La solidarité indivisible

Apporter une conclusion à ce 1er Carrefour genevois de la solidarité, comme on me l’a demandé, m’a paru  dès le départ être une opération délicate : le Carrefour se voulant un moment de diversité, d’ouverture, de confrontations de points de vues, d’imagination, c’est par définition un événement à la fin duquel on ne peut pas poser le couvercle d’une conclusion, fût-elle présidentielle, pour clore le débat. Et comme le Carrefour est une réussite, l’opération délicate devient mission impossible : la richesse des débats a été telle que j’aurais dû changer ma conclusion toutes les deux heures ! Je ne vais donc pas conclure, mais juste prolonger le débat en partageant avec vous quelques « notes marginales » sur trois points : les objectifs du Carrefour, les leçons du tsunami et ce que j’appelle la « solidarité indivisible ».Des objectifs renforcésEn organisant le Carrefour, nous avions trois objectifs principaux : la visibilité, le plaidoyer et l’ouverture. Après ces deux jours, ces objectifs se sont sérieusement musclés :- Ce que nous voulons rendre visible, c’est plus qu’une idée, c’est une alternative. Il est vrai que l’on peut voir notre société comme marquée par l’individualisme, le repli sur soi, la consommation et comme écrasée par la dictature du marché. Mais il est tout aussi vrai qu’il existe plein  de personnes,, d’associations, de mouvements sociaux, de collectivités qui non seulement croient à la solidarité et à un autre monde, mais essaient de les mettre en pratique. Encore faut-il mieux le faire savoir et je crois que ce Carrefour y contribue.- Pour aller dans le sens de cette alternative, il ne suffit pas d’avoir raison, il faut convaincre d’autres que nous que c’est possible et les mobiliser (opinion publique, femmes et hommes politiques, société civile). C’est particulièrement vrai en Suisse en cette période d’attaques contre les budgets de la solidarité et de frilosité politique.- Dans cette perspective, le Carrefour se voulait un moment coloré, chaleureux et culturel pour s’ouvrir à d’autres personnes que les habituels convaincus. Multicolores et conviviaux, il me semble que nous le sommes durant ces deux jours et en ce lieu. Il nous reste à « exporter » durablement ces valeurs dans la Cité pour élargir le cercle et faire passer l’idée qu’en agissant avec les autres, on agit aussi pour soi et pour la qualité du « vivre ensemble »L’effet tsunamiA propos d’événement et de durée, qu’on le veuille ou non, on ne peut éviter de situer notre Carrefour de la solidarité dans le contexte de ce qui se passe depuis le tsunami du 26 décembre, même si nous l’avons mis en route bien avant. Pour le faire correctement, il faudrait beaucoup de temps et de nuances, ce qui n’est pas possible maintenant. Je me contenterai de trois brèves considérations personnelles :- D’abord, quel que soit le conditionnement médiatique et les intérêts géopolitiques qui l’entourent, le formidable élan de générosité qui s’est manifesté doit être salué et il faut, si vous me passez l’expression, « l’engranger » comme le signe qu’il existe chez les gens une « conscience latente » de la fraternité humaine qui ne demande qu’à être mobilisée. Mais cet événement ne doit pas être l’arbre qui cache la forêt pour deux raisons au moins :- D’une part, il existe au quotidien des « tsunamis silencieux » qui, sous d’autres noms, font plus de victimes, mais dont on ne parle pas ou si peu parce qu’ils sont moins spectaculaires et plus dérangeants. Ils s’appellent, entre autres, sous-alimentation et grande pauvreté, Sida et paludisme, guerres et privations. L’ONU dénombre aujourd’hui 32 crises de ce genre qui font 26 millions de victimes par année.- D’autre part, réparer les dégâts de ces malheurs ne suffit pas. Parce que, en amont, il y a des causes : ils sont produits ou accentués par des inégalités matérielles et sociales, qui découlent elles-mêmes de choix historiques, économiques et politiques. Et parce qu’en aval il ne faut pas que des dons, il faut de l’éducation, de la démocratie, du développement communautaire. Tout cela demande de travailler dans la durée, de faire avec et non de faire pour, de favoriser les changements sociaux. C’est le but de la coopération au développement, c’est le nôtre et il est plus nécessaire que jamais.
Ainsi, au-delà de l’événement, « l’effet tsunami » est-il l’occasion de mieux faire comprendre à l’opinion publique la distinction entre secours d’urgence, aide humanitaire et coopération au développement, et au monde politique qu’annuler la dette des pays les moins avancés et consacrer durablement 0,7 % des budgets publics au développement sont les mesures structurelles indispensables sans lesquelles les élans de générosité s’épuisent, à tous les sens du terme.La solidarité indivisible A partir de ces trop brèves réflexions je pourrais à mon tour répondre à la question posée à l’origine de ce Carrefour : la solidarité pour quoi faire ? Pour moi, la solidarité est « indivisible », en ce sens qu’elle concerne aussi bien le Nord que le Sud. C’est pourquoi je la préfère à la notion critiquée de développement, car elle ne consiste à promouvoir ni la croissance économique, ni le modèle de société occidental, mais, partout (au Nord, au Sud, entre le Nord et le Sud comme entre le Sud et le Nord) :-   à réduire les inégalités pour permettre à toutes et à tous l’accès à une vie digne : aux biens publics fondamentaux comme l’alimentation, la santé, l’éducation, l’habitat, l’emploi, aux droits humains, aux moyens de réaliser ses potentialités ;-   à accroître la citoyenneté : c’est-à-dire permettre aux personnes, aux groupes sociaux, aux peuples d’être acteurs de leur propre histoire selon la voie qu’ils choisissent, eux.Ainsi, de l’urgence à l’alternative, du Sud au Nord, de la parole à l’action, de l’engagement individuel aux changements sociaux, c’est la même solidarité qui est à l’oeuvre. Trois messagesPour terminer sans conclure, j’aimerais vous laisser, dans l’esprit de ce Carrefour qui veut lier réflexion et culture, sur trois citations d’auteurs connus :- Pour la modestie, celle d’Albert Camus : « Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu’elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde ne se défasse. »
– Pour l’esprit critique, celle de Susan Sontag : « De nos jours, les images ont l’inégalable pouvoir de définir ce que l’on retient des événements (Š) alors que les faits douloureux sont souvent sans images.»
– Pour l’espérance et parce qu’il faut aussi rêver, ce poème de Nazim Hikmet, qui nous conduit déjà vers le concert d’Idir :
 « Offrons le globe aux enfants, au moins pour une journée.
Donnons-leur afin qu’ils en jouent comme d’un ballon multicolore
Pour qu’ils jouent en chantant parmi les étoiles.
Offrons le globe aux enfants,
Donnons-leur comme une pomme énorme
 Comme une boule de pain toute chaude,
Qu’une journée au moins le mode apprenne la solidarité.
 Les enfants prendront de nos mains le globe
Ils y planteront des arbres immortels. »Jean-Marc Denervaud
Président de la FGC
www.fgc.ch

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