Gilbert Rist : « J’ai vécu cette période très enthousiaste des années 60 où les Nations unies lançaient la « décennie du développement ». »

Gilbert Rist, professeur honoraire à l’IUED de Genève, n’en est plus à alimenter de vaines illusions. Sceptique et bousculant les bien-pensants, il revient sur son parcours et l’évolution observée de la notion de développement.

Quel est votre parcours en quelques mots ?

En résumé, j’ai commencé par enseigner le droit international en Tunisie. C’était quasiment dans une autre vie – dans les années 60. Lorsque je suis revenu à Genève, j’ai occupé un poste d’enseignant, puis je suis devenu directeur du Foyer John Knox, puis du Centre Europe – Tiers-Monde. J’ai consacré ensuite du temps à ma thèse. Puis j’ai travaillé pour l’Université des Nations unies – avec un bureau à Genève. A la fin des années 70, je suis venu à l’IUED (Ndlr. Institut universitaire d’études du développement de Genève). Depuis 2003, je suis professeur honoraire – comme on dit chez nous– c’est-à-dire à la retraite.

Votre vision de la notion de développement est assez large…

Il est vrai que j’ai participé à beaucoup de travaux sur le thème du développement, notamment à propos des ONG suisses. J’ai vécu cette période très enthousiaste des années 60 où les Nations unies lançaient la « décennie du développement ». On espérait que, dix ans plus tard, toutes les nations seraient considérées comme développées. On n’en est toujours pas là aujourd’hui.

Au milieu des années 70, j’ai pu observer aussi tous les changements survenus au niveau de l’idéologie du développement avec l’arrivée en force des – je dirais – « humanitaires » : Médecins sans frontières, Médecins du Monde, etc.,qui ont inversé la problématique du développement. Au lieu de s’attaquer aux causes du sous-développement (ce qui avait été très largement une démarche politique), on préféra donner la priorité au fait de panser les plaies liées au « développement ».

Lors de mon mandat à l’Université des Nations unies, j’ai eu la chance de travailler avec Johan Galtung J’ai donc vu comment fonctionnait ce système. On dit finalement qu’il y a 200 familles qui gouvernent la France. Personnellement, j’ai pu approcher les  quelque 50 personnes qui fabriquaient, à l’époque, les théories de développement pour les Nations unies. Il n’y en a guère plus.

Ayant assisté à toute cette évolution, dans les années 80, lorsque nous nous sommes rendu compte que le développement ne fonctionnait pas aussi bien que nous l’espérions, une équipe de l’IUED composée de Fabrizio Sabelli, Marie-Dominique Perrot, Gérald Berthoud, Jacques Grinevald et d’autres  avons commencé à faire la critique du développement. C’est dans ce cadre que nous avons lancé en 1986 notre fameux livre : « Il était une fois le développement » qui a été censuré par le directeur d’alors. Nous avons alors publié cet ouvrage en dehors de l’Institut Nous constituions une équipe critique sur les perspectives du développement.

Comment analysez-vous l’évolution du développement jusqu’à nos jours ?

Plutôt que d’analyser l’évolution, je dirais que le problème majeur a toujours été que le développement n’est que rarement défini. Comme si tout le monde savait ce que cela signifiait. Lors de sondages parmi les étudiants de l’IUED, à cette question, ceux-ci répondaient par la satisfaction des besoins fondamentaux, l’épanouissement personnel, la maîtrise de sa propre histoire, etc. D’accord. C’est très bien. La majorité peut s’accorder à ce niveau. Sauf que cela ne constitue toujours pas une définition. On parle du développement comme ce qui devrait être, ce qu’on espère, ce que l’on attend ou souhaite pour l’ensemble du monde. Alors qu’il faut le définir à partir des pratiques sociales. Mon effort a été de trouver une définition sociologique selon ce que Durkheim appelle les conditions de la définition, c’est-à-dire regarder ce qui est ou ce qui se passe, que tout le monde peut constater et vérifier.

Finalement, j’ai une longue définition que je peux résumer en une phrase : « Le développement est la transformation des relations sociales et de la nature en biens et services marchands pour la demande solvable ». Si vous voulez savoir ce qu’est le développement, il ne faut pas aller au Botswana parce qu’il n’y en a pas ou peu. Il faut voir ce qui se passe ici.

Au Nord, la transformation de la nature est évidente. Même l’eau du lac, il faut la payer lorsqu’elle arrive au robinet. Le terrain de même. La terre, l’eau… la nature est devenue un bien marchand (ce qui, historiquement, n’a pas toujours été le cas). Cela constitue la base de notre logique de développement. Aujourd’hui les nouveaux produits commerciaux sont la biodiversité, les banques de semences, les nanotechnologies, le brevetage de la nature, etc.

Il en va de même pour les relations sociales. Cela a commencé au milieu du XIXème siècle avec le salariat. Concrètement, je disais aux étudiants qu’ils étaient entrain d’apprendre à savoir se vendre. La prostitution est bien sûr condamnée par les autorités et la morale, mais nous sommes tous dans un régime de prostitution généralisée parce que nous devons nous vendre sur le marché de l’emploi.

Les autres relations sociales qui se marchandisent se remarquent au fait que vous pouvez gagner de l’argent avec tout et n’importe quoi. A la Migros (N.d.l.r. : supermarché suisse), par exemple,  il y avait des cours de « walking » pour apprendre à se promener…. Voilà ce que l’on considère comme un pays développé : un pays où il y a des banques en tout genre. Tout doit être transformé en biens marchands. Il faut élargir le champ de la marchandise. C’est ce qui s’est passé dans les pays développés et qui les caractérise à mon sens.

Dieu merci, tout le monde n’est pas encore développé. Il existe encore des lieux où les relations sociales et l’accès à la nature ne sont pas encore marchandisés.
Propos recueillis par Olivier Grobet

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