Le zapatisme « renaît » et annonce une nouvelle manière de faire de la politique

Onze ans après le soulèvement indigène, le Chiapas continue de propager l’utopie
 

« Alerte rouge générale ! ». Le 20 juin 2005, après des mois d’un silence relatif, l’Armée zapatiste de libération nationale (EZLN) annonçait au monde l’application d’une mesure extrême d’urgence dans les territoires sous son contrôle, ce qui alimenta immédiatement les hypothèses les plus diverses.
 
Cette annonce préoccupante, lancée du coeur de la forêt Lacandona, parcourut des milliers de kilomètres en quelques secondes pour parvenir aux endroits les plus éloignés de la planète. Les principaux réseaux d’information alternative  et  certaines transnationales de l’information  rendirent immédiatement de la décision rebelle. Une fois de plus, les voies virtuelles et de nombreux multiplicateurs rompaient « le cercle du silence », dénoncé sans relâche par le zapatisme.
 
Comme il y a onze ans et demi, lorsqu’ils se firent connaître au monde le 1er janvier 1994, les zapatistes s’appropriaient Internet pour transmettre leur vérité, utilisant ainsi cette nouvelle méthodologie de communication révolutionnaire qui, depuis leur apparition publique, en a fait l’un des soulèvements populaires les plus médiatisés de l’histoire contemporaine.
 
L’alerte impliquait le fermeture de tous les « caracoles », des bureaux des « Juntes de bon gouvernement » et des conseils autonomes zapatistes; c’est-à-dire le retour à la clandestinité totale et la disparition publique des instances de pouvoir populaires mises en place par l’EZLN durant ces dernières années.
 
Fin juin, un nouveau communiqué du sous-commandant Marcos (le mythique et jusqu’ici dirigeant inconnu, avec passe-montagne et pipe) élucida ce mystère. Du 20 au 26 juin, avait été réalisée une large consultation démocratique parmi les bases du mouvement et les communautés indigènes. 98 % des personnes consultées avaient approuvé une « nouvelle initiative politique de caractère national et international », visant à révolutionner davantage la lutte indigène et paysanne commencée dans cette région du sud-est mexicain et qui cherche aujourd’hui à faire un ambitieux pas en avant.
 
L’utopie du Chiapas
 
L’EZLN a pris les armes, le 1er janvier 1994 (1), le jour même où entrait en vigueur le traité de libre commerce entre les Etats-Unis, le Canada et le Mexique. Une date emblématique dans la consolidation du modèle de globalisation néo-libérale en Amérique du Nord.
 
Ce soulèvement qui impliquait l’entrée en action d’un nouvel acteur socio-politique jusqu’alors inconnu sur la scène mexicaine se concrétisa par la prise de cinq localités de Los Altos et de la forêt du Chiapas, ainsi que par la publication de la (première) Déclaration de la forêt Lacandona qui définissait les bases conceptuelles et la stratégie du mouvement. Les zapatistes y revendiquaient leur caractère de « force indigène, produit de 500 ans de lutte », c’est-à-dire depuis la conquête espagnole.
 
Ils ne préconisaient pas la conquête du pouvoir et l’instauration du socialisme, objectif habituel d’autres expériences de guérilla latino-américaines. Ils se « limitaient » à demander que les pouvoirs législatifs et judiciaire restaurent la légalité nationale en déposant le président (alors en fonction) Carlos Salinas de Gortari, accusé d’autocratie et de corruption (2). D’autre part, comme élément complémentaire, le mouvement du Chiapas revendiquait comme base de sa légitimité l’article 39 de la Constitution mexicaine: « La souveraineté nationale réside dans le peuple, qui a le droit de modifier la forme de gouvernement ». Après 10 jours de lutte (avec au moins 150 morts), s’engage un processus de dialogue et de négociation avec les autorités fédérales et l’EZLN, dont l’une des exigences principales consistait à élaborer une loi des droits et des cultures indigènes. Une loi approuvée par le Congrès en avril 2001, mais avec des modifications du texte original négocié avec les rebelles, raison pour laquelle le processus de dialogue « instable » était resté bloqué.
 
Depuis lors, le zapatisme a développé ses propres structures organisationnelles et gouvernementales dans les zones qu’il contrôle, entrant ainsi dans un processus assez silencieux d’accumulation de pouvoir propre. Toujours vigilant, avec des structures semi-clandestines et devant affronter, durant toutes ces années, les offensives militaires ouvertes du gouvernement mexicain, des massacres (comme celui du village d’Acteal en 1997), en passant par des pressions, des encerclements et des violations flagrantes des droits humains (3)
 
Avancer pour ne pas tout perdre
 
Trois semaines après l’annonce de « l’alerte rouge » et la fin du processus de consultation au sein des communautés, un autre communiqué de la direction de l’EZLN annonça la levée de cette mesure à partir du 15 juillet. Le fonctionnement de ses structures de gouvernement, ainsi que les visites et contacts internationaux, se normalisèrent dès cette date.
 
Les rebelles du Chiapas ont en outre annoncé quelle stratégie ils mettront en oeuvre à partir du mois d’août 2005.Selon la 6e déclaration de la forêt Lacandona, cette stratégie consiste à sortir – physiquement et politiquement – du sanctuaire chiapanèque pour impulser une large politique nationale d’alliance avec d’autres acteurs sociaux qui luttent pour changer le Mexique. »Nous allons continuer à lutter pour les peuples indiens du Mexique, mais non pas seulement pour eux, ni avec eux, mais pour tous les exploités et dépossédés du Mexique », signale le document. Il indique que ce contact avec « les gens simples et humbles du peuple mexicain » permettra de promouvoir « un programme de lutte clairement anti-capitaliste, c’est-à-dire anti-néolibéral, pour la justice, la démocratie et la liberté ».
 
Tout cela avec la vision d’élaborer une nouvelle Constitution « qui reconnaisse les droits et les libertés populaires et qui défende le faible contre le puissant ». A cette fin, l’EZLN enverra des délégations de sa direction « pour effectuer ce travail sur tout le territoire et pour un temps indéfini ». Il est aussi prévu que l’EZLN « établira une politique d’alliances avec des organisations et des mouvements non-électoraux qui se définissent théoriquement et pratiquement à gauche pour construire D’EN BAS ET PAR EN-BAS une alternative à la destruction néo-libérale, une alternative de gauche pour le Mexique ».
 
Derrière toutes ces propositions, le projet zapatiste de « tenter de construire ou de reconstruire une autre manière de faire de la politique, dans l’esprit de servir les autres, sans intérêts matériels, avec sacrifice, avec honnêteté, qui respecte sa parole, dont l’unique rétribution soit la satisfaction du devoir accompli ». Un projet aussi simple que complexe. Une bombe éthique au coeur d’un pays et d’un continent traversé par la corruption généralisée des instances de pouvoir et le désenchantement des majorités populaires.
 
Fondement « moral » de la nouvelle proposition zapatiste ? Deux arguments d’une importance capitale. Le premier, le concept toujours actif de la solidarité internationale: « Dire à tous ceux qui résistent et qui luttent à leur manière, dans leur pays, qu’ils ne sont pas seuls, que les zapatistes (même très petits) vont voir de quelle manière les aider ».  D’où la promesse – tintée d’une forte symbolique – d’envoyer 8 tonnes de maïs dans le camion nommé « Chompiras » ou 2 récipients de 200 litres chacun avec de l’essence ou du pétrole pour Cuba. Ou du maïs pour les indigènes de Bolivie et d’Equateur. Ou d’envoyer aux Européens de l’artisanat ou du café, provenant de leurs coopératives, « pour qu’ils le vendent pour financer un peu leur lutte. Et s’ils ne le vendent pas, ils peuvent toujours prendre un café et discuter de la lutte contre le néo-libéralisme et, s’il fait un peu froid, ils pourront se réchauffer avec les couvertures zapatistes ».
 
Le second argument réside dans le profond esprit autocritique présent à de nombreux reprises dans la 6e Déclaration. Parmi ces points, « le respect envers les femmes » (élément féministe) et le rapport entre le politique et le militaire, avec le constat que l’EZLN s’était ingérée dans des décisions qui revenaient aux autorités démocratiques, c’est-à-dire « civiles », dans les zones sous contrôle zapatiste. L’utopie du Chiapas s’est rénovée et réactualisée durant ces dernières semaines. Des pas aussi risqués que significatifs, dont seul l’avenir pourra juger de leur validité.
 
« Nous sommes arrivés à un point où nous ne pouvons pas aller plus loin. De plus, il est possible que nous perdions tout notre acquis si nous restons comme nous sommes et que nous ne faisions rien de plus pour avancer. L’heure est venue de nous risquer une nouvelle fois à faire un pas dangereux, mais qui en vaille la peine. Un nouveau pas dans la lutte indigène n’est possible que si elle s’allie avec les ouvriers, les paysans, les étudiants, les enseignants, les employés, c’est-à-dire les travailleurs de la ville et de la campagne ».
 
Sergio Ferrari
Trad. H.P.Renk
Service de presse E-CHANGER
 
 
 
1) Parmi les nombreux publications (en français) sur le soulèvement zapatiste: Guiomar Rovira, Zapata est vivant ! : l’insurrection des indigènes du Chiapas racontée par eux-mêmes. Paris, Ed. Reflex, 1995.
2) Carlos Salinas de Gortari avait été élu président du Mexique en 1988, suite à un processus électoral marqué par une fraude caractérisée pour empêcher la victoire de Cuauthemoc Cardenas, candidat du Parti de la Révolution démocratique (PRD) et fils du président Lazaro Cardenas (1934-1940) – qui avait nationalisé le pétrole en 1938 et relancé la réforme agraire
3) Sur ces différents événements, pour les années 1994-2000: « Correos de Centro América » (édition française), publié à Lausanne et disponible à la Bibliothèque cantonale et universitaire.
 
 
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Les piliers de l’utopie zapatiste
 
Le zapatisme est aujourd’hui, sans aucun doute, l’un des emblèmes de la résistance au modèle néo-libéral. Né à un moment très particulier sur la scène internationale, peu de temps après la chute du mur de Berlin (novembre 1989) et de la défaite sandiniste au Nicaragua (février 1990), le discours de l’EZLN a eu diverses conséquences directes immédiates.
Il a représenté une gifle au modèle hégémonique néo-libéral et l’a démythifié – un groupe d’indigènes, qui se permettent de défier le pouvoir dominant. Il a constitué un message d’espoir pour d’autres indigènes et des acteurs sociaux émergents. Il a réanimé la solidarité internationale à un moment où cette dernière avait perdu ses paramètres de référence conceptuelle.
 
Le zapatisme a élaboré une série de concepts qui continuent d’alimenter le débat et d’enrichir la réflexion. « Il a configuré un horizon idéologique, éthique, linguistique et culturel propre. Les Indiens ne se voient plus de la même manière qu’avant 1994 », affirme Luis Hernández Navarro, responsable de la rubrique « Opinion » pour le journal mexicain « La Jornada » . Les zapatistes ne préconisent pas la prise du pouvoir, mais la résistance à celui-ci. Ils se définissent comme « force rebelle » et conçoivent la rébellion comme un mouvement insurrectionnel pour la vie. « Mort à la mort, vive la vie » fut l’une des consignes inscrites sur les murs lorsqu’ils occupèrent San Cristobal de las Casas Comme le relève Luis Hernández Navarro, « le zapatisme trouve ses racines dans une réalité locale et dans un horizon planétaire: la lutte contre le néo-libéralisme, la valeur de l’esprit communautaire, la reconnaissance de la gestion collective, la revendication des identités, la défense de la nature, la libération des femmes et la solidarité internationale. Le résultat final est néanmoins distinct de chacun de ces aspects.
 
Parmi les ingrédients de ce mélange, on trouve les utopies indigènes, la lutte agraire inspirée par le général Emiliano Zapata  -d’où vient le nom de zapatisme- le guévarisme du Che et les propositions de libération des chrétiens progressistes. Ces dernières semaines, des autres piliers renforcent cette utopie zapatiste: s’unir aux autres secteurs sociaux opposés au néo-libéralisme (ouvriers et étudiants), négocier un plan de lutte, proposer une nouvelle Constitution et reconstruire la manière traditionnelle de faire de la politique. (Sergio Ferrari)

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