exemple le Forum de Florence s’est conclu par une manifestation centrée sur le refus de la guerre en Irak, qui a réuni près d’un million de personnes. C’est aussi à Florence qu’a été lancé l’appel à organiser dans tous les pays des manifestations contre la guerre en Irak. Les FSE ont ainsi démontré une réelle capacité à rassembler des mouvements sociaux et à proposer des actions par-delà les frontières nationales.
 
Inverser les politiques néolibérales dans le cadre actuel ?
 
Dans leur majorité, les mouvements sociaux et les forces politiques engagés dans le processus des forums sociaux croyaient en la réversibilité des politiques néolibérales. Ils pensaient qu’un retour à un keynésianisme relooké était possible. Ils estimaient que le néolibéralisme n’était qu’une des politiques du capitalisme ; ils étaient convaincus que la mobilisation des mouvements sociaux dans chaque pays et la conquête de majorités dans les institutions politiques permettraient de développer une alternative au néolibéralisme. Ils jugeaient qu’une autre répartition des richesses et que la lutte contre les inégalités sociales pourraient être couronnées de succès sans sortir du cadre capitaliste.
Sous-estimation des tendances destructrices et prédatrices
 
Or les politiques néolibérales sont un produit du capitalisme et celui-ci est marqué par la globalisation et la domination du capital financier. Ce dernier impose ses diktats à tous les gouvernements, de droite comme de gauche. Aujourd’hui, les marchés financiers échappent à tout contrôle et dictent leur logique au monde entier. Il est ainsi devenu quasiment impossible d’arracher des réformes améliorant la situation des travailleurs/euses et des milieux populaires dans quelque pays européen que ce soit. Le capitalisme, de plus en plus oppressif, est devenu imperméable aux contradictions sociales.
 
Tous les gouvernements sont sommés de réduire leurs déficits et de « renforcer leur compétitivité », à savoir la capacité de procurer au capital et aux personnes fortunées des taux de profit ou des avantages supérieurs à ceux offerts dans les autres états ; ces politiques répondent aux intérêts d’une bourgeoisie supranationale tirant ses profits du secteur financier et des multinationales.
 
Pour cette bourgeoisie, seul compte son profit. Elle défend à tout prix les mécanismes de marché qui le garantissent. Elle est totalement insensible aux dégâts sociaux ou environnementaux que provoque sa course au profit.
 
Ce qui se passe en Grèce, en Irlande, au Portugal, en Espagne, et qui s’étendra à d’autres pays européens, est édifiant. Dans tous ces pays, sous la pression des marchés financiers et des spéculateurs de tout poil, les bourgeoisies imposent des politiques d’austérité extrêmement violentes à leur population. Les gouvernements nationaux doivent obtempérer, sous la contrainte et le chantage du FMI et de l’Union Européenne. La crise grecque a donné le feu vert aux classes dominantes européennes : partout, elles attaquent les acquis des salariés et des milieux populaires pour leur faire payer la crise.
 
Les FSE démunis face à la violence du capitalisme
 
Les forums sociaux sont démunis pour affronter la dureté des rapports sociaux actuels et la violence du système.
 
Les limites sont apparues dès 2002 : les FSE se sont opposés sans succès aux politiques belliqueuses des USA de Bush, d’abord en Afghanistan, puis en Irak, qui visaient à soumettre la région à leur influence et à pénétrer le marché du pétrole en Irak. La politique oppressive et belliqueuse d’Israël à l’encontre du peuple palestinien n’a pas non plus trouvé de réponses à hauteur des enjeux.
 
Suite aux attentats du 11 septembre, les mouvements sociaux engagés dans les FSE n’ont pu contrer le durcissement des politiques répressives menées au nom de la « la lutte contre le terrorisme ».
 
Les FSE sont enfin restés sans voix lorsqu’éclata la crise des subprimes dès 2007. Ils sous estimèrent d’abord cette crise en la banalisant. Lorsqu’elle s’avéra être une crise globale du capitalisme, ils sont demeurés impuissants face à la montée du chômage et à la paupérisation de fractions croissantes des populations.
 
Les FSE sont de plus confrontés à une aggravation de la crise environnementale : concentration de la production industrielle dans les pays à bas salaires, en Chine notamment, avec pour conséquence des transports transocéaniques aberrants et une pollution énorme en Chine ; déforestation en Amérique latine pour produire du biocarburant au détriment de l’alimentation des populations ou du soja pour nourrir le bétail européen ; retour du nucléaire ; dégâts du productivisme industriel (désastre de la Volga ou de la mer d’Aral), etc. Tous problèmes insolubles dans un système qui a pour seul moteur le profit.
 
Au vu de ce qui précède, il semble bien que les forums sociaux aient atteint les limites de leur concept. Celui-ci était basé sur la création d’espaces de rencontre, sur des principes d’organisation horizontale, le respect de la diversité, sur l’ouverture du dialogue entre les mouvements sociaux et la multiplication de réseaux autogérant leurs activités. Tout cela partait de bonnes intentions, mais en pratique chaque réseau finit par ne plus se préoccuper que de lui-même et par ignorer ou perdre les perspectives globales.
 
Quelles perspectives ?
 
S’ils veulent avoir un avenir, les forums sociaux ne doivent plus se contenter d’être des espaces de réseaux ou borner leur ambition à s’étendre géographiquement ; ils doivent aussi – et surtout – devenir un lieu de confrontation des idées, notamment sur les causes de la crise globale actuelle. Ils doivent aussi cesser de se limiter à débattre de solutions à des problèmes sectoriels, mais devenir des espaces discutant clairement d’une société de l’après-capitalisme, donc, également, des moyens de rompre avec le capitalisme, de libérer le monde de cette gangrène. Cela donnera du sens et de la profondeur aux propositions d’actions plus immédiates et cela ralliera les luttes sur un objectif commun.
 
Faute de quoi, nous laisserons le champ libre à la droite et l’extrême-droite qui « capitalisent » sur le ressentiment et les peurs de fractions croissantes des populations spoliées, qu’elles vivent de leur travail ou soient précipitées dans le chômage et la misère.
 
Partout ces forces d’extrême-droite prônent un chauvinisme nationaliste, le racisme et la xénophobie. Bien qu’elles n’apportent aucune solution aux problèmes posés, leurs propositions occupent le terrain, accentuant encore la désorientation de populations qui ne trouvent d’autre exutoire que de déverser leur colère sur des boucs émissaires. Pendant ce temps la droite dite classique poursuit son programme de démontage des acquis sociaux.
 
Si nous demeurons incapables d’élaborer et de proposer un autre projet, nous serons entraîné vers des catastrophes majeures. Le capitalisme ne peut que mener à la catastrophe. Dire cela n’est nullement du fatalisme, car le capitalisme n’est pas la fin de l’histoire. Les Forums pourraient être des acteurs participant à l’élaboration de la société de l’après-capitalisme.
 
*Eric Decarro, ex-président du Syndicat des Services Publics (SSP)
et ex-membre du Groupe de Coordination du Forum Social Suisse
 
Contribution de presse E-CHANGER, ONG de coopération solidaire
et Le Courrier. Avec le soutien de la FEDEVACO, FGC, Fribourg Solidaire, Unia et syndicom

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