«Le Forum social mondial incarne la résistance, la recherche d’alternatives et l’espérance» :Leonardo Boff

Si la modernité prône le progrès illimité, elle se heurte au mur d’une planète aux ressources limitées. D’où la nécessité d’intégrer l’indignation, la rébellion et les propositions alternatives pour sauver la « Terre Mère » d’une tragédie annoncée, déclare Boff.

Q : Quelle est votre analyse sur la « conjoncture » de la planète Terre, en ce début 2015 ?Leonardo Boff (LB): Une situation complexe, produit de la crise sociale et d’un mode de production basé sur l’exploitation illimitée de la nature. Le projet de la modernité préconise le progrès illimité. Mais la Terre, comme planète aux ressources limitées, ne supporte pas ce projet illimité. La Terre devient insoutenable. Nous avons touché ses limites physiques. Elle a besoin d’un an et demi pour remplacer ce que nous lui ôtons durant une année.
D’autre part, nous affrontons une crise intellectuelle, car notre esprit est contaminé par l’anthropocentrisme. L’être humain se conçoit comme le centre de tout et les autres êtres n’ont de valeur que dans la seule mesure où ils peuvent être utilisés de manière profitable par lui. Cette conception est très dommageable à l’équilibre de la Terre, parce qu’elle ne reconnaît pas la valeur intrinsèque de chaque être, indépendamment de l’usage humain. Ce qui mène à l’irrespect de l’autre.
Q: Avec des conséquences potentielles préoccupantes…
LB: Si l’on ne parvient pas à modifier ce paradigme, nous pouvons être condamnés à revivre le destin qu’ont connu des dinosaures, qui après avoir régné 133 millions d’années sur la Terre disparurent rapidement en raison d’une catastrophe écologique.
Il faut produire pour répondre aux besoins humains, mais en respectant les rythmes de la nature et en tenant compte de la capacité de tolérance de chaque écosystème, afin que ce dernier ne soit pas endommagé de manière irréversible. La consommation doit être régulée par une sobriété partagée : nous pouvons être plus avec moins.
Pour revenir à la question des conséquences, comme nous l’expliquons dans l’introduction à la Charte de la Terre, nous sommes face à un moment critique dans l’histoire de la planète, une époque où l’humanité doit choisir son avenir… Le choix fondamental est le suivant : promouvoir une alliance globale pour sauvegarder la Terre et nous préserver les uns les autres comme êtres humains, faute de quoi nous courons le risque d’une double destruction, la nôtre et celle de la diversité de la vie. Cette fois, il n’y aura pas d’Arche de Noé. Ou nous nous sauvons tous ou nous connaîtrons ensemble le même destin tragique.
Propositions d’espérance
Q: Malgré cette situation difficile, pour ne pas dire dramatique, on voit naître toute une série de réponses politiques. Des gouvernements progressistes, démocratiques, en Amérique latine, tentent de promouvoir une autre conception de la distribution de la richesse. Sans oublier, en Europe, l’émergence de nouvelles forces politiques, comme Syriza en Grèce ou Podemos en Espagne, porteuses de visions critiques envers les paradigmes dominants…
LB: Deux pays latino-américains, la Bolivie et l’Equateur, sont à la pointe de ce nouveau paradigme, consistant à conférer à la vie une place centrale, à comprendre tous les êtres, y compris les humains, comme interdépendants et, pour cette raison, solidaires dans le même destin. Pour la première fois dans notre histoire, ces pays ont inauguré le constitutionnalisme écologique : ils ont inclus dans leur Constitution l’articulation entre le contrat social et le contrat naturel. La Terre et la nature sont des sujets de droit. Raison pour laquelle elles doivent être respectées. La catégorie centrale de la culture andine, le bien vivre, implique une relation d’inclusion de tous, un équilibre de la totalité des éléments et une relation respectueuse à la Terre, dénommée « Pacha Mama » ou « Terre Mère ». Des principes intégrés, j’insiste sur ce point, dans leur constitution.
Q : Et les autres pays de la région…
LB : D’autres pays n’ont pas développé une telle conscience écologique, bien qu’ils aient mis en œuvre une « écologie sociale », plaçant les pauvres et les marginaux comme premiers destinataires des politiques publiques de l’Etat. C’est le cas du Brésil, gouverné par le Parti des Travailleurs (PT) de Lula et de Dilma Rousseff, qui a intégré à la citoyenneté et sorti de la misère extrême plus de 40 millions de personnes, quasiment la moitié de la population brésilienne.
Le développement de la conscience selon laquelle les choses sont ainsi ne peut plus continuer. Il faut changer cette situation. Les inégalités sont scandaleuses, spécialement aux Etats-Unis d’Amérique du Nord, où 1 % de la population possède autant que les 99 % restant. Dans les démocraties de basse intensité, peu se sentent représentés au Parlement et par les gouvernements. L’émergence du mouvement Occupy, des Indignés en Espagne – maintenant relayés par le mouvement politique Podemos – et la victoire de Syriza en Grèce sont les premiers signes qu’une autre démocratie est possible et qu’une autre forme de rapports économiques entre les pays est urgente. Pour que ne s’impose pas la version perverse et dominante des capitaux spéculatifs, dont l’objectif cruel consiste en une accumulation démesurée, entraînant la misère pour la grande majorité de la population d’un pays.
« La globalisation, processus excluant et inhumain »
Q: Beaucoup de ces nouveaux acteurs politiques latino-américains et européens trouvent leurs racines dans une vision anti-globalisation/indignation très proche de celle développée depuis 2001 par le Forum social mondial…
LB: L’insatisfaction générée par le système dominant trouve ses racines dans la « victoire » du capitalisme sur le « socialisme réel », avec la déroute de l’URSS. La conséquence en fut que, sous Ronald Reagan et Margaret Thatcher, on assista au triomphe d’une orientation jamais vue auparavant : la logique du capital et sa culture de l’exaltation de l’individu, de la propriété privée, de la richesse, de la compétition déchaînée et de l’Etat minimum.
La politique fut diffamée comme antre de corruption et l’Etat comme inefficient. Cette stratégie de diffamation visait à tout abandonner aux grandes entreprises privées, qui allaient organiser le monde au niveau global. Les valeurs développées par le socialisme – l’internationalisme, la solidarité entre les peuples, la primauté du social sur l’individuel – furent abandonnées. On promut le concept « le profit est une bonne chose ». La globalisation, sous-tendue par cette vision, promettait des temps de paix, de sécurité pour tous et de bien-être collectif. Rien de tout cela n’arriva, car ce n’était pas à l’agenda du capital, dont la logique consiste à croître de manière illimitée et à délégitimer tout ce qui s’oppose à cette exigence. Avec la prédominance de ce processus hautement excluant et inhumain, la frustration et la dépression, personnelles et collectives, commencèrent à s’installer. Peu à peu, les gens ont fini par se rendre compte de la perversité du génie capitaliste qui ne se préoccupe pas de l’être humain, mais seulement de sa capacité de production et de consommation. Rien d’autre n’importe que l’accumulation privée, même si elle engendre la pauvreté sociale et la dévastation de la nature.
Dans le cadre de cette logique, les conditions visant à réaliser les promesses de paix, de sécurité et de bien-être collectif ont été réduites à néant. Au contraire, la destruction progressive, mais délibérée, de l’Etat social, a porté préjudice à la société. La frustration et la déception plus ou moins collectives ont débouché sur la résignation ou alors sur la protestation et la rébellion. Celle-ci, qui prédomine, a créé une caisse de résonance avec les Forums sociaux mondiaux, dont la consigne est : « Un autre monde est possible, un autre monde est nécessaire ».
Nous ne savons pas où va la société mondiale. S’il se produit un effet de rétroaction entre réchauffement global et rareté de l’eau potable, ce que pronostiquent de nombreux scientifiques, nous connaîtrons des tragédies écologiques et sociales d’une ampleur sans précédent. Des millions de personnes devront émigrer en raison de l’écroulement de la production alimentaire et du manque d’eau potable. Elles n’accepteront pas d’être condamnées à mort, mais se mettront en marche vers d’autres pays, comme ce fut le cas lors des invasions des soi-disant « Barbares » lors de la chute de l’empire romain. Alors nous avons vu la misère. Nous sommes confrontés à des scénarios dramatiques. Peut-être faut-il penser comme le vieux Heidegger, dans l’entrevue qu’il accorda au journal Der Spiegel et publiée après sa mort : « Seul un Dieu peut nous sauver ».
« Le Forum, un lieu d’espérance »
Q: Pour revenir à la question précédente… Dans ce cadre quasi-apocalyptique, quel est le rôle d’espaces comme le Forum social mondial ?
LB: Il représente l’inverse du système de globalisation. Il ne s’agit pas de résignation, mais de protestation et du témoignage de désapprobation d’une grande partie de l’humanité face à l’évolution actuelle du monde. Ça ne peut pas continuer ainsi. Nous devons envisager de nouveaux rêves, de nouvelles utopies, élaborer des alternatives viables si nous voulons survivre comme civilisation et comme espèce. Le système et la culture du capital sont homicides, « biocides », « écocides » et « génocidaires ». Laissé à son libre cours, ce système hégémonique peut mener l’humanité entière à l’abîme.
Le Forum social mondial interprète la situation actuelle non comme une tragédie annoncée, mais comme une crise généralisée de notre manière de vivre, de traiter la Terre, et de nos relations avec les autres humains. Cette crise purifie et nous fait mûrir. Pour cette raison, le Forum est un lieu d’espérance qui permet de faire croître le sentiment de pertinence. Les altermondialistes ne se contentent pas de rêver, mais ils indiquent que partout dans le monde on réagit, on essaie de nouvelles façons de vivre, de produire, de distribuer et de consommer. Ceux qui vont au Forum ne s’y rendent pas tellement pour écouter les conférences de célébrités mondiales, mais pour y échanger des expériences et apprendre comment faire les choses d’une manière différente des pratiques perverses imposées par le capitalisme. Malgré les difficultés qu’il peut y avoir, les Forums ont cette haute signification de résistance, de proposition d’alternatives et d’espérance. Au bord de l’abîme, nous allons déployer des ailes pour voler vers un nouveau monde différent, où il sera moins difficile de vivre humainement et plus facile de nous aimer les uns les autres.
Q: En recréant le concept de solidarité humaine et internationale…
LB: La solidarité appartient à l’essence de l’être humain. Et je suis convaincu que seule la solidarité mondiale, guidée par la compassion et par la conscience que nous avons tous, comme frères et sœurs, un destin commun, peut nous sauver. La vie vaut plus que le profit et l’amour plus que la convoitise, la solidarité plus que l’individualisme.
Sergio Ferrari, collaboration d’E-CHANGER/COMUNDO, organisation suisse de coopération solidaire activement engagée au FSM depuis sa création en 2001 en Porto Alegre, Brésil.

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