La Bolivie continue son « processus de changement »

Né des luttes séculaires des indigènes et des paysans, ce mouvement avait pris de l’ampleur au début des années 2000 – entre autres au travers de la guerre de l’eau de Cochabamba en 2000 et de la guerre du gaz à El Alto en 2003 – et a culminé le 18 décembre 2005 avec l’élection d’un premier président issu des majorités indigènes, Evo Morales. Les anciennes élites, en perdant le pouvoir politique national, se sont retranchées dans les régions matériellement plus aisées des terres basses de l’est du pays. 
Le pays a traversé de moments difficiles, marqués par un racisme structurel profondément ancré dans le pays. Les violences physiques contre les indigènes originaires de l’Altiplano dans les rues de Santa Cruz, l’attaque du marché paysan de Tarija par des militants extrémistes de droite, l’humiliation de paysans indigènes dénudés sur la place principale de Sucre et le terrible massacre d’une vingtaine de paysans le 11 septembre 2008 dans le département de Pando en sont l’illustration : l’arrivée au pouvoir de la majorité indigène, symbolisée par Evo Morales a libéré une haine viscérale qui était présente dans le pays au sein des élites. Mais qui était latente tant que ces dernières tenaient les rennes du pouvoir. L’opposition radicale au gouvernement du MAS, violente et raciste, est ainsi allée crescendo à partir de l’élection d’Evo Morales, jusqu’à l’hiver 2008. L’opposition de droite s’est alors écroulée sous le poids de sa propre radicalité.
 
En conséquence, la situation politique actuelle est très différente de ce qu’elle était il y a 5 ans, lorsque se termina la domination du modèle néolibéral et des élites qui le défendaient. Aujourd’hui, tous les partis qui ont accaparé la scène politique bolivienne depuis le retour de la démocratie en 1982, ont pratiquement disparu. Le MAS du président Morales domine comme aucun parti ne l’a fait jusqu’à présent, et ce suite à des élections qui ont été jugées d’excellente qualité par divers observateurs internationaux. Le second parti en importance est un proche du gouvernement, situé au centre-gauche. Le Mouvement Vers le Socialisme contrôle les deux tiers des deux chambres de la nouvelle Assemblée Plurinationale (l’ancien parlement) et six des neuf gouvernements départementaux. Dans les trois départements orientaux où il n’a pas pu conquérir l’exécutif, il dispose d’une importante minorité dans les assemblées législatives, et seul le gouverneur de Santa Cruz dispose d’une majorité. Les deux tiers des municipalités du pays sont également entre les mains du MAS, et une partie importante du reste est aux mains de nouveaux partis de gauche.
 
Le président Morales jouit également d’une grande popularité. L’ancien planteur de coca et syndicaliste a été élu avec 53% des voix en 2005 et réélu avec 64% en décembre 2009, du jamais vu ! L’économie bolivienne est stable, les caisses de l’Etat se portent mieux que jamais. Grâce aux cours élevés du pétrole et à la nationalisation de 2007, les pouvoirs publics à tous les niveaux disposent de moyens inconnus jusqu’alors. Le gouvernement a aussi clairement axé sa politique en faveur des classes les plus défavorisées de la population. Plusieurs rentes ont été introduites, grâce aux revenus liées à la nationalisation des hydrocarbures : rente universelle pour les personnes de plus de 60 ans, bons pour les élèves permettant l’achat du matériel scolaire, rente pour les femmes enceintes… Au niveau international, le président Morales jouit d’une aura positive, et la Bolivie a enfin trouvé une voix propre dans le concert des nations, comme on a pu le voir avec l’organisation de la Conférence des peuples sur le changement climatique. Grâce à ces politiques volontaristes, les boliviens et les boliviennes ont retrouvé leur dignité et leur auto-estime.
 
Bloqué lors de son premier mandat par un Sénat dominé par la droite, Evo Morales dispose aujourd’hui d’un pouvoir presque absolu, qui théoriquement lui permet même de modifier la constitution. Au cours de ce second mandat entamé au mois de janvier, le président et son parti ont l’occasion historique de pouvoir mener sans entrave la révolution annoncée. La nouvelle Assemblée Plurinationale travaille depuis le début de l’année à la rédaction des 100 lois fondamentales qui doivent permettre la mise en vigueur la nouvelle constitution. Ainsi, les autonomies indigènes, régionales et départementales ont enfin un cadre légal, grâce à la loi d’Autonomie, approuvée durant le mois de mai.
 
Néanmoins, des difficultés se font jour. La domination sans partage du MAS, couplé avec la quasi disparition de l’opposition de droite, crée des dissensions internes au sein des mouvements sociaux qui le composent. Plusieurs mouvements indigènes en particulier ont dénoncé des dérives du gouvernement, en particulier le manque de considération et de consultation. Ces mêmes indigènes, alliés avec des mouvements écologistes, dénoncent la continuation des politiques extractivistes et capitalistes du gouvernement, et leurs graves conséquences pour les peuples indigènes et leurs environnements.
 
En effet, les politiques sociales et de développement des infrastructures menées par le gouvernement nécessitent des fonds importants, qui proviennent presque exclusivement de l’extraction de matières premières, en particulier du gaz. Ce dernier se situe principalement au pied des Andes, sous les territoires de peuples indigènes relativement peu nombreux et conservant des modes de vie traditionnels. A ce niveau-là, les changements se fond encore attendre…
 
C’est là l’une des contradictions majeures du gouvernement. Evo Morales a ainsi récemment déclaré que la consultation des peuples indigènes était une perte de temps et freinait la mise en œuvre de projets de développement. Pour beaucoup, le président ne respecte pas la Constitution qu’il a pourtant contribué à faire adopter et qui sacralise ce droit à la consultation. Il semble ainsi contredire son propre discours en faveur de la Mère-nature, la Pachamama.
 
La Bolivie change, c’est certain. Mais le fameux « processus de changement » est loin d’être exempts de contradictions.
 
 Bernard Perrin  et Mathieu Glayre, coopér-acteurs E-CHANGER en Bolivie
 

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