« L’économie solidaire est un chemin novateur que nous sommes en train de construire »

Troisième partie d’un entretien avec Marcos Arruda, économiste et éducateur du PACS – Institut de Politiques Alternatives pour le Cône Sud – situé à Rio de Janeiro, Brésil. Un nouveau paradigme économique se dessine au Brésil. De plus en plus de personnes se rallient à l’idée que notre monde doit changer, qu’il doit être plus solidaire.

Quelle alternative entrevois-tu pour le Brésil ?

L’économie solidaire est un chemin novateur que nous sommes en train de construire au Brésil et ailleurs dans le monde : à partir de la conscience du fait que nous sommes tous des enfants de la même espèce, de la même mère-terre et que l’économie mondial dominante est insoutenable à moyen terme. On crée des nouvelles entreprises autogérées et des nouveaux rapports socio-économiques basés sur les valeurs de la coopération, la solidarité et de rapport harmonieux avec la nature.

Lula a reçu une délégation qui préparait des événements liés à l’économie solidaire lors des rencontres du Forum Social Mondial. Il a accepté notre pression pour introduire au sein du gouvernement une agence responsable de la promotion de l’économie solidaire. Nous avons proposé un secrétariat lié à la présidence ou à un ministère qui soit déterminant pour réaliser un projet de développement national. Ma proposition de base allait dans le sens de le situer dans un ministère de planification et coordination du développement. Cet organe serait le régisseur de la diversité d’autres ministères autour d’un projet commun de développement du pays. L’économie solidaire aurait été liée à ce ministère là.

Lula a un autre concept. Il s’imagine que nous voulons simplement des emplois et de bons salaires. Dans ce cadre, s’il y a une économie solidaire, c’est pour compenser le chômage croissant. Le secrétariat d’économie solidaire a donc fini au ministère du travail. Il faut maintenant travailler avec ce qu’on a pour pouvoir avancer plus loin.

Qu’entends-tu par économie solidaire ?

C’est une économie qui est née à l’intérieur de la vieille comme un arbre petit et faible, mais qui possède énormément de potentiel. Il pourrait devenir le grand système socio-économique de ce terrain qui est le Brésil. Nous croyons que l’économie actuelle s’apparente à une économie de guerre, d’exclusions, d’inégalités, de souffrances, d’afflictions, d’oppressions et d’aliénations.

La plupart des gens ne sont pas heureux dans ce système. Nous sommes intimement convaincus que l’être humain cherche son bonheur. Nous souhaitons donc une économie de joie, de rencontres, de communication, d’échanges, de partages, de bonheur, de fêtes…une autre économie où le plus important est les gens. Nous avons restitué au mot grec économie son sens originel : la gestion de la maison. Qu’est-ce qui est important dans la maison ? Ses habitants. Les murs et la décoration ne sont là que pour le bien-être des gens. L’économie nationale doit être orientée en fonction des besoins de la population.

Pragmatiquement qu’est-ce que cela signifie ?

Une nouvelle économie va venir de l’ « empoderamento », où construction du pouvoir à l’intérieur même des personnes, communautés et peuples, de chaque individu qui réalisera inéluctablement qu’il n’est pas heureux dans ce monde d`inégalités et d’injustices, et qu’il peut contribuer à changer cela. Le corps, le foyer familial, la communauté, On commence avec sa propre maison : son corps, ensuite la famille, puis la communauté, le village, le pays, la planète ! Toutes ces maisons sont matières de notre responsabilité individuelle et collective. Devenir sujet de son propre développement, en tant que personne et collectivité, c’est cela la grande clé. Accumuler et produire des biens matériels ne sert à rien si cela ne correspond pas à un moyen pour le développement humain et social. La solidarité, la réciprocité et le partage doivent remplacer toujours et encore la concurrence.

Comment cette économie peut substituer l’actuelle économie de marché ?

C’est un travail de fourmis humaines. Il nous faut construire petit à petit de nouvelles relations sociales, de nouvelles formes de consommer, d’échanger, de produire des biens et des services. Notre relation avec la nature se doit d’évoluer aussi. Construisons des réseaux dans notre vie quotidienne et des synergies qui augmentent notre capacité de renouveau et de démonstration pour convaincre les gens qui ne connaissent pas encore cette dynamique. Au fur et à mesure que cela se développe au Brésil, il y a de plus en plus de gens qui y adhèrent et qui commencent à agir dans leur vie pratique de chaque jour, dans leurs rapports interpersonnels et communautaires de manière solidaire.

C’est un travail de transformation sociale, économique, politique, culturelle, personnelle, spirituelle ; tout doit changer. C’est un nouveau paradigme de vie. Il n’y aura pas une nouvelle société sans un nouvel être humain.

Penses-tu que cette économie solidaire puisse vivre, voire cohabiter dans un contexte international néolibéral ?

Réussir sera très difficile dans ce cadre. Heureusement ce contexte n’est pas éternel. Il nourrit un énorme potentiel de crise. Je crois que ces crises potentielles sont un atout pour l’économie solidaire. Nous préparons de petites torches qu’on essaie de mettre ensemble pour créer une certaine luminosité. Nous savons que le jour où la lumière de l’économie du capital mondialisé s’éteint avec une crise globale, soit financière, soit écologique ou sociale, les gens aveugles chercheront l’espoir, une autre lumière. Ils vont alors réaliser qu’il y a d’autres lumières, encore faibles, peut-être, mais qui constituent un réel espoir et une réelle possibilité de survie pour l’humanité. Je crois aussi que la dimension spirituelle de la vie qui évolue sans cesse va être un facteur décisif pour l’émergence d’une économie centrée sur l’être humain et sur la libération de son temps de travail pour qu’il puisse développer les dimensions supérieures, mentales et spirituelles, de son être.

Vous espérez implanter ce modèle d’économie à l’extérieur du Brésil…

J’ai passé ma journée d’aujourd’hui à donner des exemples d’économie solidaire au Pérou, au Mexique, aux Philippines, aux Indes, en France, en Suisse. Il y a beaucoup de modèles de petites entreprises qui travaillent avec des idées axées sur les besoins de ses travailleurs. Il y a aussi des réseaux de collaboration solidaire. Et, toujours plus, des gouvernements qui s’intéressent à promouvoir une économie centrée sur les besoins humains, plutôt que sur le profit et l’accumulation matérielle. Comment être cohérent par rapport à l’énergie que nous consommons ? Tout doit être pensé en détail pour le bien-être de la communauté. Le but est de remplacer la barbarie actuelle.

Pensez-vous que ce mode de pensée se rapproche du modèle anglo-saxon qui se nomme la Responsabilité Sociale des Entreprises?

Non. C’est un autre chemin, très compliqué parce que les entreprises continuent d’opérer dans une économie de tuerie, néo-libérale. La compétitivité oblige les entreprises à jouer un jeu où les règles sont claires. Il faut être prêt à jeter les travailleurs, à donner plus d’importance aux machines, à faire violence contre la nature, etc.

Changer son comportement signifie bien souvent ne pas être compétitif. Je connais des cas d’entreprises qui ont décidé de devenir socialement solidaire. Ils ont commencé à travailler sur le thème du bien-être des travailleurs et l’éducation des communautés. En investissant en fonction des êtres humains, ils ont paradoxalement découvert un potentiel de productivité croissante. C’est l’avantage coopératif. Car c’est l’être humain qui crée le capital et l’argent et pas le contraire. Le travail, le savoir et la créativité humains sont, en effet, l’âme du capital.

L’avènement de l’économie solidaire signifie-t-il une rupture ?

Il y aura une rupture. L’évolution de la terre est une histoire d’évolution et de révolutions. Les grandes révolutions géologiques – tels que la création d’une chaine de montagnes – ont été construites grâce à des millions d’année de petits changements qu’on ne remarque pas sur le moment. Lorsqu’on atteint une limite d’équilibre, c’est tout d’un coup un changement de grande échelle, une révolution. Notre économie actuelle est à l’ère des grands dinosaures. Certains facteurs ont amené leurs disparitions et des petits organismes tels que les mammifères, plus évolués, ont pris une place plus prédominante. Je donne souvent cet exemple pour dire que l’histoire est beaucoup plus longue que quelques années de nos vies. C’est pour cela que je fais confiance à l’être humain. 50 ans d’une vie ne sont rien vis-à-vis de l’histoire. Toute vision à long terme doit entrevoir l’évolution de l’humain selon une échelle qui se compte en milliers, voire millions d’années.

Que fait le secrétariat d’économie solidaire ?

Il fait la promotion de l’économie solidaire et l’éducation d’autres secteurs du gouvernement fédéral ; il défend une économie centrée sur les valeurs du travail en fonction de l’être humain. Savoir et créativité remplaceraient le concept d’accumulation des biens matériels.

Le secrétariat finance des initiatives sociales telles que les réunions pour organiser les réseaux nationaux, des foires et des marchés, et pour renforcer le forum brésilien de l’économie solidaire (FBES), une articulation de réseaux sociaux d’économie solidaire. Il finance aussi des programmes. Il essaie de faire face à au style conformiste du système coopératif hérité du temps de la dictature militaire. Il y a des coopératives qui ont été instrumentalisées par les entreprises pour précariser le travail des salariés. On les jette dehors, on leur demande de s’organiser en coopérative, puis on fait un contrat avec la coopérative. Au final, les ouvriers continuent de travailler pour les grandes entreprises, mais sans les droits sociaux qu’elles sont obligées de garantir selon la loi.

Le secrétariat travaille à nettoyer ce monde de coopératives viciées. Il cherche aussi à négocier avec le système judiciaire pour apprendre à faire la différence entre les coopératives authentiques et les précarisées.

Le secrétariat cherche à élaborer, en collaboration avec le FBES, une législation pour l’économie solidaire au niveau national et étatique. C’est actuellement une source d’encouragement, parce que les nouvelles lois reconnaissent l’économie solidaire comme un nouveau secteur de l’économie.
Propos recueillis par Olivier Grobet

Fragments de paroles

Marcos Arruda : « Trois ans de déceptions et de désillusions aboutissent à une coupure au sein de la société brésilienne. »
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Marcos Arruda: « L’économie solidaire est un chemin novateur que nous sommes en train de construire »
Marcos Arruda :  » Il nous faut voir le développement non pas comme un point d’arrivée, mais comme un processus permanent d’aller toujours au-delà de ce qu’on a déjà entrepris en terme d’humanisation. « 

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