Gilbert Rist : « C’est la part du dieu qui est prioritaire et qui constitue un besoin fondamental »

Deuxième partie de l’interview de Gilbert Rist, professeur honoraire à l’IUED de Genève, le paradigme de la notion de développement est revu et critiqué dans son acceptation la plus large. Gilbert Rist ramène le débat à ce qui est vérifiable aujourd’hui : une crise écologique et climatique.

Pensez-vous que le paradigme même de la notion de développement dans ces pays va pouvoir évoluer à travers différentes formes d’échange interculturel ? Le développement a-t-il une chance de s’extraire de cette logique de capitalisation des biens et des savoirs ?

J’ai souvent demandé aux étudiants venus soit des hauts plateaux andins, soit d’Afrique de réfléchir à la manière dont ils pourraient expliquer, de retour au village, à leur grand-mère qui ne parle aucune langue internationale, ce qu’est le « développement » Comment traduire le mot « développement » ? Ce qui pose de redoutables questions parce que, le plus souvent, dans les langues vernaculaires, il n’y a pas de mot pour signifier à la fois la croissance économique infinie –  qui constitue la pierre angulaire de notre système de développement – et notre vision prométhéenne du progrès. Vont-ils pouvoir changer les choses ? Je ne le pense pas parce qu’actuellement les gens au pouvoir en profitent directement, et n’ont donc aucune raison de changer.

De toutes façons, si les politiciens voulaient changer la donne, ils ne le pourraient pas à  cause des pressions exercées par la Banque mondiale, le FMI  l’OMC ou le système boursier. S’ils essayaient de ne pas jouer le jeu, ils seraient pénalisés, eux et leur pays. On retirerait les investissements faits chez eux. Tout le monde est aujourd’hui pris dans cette spirale. C’est bien cela le problème.

Cette spirale amène-t-elle inéluctablement à une forme de rupture ?

La première rupture va advenir sur le plan écologique. Nous sommes effectivement arrivés à un seuil sans précédent de changement climatique, de désertification.

J’ouvre une parenthèse. On dit qu’il faut stimuler la croissance économique pour permettre aux pays sous-développés de satisfaire leurs besoins fondamentaux et nourrir les bouches supplémentaires toujours plus nombreuses. Or, les causes de ce qu’on appelle la « pauvreté » ne proviennent pas d’un manque de croissance économique, mais du fait que les grands fleuves sont pollués, que les déserts avancent et que le climat est bouleversé. En Afrique, on peut aisément observer des parcelles de terrain qui étaient cultivées et qui aujourd’hui sont abandonnées au désert. Sans oublier les guerres, les bandes armées qui terrorisent les populations et le grand nombre de réfugiés. Les gens ne s’en sortent pas à cause de tous ces phénomènes qui n’ont strictement rien à voir avec la croissance économique.

Ces changements climatiques et écologiques vont nous obliger à remettre en cause notre fonctionnement économique et social. Faut-il attendre la catastrophe pour réagir ? On croit toujours que le développement va nous sauver. Certes, certains  marxistes affirment que le capitalisme va, à terme, imploser parce que il est de plus en plus difficile d’extraire de la valeur. Le système devrait par conséquent s’épuiser par lui-même. Mais ce ne sont que des théories. Restons plutôt fixés sur ce qui est constatable dans nos vies – c’est-à-dire les problèmes écologiques vécus aujourd’hui.

Qu’est-ce qui vous dérange dans l’idée que le développement s’articule autour de la satisfaction des besoins fondamentaux ?

La notion de « besoin » est absurde. Personne ne sait ce que sont les « besoins fondamentaux ». Si vous dites : il faut manger, boire et dormir, vous trouvez aussi cela dans un jardin zoologique. Les singes, les lions, les éléphants et tous les animaux ont donc les mêmes « besoins », que nous.  Mais la vie humaine est quand même différente !

Toute l’anthropologie montre que, dans n’importe quelle société, c’est la part du dieu qui est prioritaire et qui constitue un « besoin fondamental », avant que les hommes ne disposent du reste. En Afrique,  même si vous êtes très pauvre et avez de la peine à trouver de quoi manger, lorsque votre oncle meurt, vous allez devoir organiser une fête prodigieuse. Le besoin fondamental dans ce cas sera celui de gaspillage, de la fête et de la célébration. Les experts en « développement » s’offusquent du fait que, dans les favelas, la population privilégie l’achat d’une télévision au lieu de satisfaire ses « besoins fondamentaux ».Ce qui montre qu’ils n’ont rien compris à la reconnaissance sociale, qui est fondamentale. Donc, les besoins ne sont pas déterminés par le nombre estimé de calories par jour, ni celui de mètres de tissu qu’il faut acquérir pour s’habiller.

La notion de « besoin » a toujours été floue et indéfinissable. Fonder une théorie sur cette notion, comme le fait la « science » économique –, qui nous explique que les besoins de l’Homme sont illimités et que les ressources sont rares – illustre bien le paradoxe dans lequel nous nous trouvons. Une fois que vous avez dit cela, vous êtes partis pour promouvoir la croissance économique afin de  satisfaire des besoins illimités. Transformer la nature, exploiter le monde devient une nécessité. L’anthropologie montre clairement que la notion de « besoin » constitue une vision déformée de notre société, comme si celle-ci avait existé de tous temps, comme si tous les hommes avaient vécu dans cette perspective.

L’ouvrage de Marshall Sahlins : « Age de pierre, âge d’abondance » démontre que les prétendus « sauvages » ne connaissent pas la rareté tout en travaillant de deux à quatre heures par jour. Il n’y a d’ailleurs pas de mot, dans de nombreuses sociétés, pour désigner le « travail » tout simplement parce que le travail, le jeu et les relations sociales sont intimement imbriqués. En deux à quatre heures par jour, ils ont fait ce qu’il faut pour pouvoir vivre. Chez nous, plus vous êtes haut placé, plus vous êtes un « top manager », plus vous passez d’heures à travailler. Nous sommes aujourd’hui dans une société complètement aliénée par le travail. J’estime que nous pourrions nourrir toute la planète en travaillant deux fois moins.

Ce type de discours sera probablement critiqué par la majorité des professeurs d’économie qui n’ont jamais fait d’histoire économique ni d’anthropologie. Pour beaucoup, la voie de la croissance économique est inévitable et nécessaire. De mon point de vue, il nous faut replacer l’économie (la « réenchâsser », disait Polanyi) à l’intérieur des relations sociales et non pas le contraire.

Propos recueillis par Olivier Grobet

Fragments de paroles

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