« Le Forum Social Mondial comme un bien commun de l’humanité »

Avec d’autres militants politiques et sociaux brésiliens, Francisco « Chico » Whitaker est l’un des co-fondateurs du Forum Social Mondial (FSM), né à Porto Alegre (Rio Grande do Sul) en janvier 2001. Depuis lors, il est devenu l’un des «idéologues» de ce nouveau processus en cours. Agé aujourd’hui de 80 ans, acteur et penseur infatigable, Whitaker présente certaines des « vérités essentielles » qui définissent cette nouvelle façon de faire de la politique et de construire une citoyenneté planétaire.  
Q : Comme synthétiseriez-vous très rapidement les apports conceptuels du Forum Social Mondial depuis sa naissance ?
 
Chico Whitaker (CW) : Didactiquement, et pour simplifier une très riche expérience en construction, je voudrais parler des cinq principales options novatrices du processus du FSM.
 
Il s’agit tout d’abord, de la création de ces lieux ou espaces de débat au niveau international. Auparavant, ils n’existaient pas et chaque organisation, campagne ou mouvement organisait ses propre rencontres, y compris au niveau mondial. Mais nous n’avions pas d’espaces communs à tous, autour d’un objectif principal que nous partagions.
 
Autre innovation : l’organisation de cet espace, de manière à faciliter la reconnaissance et l’apprentissage mutuel, l’échange d’expériences, l’identification des convergences et la possibilité de nouvelles alliances. La troisième nouveauté est constituée par le fait de pouvoir commencer à considérer comme un élément positif, dans la lutte politique, la diversité des actions et l’autonomie des différents acteurs. Le respect de la diversité est l’un des principes de base de la charte du FSM.
 
Non moins importante est la construction d’une nouvelle culture politique, basée sur l’horizontalité des relations, sur la co-responsabilité, sur la préoccupation de ne pas imposer mais de dialoguer, sur la recherche du consensus qui nous rend tous plus heureux et plus forts… Une culture politique qui corresponde à l’« autre monde possible ». La cinquième nouveauté représente un point encore en gestation, mais qui progresse peu à peu : l’affirmation de l’altermondialisme comme mouvement multiforme, aux visages multiples et diversifiés, qui élargit l’action politique au-delà des partis et du pouvoir politique. Une affirmation basée sur la conviction que les partis ne peuvent pas prétendre se réserver le monopole de l’action politique et que l’action qui transformera efficacement le monde devra impliquer tous les secteurs sociaux et chaque membre de la société.
 
Q : Dans cette perspective, quelle est la priorité – ou l’une des futures priorités essentielles – de ce processus, concernant notamment le FSM de Dakar en février 2011 ?
 
CW : Pour un processus en cours, il existe de nombreuses priorités. Mais peut-être, la principale est-elle de continuer cette construction, dans la mesure où nous sommes loin de développer cette pensée dans le monde entier et de l’enraciner, de l’approfondir partout. Si, dans d’autres circonstances historiques, nous avions pu rêver de créer « un, deux, cent Vietnam » , aujourd’hui nous devons viser à construire, promouvoir ou faciliter un, deux, cent… des millions d’« espaces de rencontre », de forums, dans toutes leurs variantes régionales ou thématiques.
 
Q : Universaliser le processus du Forum ?
 
CW : Effectivement. Et à cette réflexion sur l’universalité s’ajoute un autre défi : promouvoir la vision du Forum Social Mondial comme un bien commun de l’humanité, vu qu’il est né et qu’il existe pour servir tous les mouvements et organisations sociales qui, appartenant au mouvement altermondialiste, se battent pour la construction d’un autre monde.
 
Q : Vous vous référez au FSM comme un espace à disposition du mouvement altermondialiste. Qu’entendez-vous par là ?
 
CW : Je défends l’idée du FSM comme un espace ouvert à tous ceux qui considèrent qu’il faut dépasser le système économique actuellement dominant. L’une des critiques adressées au FSM, est que ces espaces peuvent être utiles, intéressants, et même sympathiques et constructifs, mais qu’ils sont loin d’être suffisants si nous voulons changer le monde. Je pense quant à moi qu’il faut élargir la vision et approfondir les concepts d’action et de réflexion. La différence de nature entre espace et mouvement renvoie à la différence entre réflexion et action. Je suis convaincu que toutes deux sont essentielles, absolument indispensables pour notre projet visant à changer le monde : toute réflexion conduite sans perspective de déboucher sur l’action est un exercice intellectuel désincarné et toute action menée sans réflexion préalable est irresponsable. Dans ce cadre, il est clair que l’espace FSM doit être compris comme un instrument irremplaçable pour le mouvement altermondialiste, un outil au service de son action. Il s’agit d’un espace servant aux participants à réviser et évaluer ce qui se fait ; à restituer et même redéfinir les objectifs visés par l’action, dans des circonstances toujours nouvelles ; à repenser l’efficacité des formes et modalités de l’action ainsi qu’à en créer d’autres ou à valoriser de nouvelles expériences. Un mouvement qui n’ouvre pas d’espace pour cette réflexion se condamne évidemment lui-même à son propre déclin.
 
Q : Un espace ouvert appliquant une méthodologie activement participative?
 
CW : C’est un point essentiel. Alors que le Forum économique de Davos et tant d’autres structures de ce type sont verticalistes et pyramidaux, le FSM a impulsé, dès le début, des ateliers et des activités auto-gérées, sous la responsabilité de chaque organisation participant à cet espace. Une telle méthodologie découle de la pédagogie d’éducation populaire très présente dans la vie quotidienne de la majorité des mouvements sociaux brésiliens et des communautés ecclésiales de base. Selon l’un des principes de cette pédagogie, éducateurs et éduqués apprennent tous les uns des autres, à partir des connaissances propres dont chacun dispose et qu’il apporte. Cette vision stimule la création de relations horizontales entre les participants de toute action collective. Dans cette perspective d’horizontalité, une autre caractéristique des FSM est constituée par le refus de terminer par des déclarations finales ou des motions de conclusion, qui pourraient avoir la prétention d’exprimer la prise de position de l’ensemble des participants. Si nous avions adopté le concept d’un document final, nous aurions transformé le FSM en un espace de litige pour que ce document-déclaration soit approuvé, comme cela se passe dans les assemblées ou les congrès des partis politiques. Considérant le grand nombre de participants et la courte durée de chaque Forum, cela entraînerait inévitablement des manipulations. Ces deux éléments – l’auto-organisation des activités et le rejet de tout document final unique – sont devenus de véritables piliers méthodologiques qui ont donné au FSM un grand pouvoir d’attraction.
 
Q : D’où sont nées toutes ces nouveautés, ces propositions méthodologiques qui ont permis de développer le processus du Forum Social Mondial ?
 
CW : Je dirais simplement qu’elles résultent d’intuitions qui se sont accumulées en cours de route. L’objectif initial était assez clair : créer une alternative et un contrepoint au Forum économique de Davos, aux dates mêmes où il se tenait, et de ne pas en faire un espace économique ; passer à une phase de lutte propositive, en renforçant l’action de la société civile – ce nouvel acteur qui surgissait sur la scène mondiale – en gommant les barrières et les frontières qui compartimentent l’action de ses différentes composantes. Nous avons eu l’intuition et la certitude qu’il fallait mettre en œuvre une méthodologie spécifique, celle dont j’ai parlé auparavant. Et nous avons aussi estimé, après le 1er Forum, qu’il fallait établir une charte de principes pour synthétiser les concepts ayant émergé lors de cette première session. La charte contient deux concepts centraux : le FSM ne doit pas être un lieu de lutte pour le pouvoir, ce qui aurait constitué un facteur de division ; et, tout aussi important que le premier point, le respect de la diversité : tous les types de diversité, depuis les diversités culturelles ou sociales jusqu’au rythme propre d’engagement de chacun dans le processus en cours.
 
 
*Sergio Ferrari

Traduction Hans Peter Renk

Service de Presse E-CHANGER 
Dossier elaboré en partenariat avec Le Courrier (22.01.2011) 
avec le soutien de FGC, FEDEVACO, Fribourg Solidaire, syndicom, Unia
 

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