Les mouvements sociaux, acteurs de résistance et de production

Sergio Ferrari*____________
 

L’Amérique latine à la recherche d’alternatives
 
Le continent latino-américain vit un moment historique particulier. Aujourd’hui, 280 millions de ses habitants (sur un total de 513 millions) vivent dans des pays avec des gouvernements révolutionnaires, progressistes ou « ouverts ». En même temps, les mouvements sociaux impulsent de plus en plus des propositions économiques créatives. La recherche d’alternatives, dans ce dynamique continent, s’effectue à partir de la base
 
A la fin du premier lustre de ce nouveau millénaire, l’Amérique latine vit un moment géopolitique très particulier en matière de pouvoir institutionnel. Malgré leur fragilité et des contradictions de nature très diverses, l’émergence de gouvernements « progressistes » qui prennent une certaine distance avec l’administration Bush et qui se montrent favorables à un autre type d’intégration régionale définit le champ politique continental.
 
Un moment peut-être encore plus significatif que celui déjà vécu au début des années 1970, avec l’expérience révolutionnaire à Cuba, et des gouvernements progressistes au Chili (Salvador Allende, jusqu’en septembre 1973), l’Argentine (la brève restauration démocratique avec Hector J. Cámpora, en 1973), le Panama d’Omar Torrijos et l’expérience militaire progressiste au Pérou, dirigée par le général Juan Velasco Alvarado, jusqu’en 1975.
 
Une géopolitique positive
 
Aujourd’hui, hormis Cuba, le Venezuela vit un processus de transformation significative avec sa révolution bolivarienne. Au Brésil, en Argentine, en Uruguay et au Chili, les gouvernements sont progressistes ou « ouverts ». De plus, en Bolivie, le MAS (Mouvement vers le socialisme) d’Evo Morales a de bonnes possibilités de gagner les prochaines élections. Au Mexique (104 millions d’habitants), Andrés Manuel López Obrador, candidat de centre gauche, pourrait devenir président en juillet 2006, malgré les critiques d’une bonne partie de la société civile mexicaine réunie autour du zapatisme.
Cette situation positive n’est cependant ni linéaire, ni exempte de sérieux problèmes pour certains de ces gouvernements. Il suffit de prendre le cas le plus notoire, celui du Parti des Travailleurs et de Lula au Brésil, affaiblis par des cas de corruption qui impliquent une bonne partie des principaux collaborateurs du président (1). Sans oublier le lourd héritage qu’implique l’impact des conditions macro-économiques imposées par les institutions financières internationales (2). Mais les erreurs commises par la gauche sont significatives et ne peuvent être sous-estimées dans un continent lassé des mauvais gouvernements. Depuis 2001, des explosions populaires ont provoqué le départ de présidents néo-libéraux et incapables en Argentine, en Bolivie et en Equateur.
 
Malgré tout, aujourd’hui, pour la première fois depuis des années, le système d’alliance mis sur pied par les Etats-Unis en Amérique latine est partiellement affaibli. Un élément significatif, vu l’énorme offensive belliciste menée à l’échelle mondiale par Washington durant ces quatre dernières années, depuis le 11 septembre 2001.
 
Washington applique une sorte de « doctrine de sécurité nationale » (sur le modèle des dictatures latino-américaines des années 1970), étendue à l’échelle mondiale. On peut la résumer dans ces termes : « combattre le terrorisme, c’est-à-dire tous ceux qui ne pensent pas comme nous et ne sont pas nos amis » (3). Cette doctrine, mise en œuvre par le général Jorge Videla en Argentine après le coup d’Etat de 1976, est appliquée 30 ans plus tard par Bush pour définir sa politique internationale.
 
Pour contrecarrer cette situation géopolitique défavorable sur le continent, les gouvernants étatsuniens recourent à une stratégie basée sur 3 axes :
1)      renforcer les secteurs qui leur sont proches, plus particulièrement le gouvernement colombien ( en tentant de contrôler ainsi la région des Andes) et les alliés centro-américains ;
2)      réactualiser leur présence militaire croissante dans différentes zones du continent, grâce à des opérations bilatérales (4) ;
3)      Imposer leur modèle néo-libéral extrême, sur la base des accords de libre commerce et de traités continentaux.
 
Ce modèle condamne 10 % de la population du continent, soit 52,5 millions de personnes, à la malnutrition absolue. Selon un récent rapport de la FAO, le nombre de pauvres a passé de 110 millions, en 1960, à 226 millions aujourd’hui, soit 44 % de toute la population latino-américaine. L’Amérique latine est l’une des régions du monde les plus polarisées économiquement parlant : 10 % des secteurs les plus riches concentrent entre leurs mains 40 % des revenus.
 
Les nouveaux acteurs sociaux
 
Si les gouvernements « ouverts » ou progressistes existent réellement, tout aussi significatives sont l’apparition et la consolidation en Amérique latine de nouveaux acteurs sociaux. Une vague de propositions et d’organisations sociales en mouvements : depuis la toujours rénovée expérience zapatiste au Chiapas (Mexique) jusqu’au mouvement « piquetero » en Argentine, en passant par le Mouvement des travailleurs ruraux sans terre (MST) au Brésil, peut-être aujourd’hui le plus structuré et l’une des références essentielles pour les mouvements sociaux du continent. Sans oublier l’organisation des peuples indigènes en Equateur et en Bolivie (dans ce dernier cas, il faut y ajouter le mouvement des cultivateurs de la coca) ; les mouvements jeunes apparus dans des pays aussi marginalisés que le Paraguay ; les mobilisations sociales contre les privatisations dans différents pays, pour ne citer que quelques exemples.
 
A divers degrés d’organisation et de force, ces mouvements développent de nouvelles pratiques sociales ; ils inventent quotidiennement de nouvelles définitions politiques ; ils redéfinissent leur stratégies (comme l’a fait le zapatisme, avec sa récente 6eme Déclaration de la forêt Lacandona) ; ils se positionnent de manière critique par rapport aux gouvernements (y compris progressistes ou « ouverts ») et, dans la majeure partie des cas, revendiquent leur autonomie face à ces gouvernements, aux Etats et aux partis politiques.
 
Ces acteurs sociaux partent du constat que l’actuelle démocratie représentative a de grandes limites et que la logique économique dominante (le modèle néo-libéral) ne permet pas de satisfaire les besoins minimaux basiques de la population, ni ne garantit la qualité de vie et de dignité essentielle pour les peuples. De manière variable, tous ces mouvements sociaux se confrontent au modèle dominant, le combattent et le dénoncent.
 
Dans de nombreux cas, ils développent des formes de production très diverses (à petite, moyenne ou grande échelle), qui comment à se profiler comme des embryons d’alternative en construction. En clair, ce sont des acteurs sociaux qui comprennent la nécessité de se consolider aussi comme acteurs productifs.
 
Une économie au service des gens
 
La fabrique de céramique FaSinPat (Fabrique sans patron), l’ancienne entreprise Zanón (5), à Neuquén (au sud de l’Argentine) est gérée par les travailleurs depuis 2001. Cette année-là, le patron Luis Zanón, tenta de fermer cette entreprise qui occupait 380 ouvriers. 270 d’entre eux décidèrent de continuer à produire et empêchèrent donc la fermeture. Aujourd’hui, il y a plus de 450 travailleurs en activité, qui ont augmenté la production, de 15.000 mètres de céramique à 300.000 mètres par mois. La sécurité et les conditions de travail ont été sensiblement améliorées. Si jusqu’en 2001 on dénombrait 300 accidents par an – la moitié d’une certaine gravité et au moins un mort par année -, ce chiffre se monte aujourd’hui à 33 accidents légers. Une part des bénéfices est donnée à la communauté.
Il existe actuellement un « mouvement national des fabriques récupérées par les travailleurs », qui réunit 80 entreprises et qui a commencé à s’organiser à la fin des années 1990 pour regrouper des entreprises en faillite, qui avaient été abandonnées par leurs patrons, mais pas par les travailleurs. De même, de nombreuses organisations « piqueteras » utilisent une part de l’allocation individuelle versée mensuellement par le gouvernement aux chômeurs pour développer des micro-entreprises collectives, dont l’impact économique est réel.
 
De l’Argentine au Mexique, malgré les milliers de kilomètres et le vécu différent qui séparent ces pays, existe une même aspiration à la recherche d’alternatives. Par exemple, les expériences productives des « juntes de bon gouvernements » au Chiapas, qui administrent les différentes municipalités autonomes, impulsées par les zapatistes. Les principaux défis sont d’atteindre une meilleure auto-suffisance économique, en produisant et en consommant à partir des communautés (6). La semence collective des haricots, du riz et du café représente le pilier de cette expérience, y compris pour l’exportation dans certains cas (7). Conscients de l’épuisement de la terre dans certaines zones, comme Los Altos, en raison de l’utilisation d’engrais chimique, les communautés recourent aujourd’hui aux engrais naturels.
 
Différents projets sont en cours : des coopératives pour l’exportation de café, des ateliers de cordonnerie, des coopératives d’artisanat, des magasins pour la vente de nourriture, de café et de miel. Dans certaines zones, les coopératives disposent de camions utilisés pour les transports publics et pour commercialiser la marchandise dans d’autres régions, évitant ainsi les coûts très élevés des intermédiaires.
 
Par la mission « Paix avec démocratie », « la visite auprès des juntes de bon gouvernement révèle la force du processus autonome zapatiste, ses possibilités de projeter ses enseignements bien au-delà de l’aire géographique du Chiapas. (…) La résistance, condition historique des peuples indigènes, définit les pratiques autonomes des zapatistes maya et ceux-ci vont construire ce monde possible auquel nous aspirons tous et toutes ».
 
Dans la seconde semaine de septembre 2005, à Maceio (8) – Etat de Alagoras (Brésil) -, s’est ouverte la 6e foire de la réforme agraire. Une nouvelle en plus qui pourrait passer inaperçue, si l’on ne connaissait certains éléments : en moins de deux jours, ont été vendus plus de 200 tonnes de produits, à des prix moitié moins chers que ceux du marché. Dans cette fête, organisée par le Mouvement des travailleurs ruraux sans terre (MST) du Brésil, participaient avec leurs propres produits la Centrale des mouvements populaires, la Centrale unique des travailleurs, la Commission de la Pastorale de la Terre (conférence des évêques catholiques du Brésil). Cette initiative, déjà pratiquée dans d’autres Etats et municipalités, pourrait se tenir mensuellement à l’avenir.
 
Les expériences productives florissantes mises en œuvre dans de nombreux sites du MST sont déjà monnaie courante. Sur la base de la production coopérative, l’augmentation de la récolte est considérable. Dans quelques régions, le MST a créé de véritables supermarchés pour approvisionner bien au-delà de ses sphères d’influence. Les bénéfices sont redistribués solidairement entre les travailleurs, et partagés avec d’autres campements encore privés de terre. Dans les unités de production les plus développées, travaillent par rotation des paysans qui vivent sur des sites occupés temporairement et qui n’ont pas encore de parcelles propres. Un solide organigramme productif, qui se profile comme exemple, accompagné toujours de la formation politique, d’une identité culturelle et de l’éducation primaire, secondaire et parfois universitaire pour les occupants.
 
La nouvelle logique de l’économie solidaire (il y a de nombreux exemples sur le continent) et la lutte pour la souveraineté alimentaire, défendues par des réseaux internationaux comme Via Campesina – dont le MST est l’un des principaux membres (9) – sont des concepts alternatifs de poids. Ils transcendent le simple cadre idéologique pour se concrétiser dans des réalités quotidiennes, qui prouvent la viabilité des mouvements sociaux comme acteurs productifs.
 
A un autre niveau, les jardins collectifs de Caracas, qui produisent des légumes, représentent un premier pas alternatif à l’importation de 70 % des aliments consommés au Venezuela. Plus de 4000 micro-jardins nouveaux qui ont surgi dans la capitale durant ces derniers mois (avec l’appui gouvernemental et celui de la FAO) existent aujourd’hui dans les quartiers populaires, répartis sur des petites terrasses. Les 20 jardins les plus grands, organisés comme coopératives urbaines, produisent et vendent des tonnes de légumes frais. Ce sont des parcelles d’un demi hectare, souvent entourées de bureaux dans des zones commerciales ou financières de la capitale.
 
La majeure partie des habitants du continent souffrent  aujourd’hui du système d’exclusion. Il n’est donc pas surprenant qu’une « nouvelle » logique imprègne chaque mouvement social (urbain, rural, indigène, ouvrier). Aujourd’hui, il est pratiquement inimaginable de trouver des mouvements axés exclusivement sur la lutte. Il est clair que la résistance passe aussi par la viabilité, c’est-à-dire la capacité de s’organiser au niveau de la production, démontrant ainsi sa capacité en tant qu’acteur de résistance… et sujet initiateur d’une économie alternative.
 
*Trad.  H.P. Renk
Service de presse E-CHANGER
 
1)      cf. articles sous les rubriques « Brésil » des sites Internet http://www.risal.collectifs.net/ (en français) et http://www.rebelion.org/ (en espagnol).
2)      Fin 2002, le président sortant Fernando Henrique Cardoso (connu antérieurement comme l’auteur d’écrits sur la « théorie de la dépendance » des pays du Sud) avait fait signer à l’ensemble des candidats (y compris Lula) une lettre d’engagement à respecter les obligations du Brésil envers le FMI et la Banque mondiale.
3)      L’une des premières applications, après les attentats du 11 septembre 2001 à New York, fut certainement le coup d’Etat manqué du 11 avril 2002 contre le gouvernement bolivarien de Hugo Chavez, au Venezuela.
4)      Par exemple, la présence de militaires étatsuniens sur la « Triple frontière » (Paraguay, Brésil, Argentine), suite à un accord entre Washington et Asunción conclu en novembre 2004
5)      Cf. article de Gladys Martínez, in : « Diagonal ».
6)      « Chiapas y las alternativas zapatistas », in La Jornada (México), 21.4.2005. Il s’agit d’un rapport élaboré par une délégation de personnalités dans le cadre d’une mission de « Paix avec démocratie », qui a visité cette zone en février 2005.
7)      El café « RebelDia » est vendu même en Suisse…
8)      D’après des informations fournies par le MST.
9)      Parmi les membres européens de « Via Campesina », la Confédération paysanne en France

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