Forum Social Mondial à Belém du Para, au Brésil: “PLUS QUE JAMAIS, MISER SUR L’IMAGINATION »

 
 
Q : Un nouveau Forum Social Mondial (FSM) est en préparation, cette fois à Belém, une ville de l’Amazonie brésilienne. Que peut apporter de nouveau cette scène particulièrement « provinciale » de l’intérieur du Brésil à la réflexion globale altermondialiste ?
R. Le choix s’est porté sur Belém en mai 2007, durant une session du Conseil International – l’espace de facilitation du FSM – qui s’est déroulée à Berlin. Deux facteurs ont joué dans ce choix. Le premier – mais pas le principal – a été le retour au Brésil, afin de récupérer une certaine visibilité internationale. Il faut se rappeler qu’en 2006 ont eu lieu trois forums décentralisés, au Mali, au Venezuela et au Pakistan. En 2007, le FSM s’est déroulé à Nairobi, au Kenya. Et en 2008 se sont déroulées de nombreuses initiatives et activités en de multiples endroits de la planète. Tout s’est très bien passé, mais cela a eu moins d’impact que les forums précédents réalisés entre 2001 et 2004 à Porto Alegre (Brésil) et en 2005 à Mumbai (Inde). On cherche donc en 2009 à retrouver la très importante participation des cinq premiers rendez-vous, ainsi qu’à récupérer et à transmettre l’énergie mobilisatrice de ces premières rencontres. On mise sur le fait qu’au Brésil certaines dimensions-clé, comme l’horizontalité, la diversité ou la multiplicité des protagonistes sont assez bien enracinées et qu’il n’y a pas à craindre des problèmes de compétition partisane ou de manque de transparence entre les organisateurs et les financeurs du forum.
Cependant, je suis persuadé que le facteur décisif pour le choix de Belém est lié à la valeur symbolique d’une rencontre mondiale en Amazonie. Cette région est en effet sous la pression constante des forces les plus sauvages du capitalisme, avec la dévastation de la forêt, l’exploitation irresponsable de l’environnement – pour répondre aux « nécessités » du marché mondial -, l’assassinat de paysans et d’indigènes, ou encore le fait que la présence du crime organisé et des grands propriétaires y est plus forte que celle de l’Etat.
 
Une autre relation entre l’homme et la nature
 
Q : Et en même temps, avec une présence active des acteurs et des mouvements sociaux ?
R :Tout-à-fait. L’Amazonie exprime également la possibilité d’établir une autre relation entre l’être humain et la nature. Malgré les coups brutaux du modèle économique dominant, 80% de la forêt est encore debout. Les mouvements sociaux et une société civile organisée sont présents activement, de manière capillaire, dans toute cette vaste région. Même dans de petites villes ou de petits villages, on trouve des groupes de femmes actifs ou une organisation de *Quilombolas*. La population indigène, qui conserve son héritage culturel, conquiert des réserves naturelles. Il y a également une forte présence de groupes qui sont liés à la nature, à sa protection et à la production alternative : des coopératives d’extraction durable, d’agriculture biologique, des campements paysans, des organisations de commerce équitable ou encore d’échanges solidaires.
En somme, l’Amazonie est un double symbole, tant de la destruction de la planète – ce qui implique entre autres des catastrophes climatiques majeures – que de la possibilité d’un autre type de civilisation post-capitaliste. Et dans ce contexte, Belém est la ville de la région qui offre les meilleures conditions d’infrastructure et d’accès, par rapport à Manaus ou Iquitos au Pérou, par exemple.
 
Q : N’existe-t-il pas le risque que la réalité politique interne du Brésil conditionne la réflexion plus ample sur les grands thèmes sociaux ?
R : Je ne crois pas. La société planétaire est confrontée à une crise complexe: s’y mêlent des éléments environnementaux, alimentaires ou encore énergétiques. Je pense que c’est cela qui sera déterminant. Il faut voir si les idées et les alternatives qui se construisent en Amazonie seront écoutées et incorporées dans d’autres sociétés de la planète. C’est là, à mon avis, le grand défi de Belém.
 
 
Un alter-mondialisme rénové
 
Q. Plusieurs voix caractérisent les forums sociaux comme des espaces épuisés. Particulièrement après des expériences « faibles » comme le dernier Forum Social Européen, réalisé en septembre à Malmö, en Suède. Quelle est votre opinion à ce sujet ?
R : Mon impression est totalement différente. Je ne constate pas un épuisement des forums et de l’alter-mondialisme. Ce terme est utilisé, en général, par ceux qui pensaient que le FSM allait se convertir en une sorte de Ve Internationale. Un groupe d’intellectuels a lancé en 2005 à Porto Alegre un Manifeste, et plus tard la Déclaration de Bamako en 2006. Ils proposaient que, pour gagner en efficacité, les forums réduisent un peu leur diversité et se concentrent sur un nombre plus petit de thèmes, qui devraient être capables, pensent-ils, de déclencher des actions véritablement anti-systémiques. Et ils proposaient de transférer l’axe de la lutte pour les transformations à une série de gouvernements progressistes, comme celui de Chavez au Venezuela. Comme ces idées n’ont pas trouvé un terreau favorable dans les forums, ils ont lancé la thèse de l’« épuisement » et de la nécessité d’un « post-alter-mondialisme ».
Bien que je respecte et admire beaucoup plusieurs personnes qui partagent cet avis, je crois qu’ils n’ont pas bien saisi certaines caractéristiques novatrices des forums, et que pour cette raison ils reproduisent, dans une nouvelle réalité, certaines formules anciennes. La nouvelle culture politique qui surgit des Forums Sociaux ne reconnaît pas la centralité de la prise du pouvoir institutionnel pour mener à bien des changements, ni celle de la représentation – c’est-à-dire l’expression de nos désirs de nouveaux projets en les transférant à un parti politique, que ce soit à travers le vote ou à travers l’insurrection.
Les gens qui viennent aux Forums pensent dans leur majorité qu’il est nécessaire de faire de la politique 365 jours par année, même si c’est au travers d’actions locales et limitées. Ce sont des personnes qui s’orientent dans leur pratique quotidienne grâce à des valeurs comme l’égalité – non pas dans l’homogénéité, mais bien dans la diversité – qui n’acceptent pas les relations hiérarchiques, qui désirent une nouvelle attitude envers la nature…. Et qui essayent également de faire en sorte que ces idées trouvent un écho croissant dans l’opinion publique.
 
 
Le déficit de l’alter-mondialisme
 
 Q : Est-ce que votre optimisme reconnaît néanmoins des insuffisances et des faiblesses dans ce processus ?
R : Bien sûr. Je crois que nous sommes en retard dans une tâche indispensable. Si nous croyons dans ces voies nouvelles, nous devons pouvoir articuler la force nécessaire afin d’obtenir ces changements. C’est-à-dire, il nous faut pouvoir déclencher et mener à bien des campagnes et des actions plus significatives. Si nous disons que toutes les actions locales de production biologiques sont valables, il faut en même temps lutter pour de nouvelles règles de commerce internationales Et cette articulation d’actions locales, dans le but de réussir à organiser des campagnes qui aient un effet plus global, nécessite de la théorie. Si nous continuons à répéter toujours les mêmes choses, sans nous atteler à l’effort nécessaire à la mise en marche d’actions plus audacieuses, les secteurs de nos différents sociétés qui sont ouverts et réceptifs à nos valeurs pourraient se décourager. Et c’est là, à mon avis, la cause de certains Forums Sociaux affaiblis.
 
Q : Si nous revenons à la crise actuelle, jusqu’à quel point le diagnostic de ce qui est en train de se passer peut prévaloir, à Belém, sur, justement, cette tentative de trouver des propositions plus audacieuses, ayant un impact plus grand ?
R : De manière paradoxale, si je pouvais choisir, je crois qu’il serait mieux que la crise arrive un peu plus tard, et que les mouvements sociaux aient un peu plus d’expérience dans les nouvelles formes de transformation sociale. Mais il s’agit, de fait, d’une hypothèse absurde. La crise est là, aujourd’hui. En conséquence, la construction d’alternatives doit être faite maintenant, en rapport avec la rapidité et la profondeur de la crise. Y parviendrons-nous ? Je ne sais pas, mais nous devons essayer.
 
 
Le défi du FSM de Belém
 
 
Q : Comment faire ? Dans quelle direction aller ?
R: Le chemin consiste à plaider pour l’imagination. Cela implique deux idées principales. La première : Nous devons dépasser maintenant bien plus rapidement une culture politique qui priorisait la dénonciation, en renvoyant la construction de nouveaux rapports sociaux aux lendemains du “grand soir”, après la conquête du pouvoir. Une telle position est particulièrement tragique en temps de crise, lorsque les gens – souvent désespérés – ont besoin plus que jamais de réponses concrètes. Si nous ne leur offrons pas ces réponses ou que nous nous bornons à dénoncer le système, sans proposer une issue, on court le risque de voir les gens chercher des alternatives dans les positions simplistes de l’extrême droite. La deuxième : Le mur idéologique qui empêchait la recherche de nouvelles voies s’est volatilisé. Les Etats-Unis ont investi jusqu’ici 5 billions -Millions de Millions- de dollars pour éviter l’implosion du système financier. En soi, cette réalité dément l’idée selon laquelle les Etats “dépensent seulement ce qu’ils recueillent”. Non, l’Etat – seul émetteur actuel d’argent – redistribue (ou reconcentre) aussi la richesse par des interventions fiscales et monétaires.
Nous avons donc le droit de nous demander comment il est possible d’attribuer 5 billions de dollars pour sauver les banques, et pas une quantité similaire pour assurer une vie digne à tous ¿ Cela représenterait 770 dollars par habitant de la planète (ou 2,1 dollars par jour, durant une année).
Aujourd’hui, selon la Banque mondiale, 2,7 millions de personnes survivent sur cette terre avec moins de 2 dollars par jour et 1,1 million avec moins de 1 dollars par jour.
Nous pouvons aussi demander: pourquoi ne pas affecter ces 5 billions pour créer des infrastructures et des services publics à l’échelle mondiale ? Nous devons prendre l’initiative pour démontrer, avec des chiffres des Nations Unies, que ces ressources seraient suffisantes, par exemple, pour réduire la faim dans le monde; pour diminuer significativement la contagion ou les morts provoquées par des pandémies et des maladies comme le SIDA ou la diarrhée; pour préserver les forêts ; pour assurer une éducation élémentaire universelle; pour promouvoir l’accès public à Internet; pour promouvoir la construction de centrales d’énergie éoliennes. Nous pouvons faire des propositions concrètes, telles que la formule 1+1+1: pour chaque centime utilisé pour sauver le système financier, les gouvernements devraient investir aussi un centime pour des infrastructures et des services publics et un autre centime pour des programmes de redistribution des ressources à l’échelle mondiale.
Et pour articuler de telles réponses, l’espace du Forum social mondial n’est pas seulement une nécessité, mais une opportunité. Là réside le défi énorme du FSM de Belém de Pará.
 
 
*Sergio Ferrari
traduction Matthieu Glayre
Service de presse E-CHANGER
 
 
 
Encadré
 

Répétition ou nouveauté ?
 
Les organisateurs ont récemment annoncé les axes thématiques  du FSM 2009. D’une certaine façon, ils ne sont pas très différents de ceux des forums précédents. Selon Antonio Martins : « Ces axes thématiques n’ont jamais eu une grande importance dans les forums sociaux. Ils sont avant tout une référence, un moyen qui permet d’articuler entre elles des activités liées aux mêmes thèmes, mais développées à partir de différents endroits du monde, par différentes organisations.
Je pense que le défi va au-delà des axes thématiques prédéfinis. Il s’agit de répondre de manière concrète et effective aux défis sociaux et politiques principaux qui surgissent de l’actuelle crise économico financière mondiale. Je dis cela pour plusieurs raisons. Premièrement, parce que cette situation impliquera des conséquences dramatiques au niveau du chômage, de la de structuration de la production, des attaques aux droits sociaux, de la délocalisation de la production en suivant la règle des moindres salaires, etc. Il s’agit là d’un cadre qui pourrait engendrer un « bouillon de culture » duquel risquent d’émerger de nouvelles formes de fascisme et de racisme chauvin, qui pourraient nous faire penser que le voisin est le responsable de nos problèmes et de nos douleurs, ou encore qu’il est nécessaire de donner le pouvoir à un chef afin de pouvoir faire face à cette crise.
Deuxièmement, parce qu’en même temps – et de manière presque contradictoire à ce que j’ai signalé précédemment – est en train de s’ouvrir une fenêtre unique d’opportunités inédites, en tout cas depuis le début du siècle passé. C’est un moment opportun pour démontrer l’échec des valeurs et des logiques capitalistes, et en particulier pour proposer des alternatives viables pour l’ensemble de la planète. La crise a révélé que les marchés sont incapables de s’autoréguler, et encore moins de réguler les sociétés. Ainsi, le prix Nobel d’économie, Joseph Stiglitz, a comparé la dimension de la crise actuelle du capitalisme avec celle qu’a constitué la chute du Mur de Berlin pour le socialisme réel des anciens pays de l’Europe orientale. Et le développement de cette crise va encore mettre à nu d’autres contradictions typiques du système. Entre autres, les inégalités en tant que phénomène qui se trouve derrière la production des marchandises, ou encore l’aliénation, c’est-à-dire la production et la consommation détachées de la conscience.
Ce qui rend difficile de profiter de cette fenêtre d’opportunité est le fait que la reconstruction d’une théorie de l’émancipation et du post-capitalisme est quelque chose qui n’a commencé que très récemment. Nous avons appris beaucoup à partir des convergences qui se font lors des Forums Sociaux Mondiaux. Nous savons par exemple qu’il est possible de faire germer les graines du post-capitalisme, même au cœur de l’hégémonie du système ; qu’il est possible de cultiver des logiques alternatives ; qu’il est indispensable d’articuler des milliers d’actions transformatrices – même parfois très locales et par moment ingénues – afin de les convertir en actions de caractère mondial et puissant ; que les personnes qui peuvent participer à cet effort sont aussi diverses que nombreuses. La question clé est la suivante : avons-nous déjà atteint la masse critique capable de multiplier tant nos actions que nos réponses à la crise ? » (Sergio Ferrari)

 
 

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