Le travail social dans la coopération au développement

Le présent article tente de répondre à ces questions et de mettre en évidence des expériences et des perspectives concrètes. En s’appuyant sur les activités d’E-CHANGER, une organisation active dans la coopération par l’échange de personnes, basée à Fribourg, l’objectif est d’étayer la thèse selon laquelle il existe un lien étroit entre le travail social et la coopération au développement. Mais, comme nous le verrons, pas n’importe quelle forme de travail social dans n’importe quel environnement de coopération au développement.
 
Le lien entre travail social et coopération au développement
 
La simple comparaison des définitions possibles de ces deux domaines d’activité ne laisse aucun doute quant à leur proximité. Ainsi, l’association brésilienne des travailleurs sociaux participe aux réflexions approfondies menées par la Fédération internationale des travailleurs sociaux (IFSW), en vue de mettre à jour la définition du travail social, lors de sa conférence internationale à Stockholm, en été 2012. Selon l’association brésilienne, le travail social est « un ensemble de mesures socio-éducatives ayant une incidence sur la reproduction sociale et matérielle de la vie, avec des individus, groupes, familles, communautés et mouvements sociaux dans une perspective de transformation sociale »[1]. Dans le même ordre d’idées, Alliance Sud, la Communauté de travail des œuvres d’entraide suisses, définit la coopération au développement comme une contribution aux efforts de développement, compris « comme un processus d’affrontements sociaux permettant aux populations de se libérer progressivement de l’oppression, de la stigmatisation, de l’âge de la minorité et de la misère »[2].
 
Ces deux définitions font clairement apparaître que tant le travail social que la coopération au développement renforcent et soutiennent les acteurs sociaux dans leurs processus de transformation sociale. Si l’on prend également en compte la notion de coopération par l’échange de personnes d’UNITÉ, association faîtière suisse de cette forme de coopération spécifique, la relation entre travail social et coopération au développement s’en voit encore renforcée. UNITÉ conçoit la coopération par l’échange de personnes comme « une forme de coopération internationale dans laquelle ni l’argent ni la technologie n’occupent le premier plan, mais plutôt la rencontre, l’échange et l’apprentissage commun entre êtres humains du Nord et du Sud »[3]. En ce sens, le travail social et la coopération au développement ne sont certes pas des domaines d’activités que l’on pourrait représenter par des cercles concentriques, mais il s’agit bel et bien de deux domaines spécifiques, semblables sur le plan de leur contenu et de leur nature.
 
La réalité du marché du travail
 
Or, lorsque l’on analyse les informations mises à disposition par CINFO, le Centre d’information, de conseil et de formation pour les professions de la coopération internationale, on découvre avec surprise que les profils professionnels du travail social apparaissent tout au plus de manière marginale dans les offres d’emploi de la coopération internationale[4]. Durant l’année 2010, CINFO a enregistré plus de 1’800 offres d’emploi dans le domaine de la coopération internationale. Dans plus de 600 de ces offres d’emploi (soit 34%), le profil professionnel souhaité est directement associé à la coopération au développement. Parmi les autres offres, on trouve les domaines d’activité les plus variés tels que la gestion, la santé, la communication, la technique etc. Le travail social y est aussi représenté, mais seulement dans un nombre négligeable d’offres d’emploi (20), qui représentent à peine 1% de l’ensemble des offres de CINFO.
 
Les statistiques dont dispose UNITÉ, l’association suisse pour l’échange de personnes dans la coopération au développement, dressent un portrait semblable[5]. Le travail social est pourtant mieux représenté, comme secteur professionnel, dans la coopération par l’échange de personnes, basée sur la participation de professionnels volontaires à des projets sociaux pour une durée d’au moins trois ans, qu’au sein du marché du travail général de la coopération au développement. Or, les possibilités d’engagement sont de plus en plus réduites. Alors qu’en 1996, 38 (20%) des 186 professionnels déployés étaient actifs dans des domaines spécifiques du travail social, ce pourcentage a chuté à 13% en 2010.
 
Nous sommes donc confrontés à une contradiction flagrante entre, d’une part, les similitudes, au plan du contenu, entre le travail social et la coopération au développement et, d’autre part, la présence marginale du travail social sur le marché du travail de la coopération au développement.
  
La spécialisation croissante de la coopération au développement
 
Dans un premier temps, on pourrait expliquer cette contradiction par la spécialisation croissante des profils professionnels recherchés dans le domaine de la coopération au développement. On fait souvent valoir que les profils généralistes (dont le travail social fait clairement partie) correspondent de moins en moins aux besoins des organisations partenaires dans les pays du Sud et que c’est la raison pour laquelle les profils spécialisés sont de plus en plus souvent sollicités. On parle, dans ce contexte, de la modernisation du transfert de savoir en tant que notion traditionnelle de la coopération au développement. Alors que, ces dernières dizaines d’années, l’aide au développement traditionnelle comptait encore des métiers à prédominance manuelle, elle nécessite aujourd’hui des spécialisations et des compétences techniques de plus en plus pointues.
 
Cette tendance croissante à la spécialisation accentue toutefois les risques bien connus que comporte le transfert des connaissances. En effet, plus sont poussées les connaissances de l’acteur du Nord engagé dans la coopération au développement dans le Sud, plus est élevé le danger de mettre l’accent sur l’ignorance de l’autre. Paulo Freire, le pédagogue brésilien de la libération, parle d’un « messianisme technologisé de nature bourgeoise » qui « pense pouvoir atteindre une modernisation des structures de manière mécanique » [6].
 
La pression constante des évaluations d’impact
 
À cela s’ajoute la nécessité croissante de légitimer la coopération au développement dans les « pays donateurs » eux-mêmes. Elle est soumise à des pressions constantes pour l’amener à prouver sa pertinence et doit donc être en mesure d’afficher des résultats toujours plus importants, dans des délais toujours plus brefs. Même si le souhait de parvenir à des résultats et de produire des effets grâce à la coopération au développement est tout à fait légitime, la tendance actuelle consistant à accorder une importance excessive à l’évaluation d’impact à court terme présente le danger d’accroître les risques liés à la spécialisation croissante.
 
Pour répondre aux exigences de preuves d’efficacité à court terme, les organisations partenaires du Sud doivent utiliser des méthodes de plus en plus complexes. Ces exigences ont des conséquences directes sur le choix des organisations partenaires dans le Sud. Il n’est donc pas surprenant que les organisations de la coopération par l’échange de personnes, dont la raison d’être est pourtant de coopérer directement avec la population grâce à l’échange, travaillent elles-mêmes de manière très restreinte avec les mouvements sociaux de base, au sein des sociétés civiles du Sud, et qu’elles privilégient de plus en plus la collaboration avec des ONG locales. Les statistiques d’UNITÉ (2010) révèlent que les mouvements sociaux ne représentent pas plus de 10% de l’ensemble des organisations partenaires. Par contre, les organisations ecclésiales et les ONG constituent près de 75% de toutes les organisations partenaires[7].
 
Quelles connaissances pour quels acteurs sociaux ?
 
Le développement de l’Amérique latine montre pourtant que les explications, qu’elles soient basées sur la théorie de la modernisation ou sur celle de la démocratie, sont insatisfaisantes. Alors que le continent latino-américain était presque entièrement dominé par des dictatures militaires il y a une trentaine d’années, les possibilités de participation politique se sont aujourd’hui multipliées avec succès. La démocratie formelle s’est imposée comme forme de gouvernement sur l’ensemble du continent. En parallèle, celui-ci a connu un vaste processus d’industrialisation allant de pair avec une évolution technologique.
 
Il n’en reste pas moins que les écarts salariaux et les disparités entre riches et pauvres, ainsi que les différences de répartition et d’accès à la prospérité, restent pratiquement inchangés. Ni la modernisation, ni la démocratisation n’ont supprimé les structures sociales injustes. Au contraire : la présence dominante de la politique néolibérale dans les années 90 n’a fait qu’aggraver les constellations injustes de domination/soumission au sein de la société latino-américaine. Jusqu’à aujourd’hui, le continent reste « la région du monde affichant la plus grande inégalité sociale. En dépit d’un recul, dans certains pays, des disparités de revenus, entre 2000 et 2007, le coefficient GINI moyen[8] des revenus du continent (0,57) est supérieur de 36% à celui du revenu asiatique et de 18% à celui des pays d’Afrique subsaharienne »[9]. Nous sommes donc confrontés au paradoxe du « triangle de l’Amérique latine » associant « l’injustice sociale, la pauvreté et la démocratie électorale »[10].
 
En d’autres termes, la coopération au développement, au sens du renforcement du processus de transformation sociale, n’est pas, en premier lieu, un défi purement technique visant à combler un manque apparent de connaissances. Elle doit avant tout aborder les questions de pouvoir afin d’être efficace. La question essentielle est de savoir quels acteurs sociaux sont renforcés et soutenus par la coopération. Ce n’est pas le transfert de connaissances techniques qui est décisif, mais bien plus le renforcement systématique d’acteurs sociaux luttant pour les droits humains de la majorité de la population ainsi que pour son droit à une participation équitable, mais qui se voient exclus des négociations relatives aux stratégies de développement nationales et internationales.
 
Autonomisation des acteurs sociaux visant à renforcer l’efficacité de la coopération au développement
 
La coopération au développement trouve donc sa raison d’être dans l’accompagnement et l’appui aux groupes de population marginalisés, dans la promotion de leurs possibilités de participation et dans le renforcement de leurs processus d’autonomisation ; aussi est-elle étroitement liée à une conception critique du travail social. Cette notion se distancie de la reproduction de services sociaux isolés et résiste à la tendance actuelle qui fait avant tout du travail social un instrument de contrôle et d’adaptation. La présence d’un travail social critique au sein de la coopération au développement renforce la production du social depuis la perspective des « damnés de la terre »[11] et renforce l’émergence d’acteurs sociaux stratégiques : les mouvements sociaux et leurs réseaux.
 
Paulo Freire a décrit sans équivoque le rôle des travailleurs sociaux dans les processus de changement social : « les travailleurs sociaux agissent, avec d’autres acteurs, au sein d’une structure sociale. […] [Cette dernière] est marquée par la contradiction entre l’intervention pour son maintien et l’engagement pour sa transformation. C’est pourquoi les travailleurs sociaux […] ne peuvent pas faire preuve d’un détachement froid en invoquant un statut de techniciens neutres. Le fait de dissimuler son propre choix, de le cacher derrière un flot de technologies ou de l’enfouir sous une apparente neutralité, ne revient pas du tout à faire preuve de neutralité, bien au contraire : cela revient à travailler pour le maintien du statu quo. Il est naïf de penser que l’on peut jouer un rôle abstrait en usant de méthodes et de concepts d’action neutres intervenant dans une réalité qui n’est jamais neutre, elle non plus. […] Alors que les travailleurs sociaux qui optent pour la méthode traditionnelle revendiquent une neutralité impossible dans leurs actions et font miroiter aux individus, aux groupes et à la société des possibilités d’action tonitruantes, les travailleurs sociaux engagés tentent de dévoiler la réalité et de favoriser des processus de transformation. Ils travaillent avec les gens et jamais en les ignorant, précisément parce que ces derniers sont considérés comme des sujets »[12].
 
La coopér-action d’E-CHANGER
 
Le travail social critique présente un grand potentiel, encore largement inexploité, au sein d’une coopération au développement accordant la priorité au renforcement des acteurs sociaux des pays du Sud. En tant qu’organisation suisse de coopération solidaire Nord-Sud, E-CHANGER s’efforce de mettre en pratique cette conception de la coopération au développement. Plus d’un quart de tous les volontaires actuellement en fonction possèdent une expérience professionnelle dans le domaine du travail social.
 
Anciennement «Frères sans Frontières», E-CHANGER travaille depuis 50 ans en partenariat étroit avec des organisations et des communautés locales en Amérique latine et en Afrique. Son but est de renforcer les mouvements sociaux et leurs réseaux afin d’améliorer les conditions socio-économiques. Grâce à plus de 40 professionnels volontaires affectés à des partenariats au Brésil, en Colombie, en Bolivie, au Nicaragua et au Burkina Faso, E-CHANGER joue un rôle novateur dans la domaine de la participation citoyenne.
 
Mais la coopération réalisée par E-CHANGER ne se limite pas aux pays du Sud : grâce à son vaste réseau de groupes de soutien, et dans une perspective d’apprentissage réciproque, l’organisation mène également, auprès de la population suisse, une action de sensibilisation au développement durable et à la solidarité internationale. Les professionnels volontaires engagés sont d’ailleurs appelés « coopér-acteurs ». Ils servent de trait d’union entre les organisations locales au Sud et la société civile en Suisse.
 
* Beat Tuto Wehrle est le Secrétaire général d’E-CHANGER. Il est théologien et a récemment obtenu un master en travail social à São Paulo, au Brésil. Contact: b.wehrle@e-changer.ch
 

[1] Conselho Federal de Serviço Social – CFESS, A definição de trabalho social da FITS : por que revisar ? Serviço Social & Sociedade – Revista trimestral de Serviço Social, Année XXXI, número 108, Cortez Editora, São Paulo, novembre 2011, pp. 733-747

[2] AllianceSud, Lignes directrices de politique de développement, Lausanne, 2004, http://www.alliancesud.ch/fr/publications/downloads/lignes-directrices.pdf.

[3] Unité, Image directrice, Berne, 2007, p.1

[4] Cinfo, Offres d’emploi cinfoPoste – Statistiques 2010, Bienne, 2011, https://www.cinfo.ch/org/CP/dokumente/2010-Statistik-cinfoPoste-F.pdf.

[5] Unité, Jahresstatistik 2010, Berne, 2011, p.12, http://www.unite-ch.org/12archiv/archiv10_statistic/Unite-Statistik-2010def.pdf.

[6] Paulo FREIRE, Pädagogik der Solidarität. Für eine Entwicklungshilfe im Dialog (Pédagogie de la solidarité. Pour une aide au développement par le dialogue), Hammer Verlag, Wuppertal, 1974, p.59.

[7] Unité, Jahresstatistik 2010, Berne, 2011, p.7, http://www.unite-ch.org/12archiv/archiv10_statistic/Unite-Statistik-2010def.pdf.

[8] Le coefficient de Gini est une mesure du degré d’inégalité de la distribution des revenus dans une société donnée. Il a été développé par le statisticien italien Corrado Gini. Le coefficient de Gini est un nombre variant de 0 à 1, où 0 représente l’égalité parfaite et 1 représente l’inégalité totale.

[9] Kristina Dietz, Sozial-ökologische Ungleichheiten. Zum Verhältnis von Gesellschaft, Natur und Demokratie in Lateinamerika (Inégalités socio-écologiques. Du lien entre société, nature et démocratie en Amérique latine). In: Ingrid WEHR und Hans-Jürgen BURCHARDT, Soziale Ungleichheit in Lateinamerika (Inégalités sociales en Amérique latine), Nomos Verlag, Baden-Baden, 2011, p.107

[10] Programa de las Naciones Unidas para el Desarrollo – PNUD, La democracia en America Latina – Hacia una democracia de ciudadanas y ciudadanos, Buenos Aires, 2004, p.36

[11] Paulo FREIRE, Pedagogia da autonomia. Saberes necessários à prática educativa. Paz e Terra, São Paulo, 1997, p.16

[12] Paulo FREIRE, Ação cultural para a liberdade e outros escritos. 5ème édition, Cortez Editora, São Paulo, 1981, pp.31-34
 

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