« La solidarité, un tremplin vers un autre monde possible »

« La vie politique et la solidarité ne sont pas de simples formalités administratives. Ce sont des expressions de tendresse, de sentiments fermes, d’amour et d’engagement militant », souligne Franco Cavalli.

Ancien député socialiste, ex-président de l’Union Internationale de lutte contre le Cancer (UICC) et ami-partenaire historique de Frères Sans Frontières/E-CHANGER. Il se rappelle avoir fondé AMCA (Aide médicale pour l’Amérique centrale), en 1985, en réponse à une demande de collègues Nicaraguayens. Dès lors, et durant ces trois dernières décennies, se renforce l’expérience de cette organisation tessinoise de coopération solidaire, membre aussi d’UNITE. Interview.

C’était un moment très complexe de la situation centr’américaine… 1985, six ans à peine après avoir conquis le pouvoir au Nicaragua, le sandinisme souffrait d’une guerre d’agression dévastatrice.
FC : Au début, notre activité était liée à une vision limitée au secteur purement médical. Mais cette vision s’est élargie à partir d’autres stimulants nés de la réalité elle-même. Par exemple, le contact régulier et intense avec des réfugiés salvadoriens vivant au Nicaragua. Nous percevions alors comme très importante la collaboration avec un Etat, le Nicaragua, menacé et agressé par la principale puissance mondiale.

Avec aussi un engagement politique actif, ici en Suisse…
FC : Effectivement. Auparavant, je m’étais impliqué dans la solidarité avec le peuple vietnamien, en collaboration avec la Centrale sanitaire suisse. Et je militais aussi dans la politique suisse. En tant qu’homme politique, j’éprouve un grand intérêt pour la discussion théorique. Mais j’ai toujours besoin de réaliser des actions concrètes, de proximité et d’appui. Cela se traduit dans le travail d’AMCA et de mediCuba.

Suisse, très atypique

Ce qui implique la nécessité de nouvelles relations internationales ?
FC : Oui, mais je ne suis pas d’accord avec ceux qui font de grands discours sur le monde global et qui ne voient, ni n’assument, les défis consistant à transformer aussi l’aspect local. Puisqu’on parle de la Suisse, nous nous référons à un pays très petit et en quelque sorte « artificiel », où la moitié de la classe ouvrière – étrangère – n’a pas le droit de vote. Un pays très atypique dans sa composition sociale, avec une économie fondamentalement de services (banques, finance, etc.), mais avec un réel pouvoir sur le plan international. Personne ne peut arguer que la Suisse n’a rien à voir avec ce qui se passe dans le reste du monde. Elle fait partie du groupe des puissants, directement responsables du sous-développement et de la pauvreté d’une grande partie de la planète. Ainsi, nous ne pouvons nier la responsabilité incontestable de nombreuses multinationales suisses dans la violation des droits humains et environnementaux en Afrique, en Asie et en Amérique latine. Raison pour laquelle je ne peux imaginer un vrai militant progressiste suisse sans un engagement au niveau également de la coopération solidaire ou de la solidarité internationale.

Un dirigeant sandiniste définissait la solidarité internationale comme « la tendresse des peuples ». Ce concept vous interpelle-t-il ?
FC : C’est une définition magnifique. Savoir qu’un enfant meurt de faim en Amérique centrale, en Afrique, ou n’importe où, me fend le cœur. Je ne peux l’accepter. Pour revenir à cette définition, je ne voudrais pas me borner au seul aspect de la « tendresse », qui pourrait être réduit à un simple discours chrétien. La solidarité et la coopération ont besoin de se baser sur une analyse politique. Mais, on ne peut pas la réduire à l’aspect politique et conceptuel. La solidarité implique de s’engager avec tendresse, avec sentiment, avec passion, aux côtés de ceux qui souffrent le plus. D’où l’importance que des volontaires, des coopérant-e-s, des jeunes Suisses puissent partir en Amérique centrale ou dans d’autres régions. Là, sur le terrain, il est beaucoup plus facile d’observer quotidiennement et de comprendre l’exploitation et l’injustice qu’avec des énoncés théoriques complexes. Et, en même temps, la lutte et l’effort quotidien des peuples pour affronter ces injustices sont clairement visibles.

La coopération solidaire, un apprentissage mutuel

Quelle a été la réussite essentielle, fondamentale, par-delà les multiples projets réalisés avec succès ?
FC : La clé de cet exploit, de notre existence – sans minimiser les erreurs commises – c’est d’avoir compris correctement le type de relations à entretenir avec nos partenaires, nos collègues centr’américains. Nous ne sommes pas arrivés avec notre « vérité suisse », mais en nous mettant au même niveau, horizontalement, que nos collègues Nicaraguayens, Salvadoriens, Guatémaltèques ou Mexicains. En cherchant ensemble les solutions aux problèmes ainsi que les réponses aux défis. Sans prétendre transférer nos connaissances de manière verticale, mais en apprenant mutuellement.
Un autre élément, également essentiel, de notre pratique : non seulement avoir apporté un appui matériel, mais aussi renforcé les ressources humaines locales. Nous tentons toujours d’aider à développer les potentialités propres, pour assurer que les projets puissent continuer, même sans notre présence. Une autre clé d’interprétation positive de notre pratique a été notre manière originale de comprendre la relation avec les Etats des pays où nous sommes présents.

Je voudrais savoir comment vous situez la solidarité internationale selon des slogans ou des consignes qui ont défini des moments historiques importants de cette solidarité. « L’imagination au pouvoir » du Mai français (fin des années 1960) ; « La patrie libre ou la mort » (de l’Amérique centrale des années 1970 et 1980) ; ou « Un autre monde est possible », de l’altermondialisme, lié au Forum social mondial depuis 2001…
FC : « L’imagination au pouvoir » correspond à un moment historique, mais il a un aspect très individualiste et quasi petit-bourgeois. « La patrie libre ou la mort » est liée à la conjoncture spécifique d’une dynamique politico-militaire, comme celle du Nicaragua lors de cette étape historique. Sans doute, je m’identifie clairement avec la vision d’« Un autre monde est possible ». C’est aujourd’hui la consigne politique la plus importante, y compris pour la jeunesse, qui doit former la relève essentielle de notre génération dans l’exercice de la solidarité active. Ces jeunes – et nous le vivons dans AMCA – avec d’autres sensibilités, d’autres expériences d’engagement, de nouveaux codes culturels, voient que la pauvreté croît dans le Sud et que les inégalités planétaires, avec des mécanismes globaux de domination, ont des responsables clairement identifiés.
Il est très important de continuer à faire en sorte que ces jeunes puissent vivre et apprendre des réalités du Sud. C’est une école pratique, comme je le disais auparavant. Une méthode, quasi sûre à 100 %, de sensibilisation et de prise de conscience citoyenne… Il est plus facile de commencer par un voyage au Nicaragua ou en Amérique centrale que par un discours conceptuel rhétorique.
Je crois que l’unique possibilité de survie pour la solidarité internationale consiste à offrir aux jeunes des regards, des options de pratiques concrètes, et pas seulement des discours.

Sergio Ferrari, E-CHANGER/COMUNDO

article publié dans la Revue COMUNDO 6

*Traduction de l’espagnol : Hans-Peter Renk

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