Le Forum Social Mondial (FSM) a été mis sur pied depuis 2001 pour permettre l’expression des idées altermondialistes. A cette époque, l’idéologie de la mondialisation avait pris un tel essor qu’on pouvait la qualifier raisonnablement de pensée unique, même si on n’était qu’à la veille des événements du 11 septembre et de la tragique présidence Bush junior.
Les manifestations les plus visibles, constituées par les réunions du G20 et du World economic forum (WEF), à Davos, n’avaient guère suscité jusque là qu’un antimondialisme souvent violent et assez stérile, à quelques honorables et éminentes exceptions près, comme les travaux de Susan George et d’Ignacio Ramonet.
C’est du puissant mouvement des organisations non gouvernementales (ONG) brésiliennes, en général non marxistes, non violentes et tiers-mondistes, qu’est partie l’idée de réunir les forces vastes mais éparpillées qui ne s’opposaient pas à tout prix à la mondialisation mais la voulaient autre que celle issue du néolibéralisme triomphant ; depuis lors, l’altermondialisme l’a emporté sur l’antimondialisme, qui a pour ainsi dire quitté le champ des discussions.
L’impulsion décisive d’auteurs comme Chico Whitaker et Frei Betto a peu à peu pris le relais des idées développées par l’association Attac et donné un nouveau souffle à la réflexion autour des valeurs sociales et environnementales comme moteur du développement humain à l’échelle de la planète. La dimension économique n’étant pas évacuée, elle s’intègre dans cet ensemble pour former une trilogie cohérente, proche de celle forgée, dès 1987 déjà, en lien avec celle du développement durable, œuvre de Gro Harlem Brundtland, dont les trois piliers sont l’écologie, l’économie et le social.
Il y a donc une idéologie latente et des personnalités fortes qui portent ce projet. Encore qu’il soit aventureux d’user du terme de projet, tant la logique altermondialiste demeure ouverte: ce n’est pas tellement une impossibilité de concrétiser qu’un refus. L’expérience a largement démontré que, aussitôt que l’on se veut extrêmement précis sur le plan idéologique, les divergences apparaissent, les chapelles se forment, pour ne pas dire les clans, les ambitions malvenues enflent, le mouvement se grippe. Il est donc bien préférable d’en rester à un corpus de valeurs fondatrices volontairement générales, inspirant l’action au quotidien dans chaque organisation partie prenante, voire pour chaque individu, en renonçant à un catéchisme précis. Cette conception libertaire, aux antipodes du goût démesuré de la vieille gauche pour les organisations très construites et même rigides, au même titre que la hiérarchie très contrôlée de l’Église catholique romaine, présente en définitive plus d’avantages que d’inconvénients. Le flou qui en résulte responsabilise un bien plus grand nombre d’acteurs que dans les structures quasi militaires ; la précision limitée et le peu de coordination empêchent certes les prises de pouvoir spectaculaires, mais favorisent d’autant la diffusion douce, large et profonde d’une conception qui, à ce jour, est la seule à faire réellement pièce à l’«économisme totalitaire» ambiant.
Il est logique, dans ce contexte, que l’instrument privilégié soit un forum, un lieu de débat et non le parti, l’organisation, le mouvement même, que la politique spectacle, chère aux medias actuels, cherche désespérément à identifier pour en faire ses choux gras. Qu’il est dur d’avoir à parler d’idées plutôt que de bisbilles et de personnalités narcissiques !
Pour donner quelques touches personnelles d’une participation aux cinq derniers forums, je soulignerai ce qui m’en reste de plus vivace. Qu’on n’en déduise pas pour autant que je n’en ai rien retiré d’autre que ce que la place de cet article permet d’évoquer.
En 2004, après trois premières éditions dans sa ville mère de Porto Alegre, auxquelles je n’étais pas présent, le FSM partait en Asie, à Mumbai (Bombay), et était porté par le monde indien, à la fois énorme et discret vis-à-vis de l’extérieur. Une pensée m’a semblé y dominer les autres, celle de Joseph Stiglitz, ancien dirigeant de la Banque mondiale, Prix Nobel d’économie, dont la description des équilibres internationaux – ou plutôt des déséquilibres – a trouvé aujourd’hui une confirmation éclatante dans le tsunami monétaire que nous vivons. Son analyse du rôle des inégalités et de l’information dans la situation planétaire est un outil de travail extrêmement précieux.
2005 aura été l’année du retour à Porto Alegre. La multiplication des microateliers sera remarquable dans sa diversité et dans sa qualité. Pour n’en retenir qu’un, je citerai un sujet sous-estimé : la nécessité et la difficulté de maîtriser la floraison de labels, qui peuvent tout aussi bien éclairer le consommateur et en faire un consomm’acteur, figure décisive d’une mondialisation multipolaire et non écrasante, que noyer tout un chacun sous un fatras d’indicateurs impossibles à maîtriser.
Cap sur l’Afrique en 2007, où la soif de justice reste à mes yeux la leçon du FSM de Nairobi. Le commerce équitable, l’appropriation du produit des ressources par les peuples et non par quelques profiteurs, la stigmatisation de la violence, occupent le devant de la scène. Une visite au Tribunal pénal international pour le Rwanda, à Arusha, en Tanzanie toute proche, placé sous l’égide d’une brochette internationale de juristes remarquables, complètera le tableau.
Le FSM de 2009 a pris ses quartiers à Belem, sur l’estuaire de l’Amazone. C’est le moment poignant de l’apparition sur la scène mondiale des peuples indigènes, au premier rang desquels ceux du Brésil, très oubliés du gouvernement Lula. Ainsi, les Yanomamis m’ont marqué par la fermeté de leurs revendications, la qualité de leur organisation et le fier maintien de traditions respectueuses de l’humain et de la nature. L’appui d’un de nos compatriotes, Silvio Cavuscens, n’y est pas pour rien.
Que sera Dakar 2011 ? Laissons-nous porter par ce que pourront offrir les centaines ou les milliers d’ateliers, les rencontres dans les forums parallèles, comme celui des parlementaires ou des Verts mondiaux («Global Greens»), la forte dynamique de la délégation suisse – composée comme d’habitude de journalistes, de parlementaires, de membres des ONG et de syndicalistes, réunis par E-CHANGER et Alliance Sud –, les nombreux contacts dans le pays alentour et la visite de projets de développement.
Le FSM reste fidèle à sa vocation: un lieu de débat, de rencontres, un puissant inspirateur de projets, mais pas un acteur des réalisations politiques.
*Luc Recordon, conseiller aux États,
Membre du Comité de E-CHANGER