Extraits du journal de Céline Gantner, volontaire Eirene à Haïti: regard d’une professeure sur le drame de janvier

Céline Gantner est volontaire pour l’ONG Eirene. Elle appuie les projets de l’école Dabalor et de l’Ecole Normale de Liancourt, une même école pour un double projet citoyen en Haïti. Depuis le séisme en Haïti, son quotidien a radicalement changé entre son projet de développement et l’urgence de secourir une population meurtrie. Immersion dans son carnet de voyage.
 
12 janvier, soir

Tout d’abord, une "bonne" nouvelle: malgré le fait que nous avons senti fortement le séisme cet après-midi à Liancourt (en plein cours de français sur le dialogue…), aucun dégât n’est à déclarer chez nous, à part des petites choses. Tout le monde va donc bien dans mon entourage.
 En revanche, l’émotion ici est très forte, car nous avons appris par la radio que c’était un vrai désastre à Port-au-Prince et dans la région. Le problème est que sur les trois réseaux téléphoniques d’Haïti, les deux plus utilisés sont coupés, il est donc extrêmement difficile de joindre les gens. Nous ne savons encore pas ce qu’il en est de la majorité de nos amis ou familles à Port-au-Prince. Nous attendons l’évolution de la situation…
 Mais quand j’entends que le palais national, la cathédrale, les ministères, les universités, etc, (tous ces bâtiments pourtant "bien" construits) se sont effondrés, je pense aux bidonvilles que j’ai visités dernièrement et j’imagine avec effroi le drame que cela doit être, pour ces logements en construction anarchique, construits les uns sur les autres… Pourquoi Haïti encore? Pourquoi cela touche encore les gens les plus misérables de la planète? Ceux qui n’ont déjà rien de rien? Je suis dégoûtée et bouleversée.
 
 
13 janvier

 Malheureusement, je n’ai pas de nouvelles transcendantes à vous donner. C’est terrible ici, car nous sommes si proches de Port au Prince, mais tous les moyens de communication étant coupés (cette fois plus aucun téléphone ne fonctionne), nous n’avons aucune nouvelle, si ce n’est par la radio (ou par internet, pour les quelques rares privilégiés dont je fais partie). Donc nous ne savons pas grand chose de plus que vous concernant les faits concrets, pour l’instant. 
 
 Tout s’est arrêté ici, les gens attendent dans la rue, en pleurant et en angoissant pour leurs proches qu’ils ont tous là-bas. Il y a une ambiance surréaliste de cauchemar. Les gens, mal informés, partent aussi dans des mouvements de parano: une mère est arrivée affolée à l’école en pleine matinée pour reprendre son enfant car on annonçait soi-disant un nouveau tremblement à 11h… Nous avons alors constaté que nous étions la seule école de la zone à continuer nos activités tant bien que mal et, pour plusieurs raisons sociologiques locales (que je vous exposerai à l’occasion), nous avons dû décider de fermer l’école jusqu’à lundi.
 Depuis ce matin, plusieurs personnes sont parties à P-au-P, et les choses commencent depuis quelques minutes à s’animer ici, car certains reviennent déjà, accompagnés ou pas… Un de mes amis est déjà de retour, avec le cadavre de sa soeur. Horrible.

 En fait, à l’heure où je vous écris, certains téléphones se sont remis à fonctionner, donc vous imaginez que les émotions partent dans tous les sens, entre ceux qui arrivent à joindre des personnes vivantes, ceux qui apprennent certains "portés disparus" dans leur famille, ceux qui n’arrivent toujours à joindre personne…

 Sinon, beaucoup d’entre vous m’ont demandé où est-ce qu’ils pouvaient envoyer de l’argent ou autre. Nous en avons discuté avec Lorson et Esdras, qui m’ont expliqué qu’Haïti avait des sentiments amers quant à tous les dons qu’il y avait eu lors des cyclones de 2008, car souvent l’argent envoyé par des grosses organisations finit par remplir les poches de certains profiteurs et non aux véritables victimes.

 Nous avons donc décidé de constituer de notre côté un fonds de solidarité qui sera remis par nous-mêmes, sur le terrain, à des personnes ou structures que nous connaissons et qui en auront besoin (cela ne manque pas…). Nous vous tiendrons au courant de ce qui aura pu être fait, promis! Pour cela, vous pouvez verser votre don sur le compte d’Eirene, CCP 23-5046-2, mention "tremblement de terre Haiti".

 Pour les habits ou autre, j’avoue ne rien maîtriser concernant les envois concrets par ici, surtout vu la situation actuelle…
 
Le 14 janvier 2010
 
Comme je vous disais, de nombreuses personnes ici à Liancourt partent à tout moment à Port-au-Prince pour rechercher les membres de leur famille. Les nouvelles tombent donc petit à petit, mais les gens de retour de PauP n’ont pas de mot pour exprimer les atrocités qu’ils ont vues. Ils disent que c’est la catastrophe, le chaos… Mais on apprend peu de choses, à part les noms des morts, des blessés, avec parfois quelques détails concernant leur histoire à eux, sur comment l’évènement s’est passé pour eux.
Par contre, autant à Port-au-Prince qu’ici, nous sommes confrontés à un énorme problème de rumeurs: A minuit, Louna (la femme de mon ami et directeur Esdras, avec qui je vis à Liancourt) nous a appelés de Port-au-Prince car elle vivait un moment de panique générale: les gens criaient que l’eau arrivait (le tsunami…), donc tout le monde se précipitait sur les hauteurs de la ville. Or, qu’en était-il en réalité? Certaines personnes (que je ne sais comment qualifier) avaient lancé cette rumeur pour piller ce que les gens affolés laissaient dans les rues en partant se réfugier… Cela s’est produit à différents endroits de la ville, c’est révoltant.
Ici à Liancourt, même si tout est plus calme et paraîtrait presque "normal" (le village est intact, physiquement parlant), cela part aussi un peu dans tous les sens: hier soir tout le monde attendait Lovens, un jeune de 20 ans très très apprécié dans la zone, très impliqué dans de nombreuses activités, et qui était à Port-au-Prince lors de la catastrophe et que son oncle était parti chercher.
On ne sait pas comment, mais les gens commençaient à avoir des infos: il se baignait quand c’est arrivé, il n’a pas eu le temps de sortir… Il est à l’hôpital… En fait il est mort, on est en train de ramener son corps… A un moment donné, je voyais des gens se diriger, en larmes, à la morgue, alors que ses soeurs me disaient, 5 minutes plus tard, qu’elles attendaient encore des nouvelles pensant qu’il était à l’hôpital. Tout le monde "savait" donc qu’il était mort, mais personne ne se sentait bien placé pour le dire aux principales concernées. Et dans la soirée, on a appris que tout cela était faux, que l’on n’avait pas encore retrouvé son corps, encore enfoui dans les décombres de la maison qui s’était bel et bien effondrée sur lui. Ce matin, une équipe est partie avec des outils pour tenter de le retrouver. Cela au milieu de "carrefour-feuille" écroulé (pour ceux d’entre vous qui connaissent ce quartier très pauvre de PauP, aux constructions anarchiques)…
Cet exemple pour vous montrer que la déraison a tendance à prendre le dessus, dans un moment où, justement, on a besoin d’intelligence collective et d’énergie rassembleuse. Pas facile…
Sinon, rien de bien nouveau… Esdras est parti il y a quelques minutes pour chercher également sa famille (en bonne santé) et voir comment Lorson va. Pour info, Lorson est l’autre directeur de mon école, avec qui je vis également lorsqu’il est à Liancourt. La maison qu’il a à PauP s’est totalement écroulée (par bonheur sa femme a pu en sortir saine et sauve), et il y est allé hier. Dès lors, il est dans une situation très compliquée: sa femme et lui doivent rester continuellement devant l’amas de pierres qu’était leur maison, car ils craignent qu’en leur absence "les pilleurs" viennent dévaliser toutes leurs affaires (toute leur vie…) qui sont dans les décombres. Je ne sais combien de temps il va devoir rester là, "bêtement", à attendre quelque chose qui ne peut pas arriver: un nouveau mur de clôture pour protéger ce qui leur reste… Situation sans fin… Comme tout le monde finalement. Hier, Sadrac (un ami de LPH) m’a dit au téléphone que tout le monde est dans la rue jour et nuit, mais combien de temps les gens vont-ils rester comme ça "dans la rue"??? Quand on aura sorti tous les corps des décombres, quand et comment vont se refaire les constructions??? En plus, cela n’a rien à voir avec la neige qui tombe en Suisse, mais en ce moment, il fait sacrément froid la nuit… C’est l’hiver haitien quand même… Les gens sont en train de tomber malades.
Pour ma part, j’ai passé plusieurs heures difficiles de dilemme quant à ce que je peux faire pour être le plus "utile" (et je le vis toujours): étant si proche de Port-au-Prince et pleine d’énergie, je souhaite vraiment pouvoir y faire quelque chose, mais je suis totalement consciente qu’en arrivant comme ça, seule, avec mon joli sourire et mes notions de pédagogie, je ne vais rien pouvoir faire de bon. Je n’ai pas de connaissances ni techniques pour extraire des corps, ni médicales pour soigner les blessés… J’ai donc pris contact par mail avec l’Ambassade Suisse, qui m’ont dit que je pouvais leur servir, mais qu’ils ne savaient pas encore où et quand. A partir de là, mon téléphone ne marchant pas et Esdras partant ce matin, je voulais quand même aller sur place avec lui pour, au moins, rechercher tous mes amis chez eux et répondre aux demandes de nouvelles de la Suisse. Mais Esdras ne vit pas du tout dans le même quartier, les routes sont totalement bloquées, donc si je fais cela, Esdras rentrera à Liancourt sans moi et il me deviendra difficile de rentrer aujourd’hui même avec un transport collectif. Or, malgré mes fantasmes de devenir une femme qui fait des choses extraordinaire, je dois me rendre à l’évidence: il serait ridicule de me mettre volontairement dans la situation de dormir dans la rue avec toutes ces victimes dont je ne fais pas partie, à qui je ne pourrais rien apporter comme ça, juste parce que j’ai voulu avoir des nouvelles d’amis? Je n’aurais plus aucun moyen de communication, et je ne pourrais même plus savoir si l’ambassade m’a contactée pour un besoin d’aide.
Bon bon, je m’égare un peu, mais je ne sais pas si vous voyez ce qui se joue.. Je vous jure que c’est affreux de lire les mails des gens de la Suisse qui me disent qu’ils voudraient tant venir pour "sauver des vies", alors que moi, je suis là, tout près (si proche de l’horreur mais pas totalement dedans), et que je ne sauve aucune vie… Mais j’ai bien réfléchi et on ne peut pas sauver des vies, comme ça… C’est dans quelque temps que nous aurons vraiment du travail et que nous pourrons, j’espère, faire quelque chose de concret, notamment avec l’argent que vous êtes en train de nous verser si généreusement (merci, merci, merci!). N’y aurait-il pas, finalement, une sorte de "voyeurisme" à juste vouloir faire l’aller-retour avec Esdras aujourd’hui comme je voulais le faire? J’aurais rapporté des images terribles, mais qu’aurais-je APPORTE? Quel sens donner à cela? Du coup, j’ai fait le choix de rester ici, en sachant que chaque minute j’ai quand même envie de sauter de ma chaise pour y aller et voir, malgré tout, ce qui peut être fait, et d’arrêter d’être là à "juste vous écrire", avec mes larmes d’impuissance qui n’arrêtent pas de couler…
Mais bon, comme je l’ai dit à tous mes étudiants hier, maintenant c’est à la vie qu’il faut faire hommage, on doit avancer ensemble, je dois partager avec tous mes amis de Liancourt les bonnes énergies que vous m’envoyez (finalement, je suis la seule à ne pas avoir de mort dans ma famille directe), et après avoir donné mon interview dans une heure (si jamais, à 18h45 pour vous à Radio Cité…), je vais sortir "sur ma petite bicyclette" pour aller discuter (et tenter de rire) avec mes amis du village:-)
 
15 janvier 2010
 
A un niveau plus général, un grand mouvement de "sortie de Port-au-Prince" est en train de se réaliser: comme les transports collectifs ne fonctionnent plus là-bas, tous les gens qui sont originaires de la province marchent des heures pour sortir de la ville et tenter de trouver un bus qui part dans le pays. Ceci nous semble une bonne chose, car leurs familles en province peuvent les recueillir et prendre soin d’eux et, en même temps, cela désengorge PauP qui a besoin d’espace (au sens propre et figuré). Mais à présent, nous sommes confrontés à un nouveau problème: l’essence devient difficile à trouver (même si, apparemment, les réserves sont là…), donc les prix ont gonflé terriblement, le prix des bus qui vont en province a doublé… A présent, pour rentrer à
Liancourt, un trajet coûte 5 francs, ce qui est énorme au vu de la situation et de ce qui reste aux gens.
Concernant l’ambiance ici, j’ai l’impression que petit à petit, on se permet de parler par moments d’autre chose que le tremblement de terre, on se permet de rire… Même si celui-ci semble souvent "nerveux": les gens qui sont rentrés de Port-au-Prince peuvent vous dire en riant qu’ils enjambaient les morts et autre, ainsi que de nombreuses "blagues" qui peuvent paraître extrêmement malvenues mais qui, je pense, ressortent actuellement de la survie psychique. C’est une étape…
Les communications téléphoniques demeurent très très très aléatoires: nous sommes tous pendus à notre téléphone constamment, mais il n’y a qu’un appel sur 150 qui marche, sans comprendre pourquoi ni comment. Ce matin par exemple, je continuais à taper des numéros machinalement sur mon téléphone, quand soudain j’ai entendu une voix qui répondait: je ne savais même plus qui j’étais en train d’appeler! Or, c’était Naama, ma "soeur" du projet théâtre également!!! Elle a pu me parler de la situation d’attente, de passivité et d’impuissance dans laquelle ils demeurent à PauP. Certaines personnes ont encore quelques réserves de nourriture qu’ils peuvent partager avec leur voisinage, mais il n’y a plus rien à acheter, cela devient très difficile et jusqu’à présent, elle n’a encore rien vu au niveau des secours ou autre. Elle m’a confirmé que la seule chose qu’on pouvait faire en venant, c’était apporter à manger, à boire ou des médicaments, mais après?
On m’a demandé ce qu’il en était des autres endroits du pays: pour ce que je sais, de très nombreuses villes ont été touchées, en particulier Jacmel, Petit-Goâve, Léogâne, Gressier… Et tout ce qui mène à ces villes. Sur la route qui mène chez moi, nous sommes quasiment le premier village à ne pas avoir été touché par des dégâts.
Donc voilà… Je pense aussi très fort aux Haïtiens (de naissance ou de coeur) qui vivent en Suisse et qui n’ont pas encore de nouvelles de leur famille, votre situation est certainement pire que la majorité d’entre nous, donc "kembe fèm". Une pensée particulière pleine d’amour pour mon ami Jeff.
 
17 janvier 2010
 
Il m’est difficile de démarrer ce soir, car en un peu plus de 24h, il s’est passé tellement de choses dans le pays, dans ma région, dans ma vie, et surtout dans ma petite tête…
Cette nuit, je me suis demandé si j’avais eu raison de vous avoir envoyé hier ce mail si « positif », car j’ai pleuré de nombreuses heures sans pouvoir dormir une minute : en effet, après avoir passé la phase de grosses émotions d’incrédulité, de révolte, d’angoisse, de tristesse, ’incompréhension, d’injustice liées aux évènements de la semaine, d’autres types de pensées sont arrivées en moi et m’ont envahie hier soir lorsque je me suis retrouvée dans mon lit : j’ai réalisé petit à petit le véritable cauchemar à long terme dans lequel Haïti vient d’être plongé (auquel nous n’avions pas encore eu le temps de réfléchir, contrairement à vous, certainement) : non seulement ce sont des milliers d’individus qui n’ont plus de maison, plus de famille, plus de ressources, plus rien, mais c’est aussi un pays entier qui a tout perdu, car Haïti était l’image-même d’un état centralisé à l’extrême : Port-au-Prince était le centre névralgique de la nation, TOUT passait par là, au niveau économique, politique, administratif, culturel… TOUT. J’aimais tellement cette ville, elle représentait, malgré tous ses défauts et difficultés, l’espoir (ou la preuve déjà existante, pour certains aspects) du développement d’Haïti. C’était là qu’on pouvait tout trouver, c’était là qu’on pouvait tout faire, c’était la « fenêtre » d’Haïti, l’endroit où les gens avaient la possibilité de s’ouvrir au monde…
Imaginez-vous, Haïti est un pays qui n’a plus d’Université (ou presque). Car à une ou deux exceptions près, TOUTES les Universités se trouvaient à Port-au-Prince. Or, c’est quoi, un pays dont les gens ne peuvent plus étudier, apprendre à réfléchir, à soigner, à enseigner, ou acquérir des connaissances techniques poussées ? Ça me brise de penser à cela.
Haïti est un pays qui n’a plus de ministère, plus de gouvernement. Je commençais à connaître celui de l’éducation, et je réalise que cette catastrophe signifie plus aucun examen d’état, plus aucune reconnaissance d’aucune année d’école, plus de planification des apprentissages, plus de recommandations, plus de calendrier scolaire, dans un pays où il était déjà tellement difficile de demander aux directeurs d’école de faire leur travail, où j’étais témoin, depuis 4 mois, de tels dysfonctionnements, où la progression du nombre d’enfants scolarisés se faisait à tout petits pas… Là, il n’y a plus rien, c’est la porte ouverte à toute forme d’anarchie, c’est affreux. Et pendant combien de temps? En outre, je ne parle pas là de tous les autres ministères qui, malgré leurs manquements à leurs devoirs, structuraient un minimum le fonctionnement du pays… Car je vous promets, IL Y AVAIT des choses qui marchaient…
La vie a mis sur mon chemin quelques coïncidences grâce auxquelles j’ai pu me créer une excellente alternative : dans un village voisin existe l’Hôpital Albert Schweitzer (HAS), qui était à l’époque le « meilleur » hôpital d’Haïti, et j’ai appris que de très nombreuses personnes de Port-au-Prince y étaient amenées ces jours pour désengorger les hôpitaux saturés de là-bas. Du coup, le HAS est également saturé et un ami qui habite dans ce village voisin m’a expliqué que l’on pouvait se rendre utile même sans connaissances médicales. Donc ce matin, me voilà à 7 heures dans la rue à acheter un énorme paquet de « sachets d’eau » et de biscuits salés et sucrés, et en route pour
HAS avec un taptap, dont le prix a sacrément augmenté aussi… Arrivée à l’hôpital, c’est un peu la désorganisation totale, mais quand même, presque chaque malade a pu recevoir un matelas.
Les couloirs en sont remplis, ainsi que chaque espace utilisable, en fait. Mon ami me présente aux médecins, qui me disent « oui oui, bien sûr, on a besoin de toi ! » mais qui me trimballent d’un côté à l’autre de l’hôpital où personne ne peut finalement me donner quelque chose à faire… Je leur ai donc dit que j’allais me débrouiller et les laisser tranquilles, et j’ai passé plusieurs heures à juste distribuer mes quelques vivres et discuter avec les personnes en attente, si calmes et courageuses, sur leurs matelas. Les contacts ont été variés : certains avaient besoin de me raconter simplement leur histoire, comment cela s’est passé ; avec d’autres, au contraire, nous avons parlé de totalement autre chose et avons ri… Une femme m’a demandé, bêtement, si j’avais un déodorant, donc j’ai pu lui donner le mien en lui suggérant de le partager avec les autres femmes du coin, ce qu’elle a fait. Sinon, j’ai entendu des histoires très touchantes :
… un jeune garçon de 15 ans ayant perdu toute sa famille, ayant des fractures à tous les membres et toutes ses dents brisées, qu’une amie de l’Artibonite a retrouvé et emmené ici;
… un autre jeune homme dont la maison s’est effondrée sur sa jambe, mais qui a eu la force (malgré ses fractures) d’aller chercher son petit frère dans son école et de le sortir en totalité de la roche. Une voiture les a pris les deux pour les emmener ici, ils ne savent pas quand et comment ils pourront rentrer retrouver (ou pas) leur famille qu’ils n’arrivent pas à joindre ainsi que le tas de roches qu’était leur maison.
… une femme qui est arrivée mercredi, qu’on a mis en attente pour une opération (comme tant d’autres…) avec un autocollant sur le front indiquant qu’elle ne peut pas manger car elle doit être à jeun… Aujourd’hui, elle n’a toujours pas été opérée… Et n’a toujours pas mangé.
La majorité de ces patients sont vus par un médecin plus ou moins un jour sur deux, ils attendent dans des états déplorables en sachant qu’ils n’ont plus rien et que leur guérison prendra tant de temps (si elle est effective) et sont tellement calmes et positifs, ils m’ont impressionnée. Et on a pu rire ! Le tout en créole, attention…
 
20 janvier 2010
 
Bonswa zanmi’m !
Après avoir vécu ces journées éprouvantes où j’avais viré dans l’obsession d’être utile aux autres à chaque minute de ma vie (je devais limite me trouver une utilité à prendre ma douche, ça devenait pathétique), j’ai petit à petit accepté de ne pas être si bien que ça et que je devais me ménager pour cesser mes petites crises d’angoisses et de larmes et tenir le coup.
Le « Gouvernement » aurait décrété un état de deuil pendant un mois (ce qui est tout-à-fait normal), mais du coup plus rien ne se fait, les gens « attendent », sans savoir exactement ce que cet état de « deuil » signifie concrètement. Certains enfants se dirigeaient à l’école hier matin, mais les gens dans la rue leur disaient de rentrer chez eux. Bien sûr, on était la seule école à « ouvrir »… Résultat : on a eu 17 enfants sur 150. On s’est occupés d’eux toute la matinée quand même, ils étaient ravis et ne voulaient pas rentrer chez eux.
L’après-midi, on a accueilli nos étudiants de l’Ecole Normale (12 sur 70…), on a fait un espace de parole (les Haïtiens ne disent jamais qu’ils ne vont pas bien, donc on a tenté de leur permettre de le dire…) et, de fil en aiguille, nous sommes partis dans un super projet de remobilisation des acteurs du domaine de l’éducation dans notre zone. On a écrit un petit mot à destination de tous les directeurs d’école pour les réunir mercredi matin, afin de réfléchir à comment faire les choses (quand et comment ouvrir les écoles, comment préparer les enseignants à accueillir les enfants d’ici et ceux qui sont rentrés de Port-au-Prince, certainement traumatisés), et on s’est organisés pour leur apporter notre invitation en fin d’après-midi.
On est toujours dans cette ambiance surréaliste de passer par des émotions de tous types : on passe de l’émulation totale (quand nos idées germent en commun, c’est absolument fabuleux !) à l’angoisse de voir que c’est encore tellement frais, que tant de choses se dégradent encore au quotidien et que certaines ressources manquent et vont manquer… C’est l’inconnue totale pour la suite à tous les niveaux. Et il y a ici comme un problème de culpabilité : les gens n’osent pas bouger car ils se disent qu’ils n’ont pas le droit de vivre « avec ce qui se passe à Port-au-Prince ».
Alors que Port-au-Prince compte sur nous pour relever le pays également… C’est le message qu’on va gentiment essayer de passer demain à la réunion, tout en entendant la douleur et l’abattement de chacun. C’est là que l’équilibre est extrêmement compliqué. Jusqu’à quel point faut-il attendre que chacun soit « prêt » pour redémarrer ? A partir de quel moment est-ce que le redémarrage nous aide également ?
Au-delà de cela, un énorme problème auquel nous sommes confrontés est l’augmentation du prix de tout, et particulièrement de l’essence, alors que tant de gens ont perdu leur travail qui leur procurait un mini-revenu, aussi faible soit-il. Il faut aussi faire vivre les gens venus de Port-au-Prince, sans ressources et sans activité génératrice de revenu. Or, à titre d’exemple, dans notre école normale, nous recevons des étudiants de toute la région, qui doivent prendre le « taptap pour venir, dont le prix a doublé. Actuellement, la majorité d’entre eux doit payer 1 franc l’aller-retour, ce qui est énorme, à un moment où « la création de richesse » s’est arrêtée, le prix de la nourriture a augmenté… On ne va pas pouvoir leur demander de payer cela 5 jours par semaine, ils n’auront juste pas cela. Donc même si toute l’énergie est là pour continuer les activités… que faire ???
Sinon, j’ai pu avoir aujourd’hui un contact téléphonique avec trois de mes amis de Port-au-Prince (c’est un record depuis mercredi passé !) et je vous jure qu’ils sont incroyables ! Je suis sidérée de voir que lorsque je passe la nuit à pleurer, ce sont eux qui me remontent le moral au réveil.
Jusqu’à aujourd’hui, ils vivent toujours TOUS dans la rue (personne n’entre dans aucune maison, car la terre continue à trembler et les maisons à s’effondrer), et vivent avec rien, si ce n’est leur solidarité, leurs partages (« j’ai une chemise et pas mon ami, donc je la mets aujourd’hui et il la met demain »), leurs espoirs de reconstruction… L’un d’entre eux tente de constituer « un comité » pour voir comment unir leurs ressources (quelles ressources ???? Mais c’est avec ce genre d’initiatives venant de la base que le pays va survivre moralement). Malgré les quelques pilleurs et prisonniers évadés qui tentent de semer la pagaille, les gens sont calmes, raisonnés, patients, malgré leur faim, leur soif, leur épuisement, l’odeur pestilentielle, les vers qui pullulent par endroits, leurs perspectives et rêves brisés…
Ici aussi la solidarité est de mise malgré les faibles moyens: les gens préparent des grosses casseroles de « riz sauce pois » et se mettent au bord de la route pour les personnes qui vivent l’exode ; à l’hôpital, des femmes passent avec du thé et à manger pour les accidentés qui n’ont pas de famille ici… Même s’il y a toujours des individus qui arrivent encore à profiter de la situation (des amis m’ont raconté ce qui leur est arrivé avec certaines morgues privées, c’est à vomir).
 
25 janvier 2010
 
Après avoir imaginé plein de beaux bouleversements que cette catastrophe pouvait finalement apporter à Haïti (décentralisation, développement des provinces, reconstruire mieux qu’avant), on est confrontés aux obstacles concrets et chacun est ramené à sa propre impuissance, à son découragement face à l’histoire si difficile d’Haïti et à ses désillusions (j’essaie à tout prix de me battre contre tout cela dans chacune de mes discussions, mais pas facile…). Et les Haïtiens ont si peu confiance en eux, en tant que peuple, il y a une telle méfiance et dévalorisation collective… Hier, un ami m’a dit « Finalement, que les Blancs viennent avec leur argent, qu’ils en fassent ce qu’ils veulent, mais qu’ils fassent quelque chose. Les Haïtiens ont toujours besoin que quelqu’un soit à côté d’eux pour leur dire quoi faire, nous sommes nuls.» J’essaie donc de les valoriser quant aux miracles qu’ils ont pu faire tous ces jours alors que « les secours » n’arrivaient pas, qu’ils sont intelligents, qu’ils sont capables de s’unir, et de tant d’autres choses…
Malgré cela, de belles choses se passent quand même : comme je vous l’avais dit, nous avons eu mercredi notre fameuse réunion avec les directeurs d’école de la région. Cette réunion a été superbe, de magnifiques éléments en sont ressortis, il y a vraiment une volonté de s’unir au-delà de la catastrophe, et la grande majorité des directeurs était là (même des enseignants)! Et ça, au vu des problèmes sociologiques de la zone, c’était vraiment beaucoup ! Ils étaient reconnaissants qu’on ait lancé cette initiative, car ils étaient conscients que tout le monde attendait sur les autres… et sur l’Etat… hum. Mais même l’inspecteur de la région a répondu à notre appel, il était là et c’était une excellente chose, cela donne et va donner (je l’espère) une cohérence entre notre travail et le "ministère de l’éducation", qui a toujours fait sentir son absence…
Au niveau des conclusions, les choses vont se faire plus lentement que dans mes beaux rêves, mais j’apprends à faire avec la réalité contextuelle, psychologique, sociale…
Donc en gros, nous avons décidé de nous organiser pour que chaque école puisse faire une réunion de parents durant cette semaine (les directeurs comptaient sur ce dimanche à l’église pour « la motivation »). Cette semaine servira également à préparer tous les enseignants de la région à accueillir correctement les enfants. Avec le soutien de Lorson et Esdras, j’ai donc préparé des petits séminaires de "formation" avec des éléments psychologiques et pédagogiques (idées d’activités, attitudes à avoir) et des éléments plus théoriques sur les tremblements de terre, comment en faire un contenu d’apprentissage, comment redonner espoir en donnant des exemples historiques de pays qui ont pu se reconstruire après ce type de catastrophe, car finalement, nombreux sont ceux qui n’ont pas compris ce qui s’est réellement passé.
A partir de là, on tente de reprendre toutes les écoles en même temps le lundi suivant, le 1er février (malgré les obstacles que l’Etat commence déjà à nous poser).
On va également voir pour organiser un recensement des très nombreux élèves arrivés de Port-au-Prince, pour voir quelles conséquences concrètes cela représente pour les écoles déjà surchargées, quels besoins réels nous ressentons à partir de cela… Car bien entendu, de nombreuses difficultés sont à venir : particulièrement, que va-t-on faire avec les parents qui n’ont plus aucune ressource et qui ne peuvent pas payer le minimum? Et tant d’autres problèmes… A ce titre, notre projet de construction retrouve d’autant plus toute son urgence, car les idées jaillissent dans nos esprits en continu, mais pour cela il nous faut l’espace…
Sinon, la radio fait un excellent travail ici : on donne de précieux conseils adaptés à la situation et aux différents types d’auditeurs, les ondes sont ouvertes à toutes sortes d’initiatives personnelles positives pour la communauté, les rescapés sans ondes téléphoniques ont pu passer pour dire à leur famille qu’ils étaient vivants…
 
1er février
« Nous pensions que 2010 nous apporterait enfin de bonnes choses… Eh ben le commencement n’est pas bon, non… »
« Kounye a n’ap viv, men nou pa konnen koman n’ap viv » (A présent nous vivons, mais nous ne savons pas comment nous faisons pour vivre.)
Ces deux phrases ont été prononcées par des enseignants de Liancourt lors d’une de nos 4 matinées de formation pour les préparer à reprendre leurs classes, et qui démarraient par un moment « espace de parole ». Eh oui, nous avons réussi à le faire, et plus de 150 enseignants y ont assisté au total !!!
Lundi matin, nous nous sommes réunis pour une deuxième fois avec une quarantaine de directeurs et enseignants, et presque tous avaient pu prévenir leurs parents d’élèves d’une réunion de parents. Les moyens pour les contacter étaient variés : porte à porte, églises, lieux de pratique vaudou… Nous avons alors planifié une répartition des écoles sur 4 matinées de formation de mercredi à samedi. Au programme : conseils et principes sur le rôle de l’école et de l’enseignant pour l’accueil d’enfants après un traumatisme, moment théorique sur la géologie et les tremblements de terre, et surtout plein de jeux, activités, chansons, travail de groupe… Moments magiques de partage, de yeux brillants d’enseignants, de rires, de remotivation, d’énergie unificatrice… Le tout en plein air, sous l’ombre d’un amandier géant !
Durant ces jours (ainsi que les après-midi où je travaillais avec les étudiants de l’Ecole Normale), j’ai réalisé à quel point la population était marquée par le simple fait d’avoir senti la terre trembler également chez nous (même sans dégâts physiques directs) et à quel point tant de personnes n’avaient pas compris ce qu’est un séisme, ce qui ouvre la porte à toutes sortes de mystifications, croyances et angoisses : cela signifie le retour de Jésus-Christ, ou alors c’est Dieu qui a décidé de secouer le peuple haïtien pour le punir et le « réveiller » de sa bêtise, ou encore c’est de notre faute car on a pratiqué la déforestation, donc il faut vite replanter des arbres…
D’autre part, j’ai été confrontée à un groupe d’étudiants qui refusait de rentrer dans la classe dans laquelle ils étaient lors du tremblement de terre, alors qu’aucun bâtiment n’a souffert chez nous. Ils m’ont ensuite avoué que plusieurs d’entre eux dormaient même encore sur leur cour, de peur que leur maison s’effondre, plus de 2 semaines plus tard et alors que nous n’avons pas subi de répliques.
Nous espérons donc que nos quelques apports auront une petite influence sur leur processus de « résilience »…
Sinon, une personne a rejoint notre super trio (Lorson et Esdras, les directeurs de mon école, et moi) : Louna, la femme d’Esdras, qui vivait à Port-au-Prince. Cette femme est extraordinaire ! Elle déborde d’idées, sait rebondir sur tout ce qui arrive pour en créer un contenu d’enseignement, et quand elle anime une activité, tout le monde boit ses paroles ! C’est elle qui sera la responsable de la petite « école alternative » que nous sommes en train de créer avec toute une équipe pour les élèves du secondaire qui sont rentrés de Port-au-Prince. Eh oui, encore un projet… Car effectivement, si les enfants de l’école primaire pourront s’intégrer dans les nombreuses écoles de la zone (et que nous pouvons soutenir), il y a vraiment un gros, gros problème au niveau des écoles secondaires par ici… Pour exemple, moins de 3% des jeunes se présentant au bac le passent… Et lorsque je vous parle de classes surchargées en primaire, il n’y a plus de mot pour exprimer le trop-plein du secondaire. Nous avons donc profité du retour de plusieurs professeurs diplômés et compétents de Port-au-Prince qui n’ont plus de travail pour créer cette petite structure, d’abord d’urgence pour les jeunes réfugiés, puis on verra…
Malgré ces beaux moments de vie et de travail, cette semaine a aussi été faite de moments difficiles et de découragement, de part les quelques ennuis sociologiques de la zone : certaines personnes se sont amusées à dire partout que nous désirions prendre le rôle de l’Etat (qui n’avait rien prononcé jusqu’à aujourd’hui), qu’il était « criminel » d’ouvrir les écoles « après ce qui s’était passé », allant jusqu’à parler à la radio, sans aucun argument… et dans une région où tant de gens ne sont pas allés à l’école (ou pour ceux qui y sont allés un peu, quelle école ?), où l’on n’a pas forcément appris à prendre du recul par rapport à ce qu’on nous dit, vous imaginez les retombées… Donc on en était arrivés à une situation où toutes les activités avaient redémarré chez nous, même les night-clubs, mais les écoles… Mon dieu, NON !!!
Finalement, nos efforts ont été récompensés à merveille : samedi matin, l’inspecteur de la région est passé lors de notre formation pour annoncer à tous que le ministère s’est prononcé : il faut ouvrir les écoles dès ce lundi dans tous les endroits du pays qui le permettent ! Au vu de tous les enseignants des autres zones qui n’ont pas été préparés, il nous a demandé d’éventuellement intervenir dans d’autres villes de la région, donc à voir ! Un recensement officiel va également être réalisé pour connaître la quantité d’élèves déplacés et pour savoir s’ils pensent être là à court ou long terme.
Donc en gros, je viens de vivre une semaine faite de défis, de belles satisfactions, de magnifiques rencontres, mais encore et toujours de tristesse à l’écoute des nouvelles de la capitale (comment se fait-il que 20 jours après le séisme, certaines victimes soient toujours dans la rue avec un seul et unique même drap ???? Malgré les hélicoptères qui survolent constamment la ville et qui VOIENT cela…), de frustrations (je commence à voir en grandeur nature le commerce de l’aide internationale… que sera-t-il vraiment fait pour ces milliers de frères et de sœurs qui ont faim, qui n’ont plus de toit et qui ne font que prier pour qu’il ne pleuve pas, qui ont leur vie brisée ?), de cauchemars… Et d’admiration envers ces êtres extraordinaires qui savent rester si positifs alors qu’ils sont dans un mode « survie » depuis 3 semaines. Aujourd’hui encore, je suis allée rendre visite à 2 frères victimes du séisme que j’avais rencontrés à l’hôpital (je vous parlais d’eux lors du récit de ma journée à l’hôpital) qui sont actuellement dans un « centre d’hébergement » créé pour les blessés qui ne peuvent pas rentrer à Port-au-Prince ; lors de cette visite, j’ai parlé avec Ricot, Asmick, Magaly, Pegui, qui ont des blessures purulentes qui font mal, qu’aucun docteur n’a le temps de surveiller, qui ont atterri dans cette campagne où ils ne connaissent personne, qui n’ont PAS UN FRANC pour rentrer retrouver leur maison transformée en tas de pierres, qui sont donc là en attente de « quelque chose »… et qui te disent avec un sourire si doux « oui oui, ça va pas trop mal… On est encore en vie, donc on continue, on se maintient… » et qui arrivent à s’émerveiller parce que je leur parle en créole et que je leur fais une petite blague… Quelle émotion, quelle leçon de vie…
Des exemples comme ceux-ci, j’en aurais des milliers à vous donner, comme mon ami Lova qui n’a plus rien non plus et qui veut rentrer à Port-au-Prince pour réunir plein de jeunes et faire une manifestation de joie, d’hymne à la vie qu’ils diraient dans le maximum de langues pour passer un message de courage au monde entier. Voici ce que Lova me dit à l’instant et qu’il me demande de vous écrire: « Malgré tout, nous les Haïtiens, l’Haïtienneté restera toujours notre fierté. En toute vivacité, ça ne représentera jamais une vanité. »
Pour terminer, une petite acrostiche de mon ami Lova (pour rappel, un jeune de Port-au-Prince qui vit parmi nous depuis le 15 janvier) :
Loin de ma ville natale
Irrésistible zone, me donnant le goût de vivre, encore…
A mon avis, ça vaut la peine
Ne rien dire, c’est de l’hypocrisie
Couramment, ça se voit !
On est fier de ce quartier haïtien !
Utilisable aussi pour ceux de Port-au-Prince
Raisonnablement, les autres et moi nous sommes un exemple
Tant mieux, puisqu’on est déjà là !
 
 
10 février
Pour commencer avec le sourire, voici un sms que mon ami Guscard m’a envoyé un soir de la semaine passée : « Ce soir, j’ai approximativement plus de 20 jours à explorer les multiples splendeurs du ciel et des rayonnements stellaires, j’aurais aimé que tu prennes part à cette admiration mais dommage tu ne peux pas. » En effet, pauvre Céline qui dort sous un toit, hihii ! Ce magnifique message plein d’ironie et de finesse montre bien l’acharnement de nos amis Haïtiens à toujours voir le bon côté des choses !
Je vous parlais des difficultés que nous avions rencontrées dans la région, des résistances face à notre enthousiasme à reprendre l’école, à nous réunir avec les enseignants… Car en effet, soit les gens sont jaloux d’un prestige que nous pourrions avoir (ce qui nous passe à 1000 lieues au-dessus de nous), soit ceux qui sont mal intentionnés (et malheureusement, je réalise petit à petit que cela existe…) ont tout intérêt à garder la population non-éduquée et ignorante pour mieux la manipuler… Dit comme ça, cela semble bête, mais cela est bel et bien une réalité, j’en fais le constat malgré moi. Eh ben, tout ça pour vous dire que finalement, nous avons été récompensés symboliquement : l’inspecteur officiel de la région nous a montré sa reconnaissance en nous invitant à une énorme réunion de tous les directeurs d’école de la commune (environ 200 personnes). Il nous y a publiquement remercié d’avoir pris les devants de l’Etat et nous a demandé d’y intervenir concernant nos conseils psychologiques et pédagogiques.
Malgré cet avancement, les phénomènes psychosomatiques se font de plus en plus sentir autour de nous… Une de nos étudiantes a « perdu » tous ses cheveux sur l’arrière de sa tête : alors que ses cheveux arrivaient avant jusqu’à la nuque, ils ne mesurent actuellement plus que quelques millimètres, c’est assez touchant. Et ce n’est qu’un exemple parmi ceux que j’entends chaque jour…
Ce week-end, j’ai décidé de descendre à Port-au-Prince pour passer du temps avec mes amis de là-bas (et peut-être aussi pour arrêter de bouffer mon énergie à essayer d’imaginer « comment c’est » pour eux…). Comment vous résumer ce week-end fait de tant d’émotions, allant des plus belles et intenses aux pires, de tristesse, de découragement, d’incompréhension… ?
En effet, belles émotions de voir la manière dont les gens (et j’insiste : LES HAITIENS) se sont organisés pour s’entraider en dépit de tout, de voir comme chaque personne qui avait une cour disponible l’a transformée en petit centre d’hébergement avec les moyens du bord, de sentir de si belles ambiances de fraternité créées dans ces lieux… Emotions incroyables de jouer aux cartes avec les enfants, de discuter avec tout un chacun, de partager des idées, des rires, de l’humanité, de la tendresse… Au sein de cette misère, des moments de bonheur si simple, si intense, si vrai…
Mais émotions d’une autre nature en voyant qu’au bout d’un mois, rien n’a bougé pour des milliers de personnes : la nuit venue, ils déplient un drap qu’ils étendent au bord de la route et sur lequel ils se couchent avec leurs enfants, leurs bébés… D’autres se sont réunis sur des places et ont créé des petits « abris » constitués d’un drap accroché à quatre bouts de bois tenant en équilibre. AU BOUT D’UN MOIS… Et ils attendent… ils attendent « les dons », ils attendent qu’on leur donne la possibilité de faire quelque chose…
Emotions de voir cette ville transformée en « ville-cimetière », faite de ruines et de tas de roches… où la vie doit toutefois reprendre, et où elle a bel et bien repris pour ceux qui le peuvent, avec les moyens du bord (vendeurs de rue, marchands, chauffeurs de taxi et taptap…).
Dimanche soir, alors que je m’étais gentiment endormie à la belle étoile dans la cour de mon ami Djimy, qu’est-ce qui me réveille à 23h ? LA PLUIE… La première depuis le 12 janvier… Pour ma part, j’ai pu m’abriter sous une bâche, mais comment ne pas pleurer de désespoir quand on pense à tous les autres… En 5 minutes, leur drap a le temps d’être trempé, ainsi que le vêtement qu’ils portent (pour certains, le seul et unique, je vous jure, je l’ai vu de mes yeux)… et à 3h du matin, il fait froid, vraiment. Enfin, Horrible.
A partir de ce genre d’expériences, à partir de tout ce que j’ai pu voir et entendre, je me suis mise à réfléchir encore plus qu’avant (était-ce possible ????), et là, il devient difficile de ne pas juger…
… Ne pas juger les aides internationales qui amènent du riz américain en masse, alors qu’en Haïti, IL Y A DU RIZ. Pourquoi ne pas faire fonctionner le marché local, pour faire vivre les cultivateurs des provinces qui ont accueilli de nombreux réfugiés avec si peu de moyens ?
… Ne pas juger les soldats américains qui se tiennent en groupe, immobiles, près des centres de distribution avec leur mitraillette au bras et aucun sourire… Sommes-nous en guerre civile ? Les Haïtiens sont-ils des chiens ? Les gens sont mal, les gens ont PEUR, ils sont terrorisés et traumatisés, les gens ont faim… et on se met devant eux avec des mitraillettes. 
… Ne pas juger les ONG qui ont apparemment des milliers de tentes à disposition, mais qu’on NE VOIT PAS sur le terrain. Qui les utilisent, où sont-elles ? Comment va-t-on gérer les prochaines pluies ?
… Ne pas juger l’aide internationale en général quand on traverse des quartiers entiers qui dépérissent, sans abris, sans nourriture, où les besoins sont faits sur place… et qui attendent toujours une assistance, aussi petite soit-elle.
… Ne pas juger, car j’ai envie de croire que chacun fait son possible, et que moi-même, avec mes belles théories que j’ai développées au fil des jours sur l’aide, je ne fais pas mieux … tout en faisant au mieux aussi.
 
A tous mes amis qui sont partis
Puisque nous ne vivons plus ensemble,
Puisque la vie en a décidé autrement,
Puisque tout a changé,
Puisqu’aujourd’hui, vous me manquez plus que tout,
Puisque tout est fichu, et la vie continue malgré tout,
Puisque nous avons tout perdu,
Puisque ce qui nous reste demeure dans nos cœurs et dans nos pensées,
Puisque sans vous, nous sommes incomplets, indécis, déprimés, corps et âme pour le reste de notre vie,
Puisque nous sommes voués au malheur, au traumatisme, à la tristesse, au désespoir, à un cauchemar existentiel et continu,
Nous partageons nos pleurs et nos regrets qui restent intarissables à votre égard !
Que Dieu ait pitié de vos âmes !
Guscard, 20 janvier 2010
 
22 février
La vie « normale » a vraiment de la peine à reprendre en Haïti. Chaque jour, le quotidien se fait plus compliquée et plus misérable pour tout un chacun : la pluie ; les secousses qui continuent ; une école au Cap Haïtien qui a été écrasée par un glissement de terrain (rien à voir avec le tremblement de terre, mais vous pensez bien la réaction de la population : toutes les écoles de la ville se sont refermées, et on ne sait pour combien de temps…) ; les possibilités économiques qui se font de plus en plus rares pour tant de familles; la faim qui sévit ; des conflits qui éclatent entre protestants et vaudouisants ; tous ces étudiants qui sont dans la rue, démunis, avec leur livre d’anglais pour ne pas « trop » perdre leur temps ; les blessures du tremblement de terre qui sont mal soignées et qui ont pour conséquence des amputations de membres ou des apparitions de vers dans les plaies (c’est le cas de certains de mes amis, je l’ai vu et me suis révoltée)…
Le week end du 12 au 14 février, expérience assez intéressante à vivre : le gouvernement a décrété 3 jours de jeûne et de prière nationaux. Incroyable mais vrai, il faut s’imaginer un pays entier qui « s’arrête » : toutes les boutiques fermées, plus de transport, pas de marché… et une drôle d’effervescence dans la rue, où on surveille qui va prier ou pas, combien de temps, qui mange quand même ou pas…et ce avec beaucoup d’humour ! Ambiance assez plaisante dans mon village, mais pratique qui me questionne quand même sur le fonds… Demander de jeûner à tant de gens qui ne peuvent pas manger une fois par jour en ce moment… Et le pire pour moi, c’est quand, le dimanche soir, à peine les sessions « prières » terminées, un ami qui loge sous un drap à Port-au-Prince m’appelle, en pleurant, en me disant qu’il pleut à verse… Et que lundi matin, on apprend que cette école du Cap Haitien s’est effondrée à cause de la pluie, faisant 4 enfants morts et de nombreux blessés… Après 3 jours où le pays entier n’a fait qu’implorer Dieu… ça me questionne, tout ça…
Pour les personnes qui nous ont soutenus à travers le fonds « tremblement de terre » : A la base, j’avais décidé de remercier chacun de vous individuellement, mais je vous avoue que là, je n’y arrive pas, malgré tous les stratagèmes que j’ai imaginés pour créer des heures dans mes journées. Je tiens donc à exprimer mon infinie reconnaissance à chacun d’entre vous (et je vous promets que j’ai chacun de vos visages devant les yeux). Voici le petit mot que j’avais préparé :
 
Le 12 janvier dernier, en quelques secondes, la vie en Haiti s’est écroulée. Dans un pays où tout était déjà tellement difficile pour tant d’êtres humains, soudain « survivre » est devenu un défi en soi.
Je tiens donc à te remercier infiniment pour ta généreuse réponse à notre appel et pour la confiance que tu nous as faite, dans une période où l’embarras du choix régnait concernant la question « A qui donner de l’argent ? ».
Grâce à toi nous avons pu récolter plus de 10’000 francs, que nous sommes en train d’utiliser dans différents micro-projets. La priorité que nous nous sommes donnée est le soutien aux plus démunis, n’ayant pas de possibilité de recevoir une autre aide extérieure.
– Nous avons déjà apporté un soutien à 200 familles de notre région qui ont dû accueillir de nombreuses personnes réfugiées de Port-au-Prince, dans le but qu’elles puissent acheter de la nourriture pour tous.
– Lors de nos voyages à Port-au-Prince, nous avons à chaque fois acheté de grosses quantités d’eau, de riz et de légumes à distribuer dans le quartier de Lorson et Esdras, totalement dévasté et où aucune aide n’a encore été apportée.
– Toujours dans l’aide d’urgence, nous avons pu permettre à un ami de Port-au-Prince vivant sans aucun abri sur une place publique, de construire une petite maison de tôle pour lui et son entourage proche.
– D’autre part, nous avons ouvert une école secondaire alternative pour les jeunes rentrés de Port-au-Prince, afin de leur offrir un enseignement de qualité sans saturer les autres écoles de la région, surpeuplées et rencontrant tant de problèmes à tous les niveaux. Le fonds « tremblement de terre » nous a permis de couvrir quelques premiers frais de démarrage et les premiers salaires des enseignants, également sinistrés de Port-au-Prince.
Et bien entendu, de nombreux autres projets sont en cours (comme des appuis à la reconstruction pour des personnes très pauvres d’un village voisin, dont les maisons se sont effondrées). Je te tiendrai au courant des différentes choses qui auront pu être réalisées.
A présent, pour réellement aider la communauté avec nos compétences propres, il nous faut absolument poursuivre notre projet de construction d’école, devenu encore plus nécessaire et urgent. Pour plus d’informations, tu connais certainement notre site internet : www.revedepaix.org. Si tu souhaites nous soutenir à tout moment, n’hésite pas à nous verser un petit « quelque chose » sur le CCP d’Eirene 23-5046-2 avec la mention « construction ENL », tous les fonds seront utilisés pour ce projet capital.
 
Quelques liens utiles : http://www.eirenesuisse.ch/ et www.revedepaix.org

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