Gilbert Rist : « Nous avons remplacé la colonisation par les organisations internationales. »

Troisième partie de l’interview de Gilbert Rist, professeur honoraire de l’IUED de Genève, l’universalisme et l’auto-détermination sont rediscutés. L’esprit critique de Gilbert Rist le ramène inexorablement aux concepts et aux constats de la réalité mondiale contemporaine.
Pensez-vous que nous ayons atteint une coopération internationale permettant l’auto-détermination ?

Non. Est-ce qu’il y en a jamais eu ? Nous avons remplacé la colonisation par les organisations internationales. La politique économique des pays du Sud est largement dirigée par les instances internationales et les mécanismes du commerce international ou encore par le Fonds monétaire international qui accorde des crédits. L’auto-détermination des gens, c’est une bonne idée, mais quelque peu irréaliste. Attention, ce que je dis n’est pas ce que je souhaite ! Je ne fais que constater des faits.

Dans les faits, cela coûte moins cher d’avoir la mainmise sur certains pays grâce à des organisations sans déployer, comme sous la colonisation, l’armée, la marine et toute une logistique lourde et coûteuse. Mieux vaut faire croire aux autres qu’ils vont se développer et que, pour cela, ils doivent intérioriser un certain nombre de manières de voir, de préceptes. Le but est qu’ils les appliquent eux-mêmes. Pendant longtemps, vous avez eu un clivage entre colonisateurs et colonisés. Dans ce système de domination fondé sur la violence, soit les colonisateurs avaient une force suffisante pour assujettir les colonisés, soit ceux-ci risquaient de se révolter et d’obtenir leur indépendance.

Si vous dites : « nous sommes développés et vous êtes sous-développés ». Il n’y a  plus de rapport de force et l’on peut croire que tous appartiennent à la même famille. Sauf que certains sont un peu plus petits que les autres. Au même titre qu’un sous-chef souhaite devenir chef, le sous-développé aspire à devenir développé. On va donc lui dire ce qu’il doit faire pour y parvenir…et il va suivre ces recommandations sans y être contraint par la force. Il va le faire spontanément, entraîné par la violence symbolique qui, comme le dit Bourdieu, s’exerce toujours avec le consentement des dominés.

Pensez-vous que l’Universalisme en tant que valeur est un leurre ?

Question difficile ! La question de base de toute l’anthropologie consiste à prendre en considération, en même temps, les similitudes et les différences. Nous sommes tous des êtres humains, appartenant à la même espèce, tout en étant tous différents les uns des autres. Ensuite, la difficulté est de savoir quel est l’ensemble significatif que l’on retient pour définir un groupe, ou une société. Par exemple, qu’est-ce que le groupe « suisse » ? Ou « genevois » ?

Cela dit, les comportements et les valeurs diffèrent d’une société à l’autre. Ces différences culturelles doivent être prises en considération, c’est pourquoi l’Universalisme est difficile à définir. Prenons le cas emblématique de la Déclaration universelle des droits de l’Homme. Elle a pris naissance dans la tête des puritains anglais, et a été reprise à la Révolution française, puis réaffirmée en 1948. Donc, le fait que les hommes naissent libres et égaux passe désormais pour une évidence. S’agit-il pour autant de valeurs universelles ?
Au Japon, par exemple, l’égalité n’existe pas. Quand vous rencontrez quelqu’un, vous devez évaluer tout de suite s’il est  – ou si vous allez le considérer comme –  votre supérieur ou votre inférieur. A partir de  là, vous allez devoir adapter votre forme de langage, qui sera plus ou moins poli ou châtié. Le principe hiérarchique n’est donc pas seulement une « valeur », mais il a des conséquences pratiques, dans la vie quotidienne.

Dans la plupart des sociétés, le principe d’égalité n’existe pas. En même temps, il ne faut pas identifier système hiérarchique et hiérarchie militaire. C’est quand même, heureusement, plus compliqué que cela ! Concrètement, qu’est-ce que l’égalité ? Il me semble qu’il faut toujours poser la question : L’égalité entre qui ? Dans quel domaine ? A quel niveau ?

Prenons un autre exemple. Dans nos systèmes démocratiques, chaque voix compte autant qu’une autre. Il n’en est pas moins vrai que je reste le père de mes enfants et que, dans le cadre de la famille,  les relations ne sont jamais strictement égalitaires.. Il existe donc toujours une certaine forme de hiérarchie, et cela dans toutes les sociétés.

Avoir des jumeaux en Afrique pose beaucoup de problèmes. La pseudo égalité de naissance contredit le principe du respect des aînés si bien que, parfois, on considère quand même comme aîné celui qui est né avant l’autre.

L’égalité existe sans doute comme principe universel, mais il faut aussi constater qu’au niveau des pratiques sociales cette égalité n’existe que rarement.  Pour s’en convaincre, il n’est donc pas nécessaire d’évoquer les castes indiennes qui constituent l’un des systèmes les plus compliqués de stratification sociale.

Il faut donc toujours tenir en compte des similitudes et des différences, de l’égalité et des hiérarchies, qui sont des formes d’organisation sociale. Même chez nous, l’égalité est formelle d’un point de vue politique, mais absolument pas d’un point de vue pratique, ou économique. Le salaire des uns est plus élevé que celui des autres, notamment entre les hommes et les femmes.

Nous sommes tous égaux par définition pour autant que l’égalité puisse être thématisée de la même manière dans toutes les sociétés.

Propos recueillis par Olivier Grobet

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