« Les transnationales doivent appliquer les mêmes règles au Sud et en Suisse »

Comment éviter que Syngenta engrange des millions en vendant aux pays du Sud des pesticides interdits en Europe à cause de leur toxicité? Comment faire en sorte que Glencore ne soit pas complice de déplacements forcés et de travail infantile afin d’exploiter les matières premières extraites du sous-sol du Congo, de la Bolivie ou de la Colombie? Ou encore comment éviter que Triumph licencie en masse des travailleurs philippins syndiqués afin de délocaliser la production? Ces questions sont à la base de cette campagne qui se déroulera au moins jusqu’en juin 2012. Entrevue avec Michel Egger, l’un des responsables de la coalition Alliance Sud et coordinateur de cette initiative en Suisse romande.
 
P: Les principales organisations suisses de coopération, de droits humains et d’environnement soutiennent cette initiative en faveur de la protection des droits humains et de l’environnement dans le Sud. Pourquoi?
 
Michel Egger (ME): Cette campagne s’inscrit dans le contexte de la mondialisation actuelle. Au niveau international, les multinationales deviennent de plus en plus puissantes. En même temps, les normes visant à réguler ces entreprises et à garantir qu’elles respectent les droits humains et l’environnement sont à la traîne. Il existe bien, par exemple, un Pacte mondial dans le cadre des Nations Unies ainsi que de nombreuses initiatives d’autorégulation des entreprises, mais cela n’est pas suffisant. Nous constatons un important décalage entre la montée en force des multinationales et les moyens existants pour les réguler.
La Suisse est le pays qui a la plus forte densité de multinationales au monde par habitant. Nombre de ces entreprises violent les droits humains et dégradent l’environnement dans les pays où elles sont actives, notamment à travers leurs filiales ou leurs fournisseurs locaux. Or, la législation suisse ne contient pas de disposition qui oblige les multinationales helvétiques à répondre de leurs activités au Sud. Elle n’offre pas non plus de possibilités pour les victimes d’obtenir efficacement réparation. Celles-ci ne peuvent ni déposer des plaintes collectives au plan civil ni être représentées par des associations au plan pénal.
 
P: Quel message veulent faire passer les ONG suisses?
 
ME: Il est primordial que l’Etat définisse un cadre juridique contraignant, qui fixe des obligations claires pour les multinationales. Il doit prendre les mesures nécessaires pour que ces dernières ne puissent pas violer impunément les droits humains et les standards environnementaux à l’étranger. Il convient donc notamment d’éliminer la séparation juridique entre la maison mère et ses filiales. De plus, il est nécessaire de créer des bases légales pour que les personnes lésées par les activités de ces multinationales, de leurs filiales ou fournisseurs, puissent intenter une action en justice en Suisse afin d’obtenir réparation. Le droit suisse, pour le moment, ne le permet pas. Il autorise au contraire une véritable déresponsabilisation des sociétés mères.
 
P: Quels sont les objectifs spécifiques de la Campagne « Droit sans frontières »?
 
ME: Il y a deux objectifs qui vont se décliner en deux temps. D’abord, nous cherchons à sensibiliser l’opinion publique sur ces problèmes. Nous allons présenter des cas de violations des droits humains et des normes environnementales par des entreprises suisses. Durant cette première phase, nous souhaitons que la population, mais aussi les membres et réseaux des associations engagées dans la campagne, prennent conscience de la gravité de la situation et des lacunes des instruments existants pour la changer, tant au niveau du droit helvétique qu’à celui de la politique du gouvernement. Dans un deuxième temps, nous essayerons de convaincre le Parlement – aux plans national et éventuellement cantonal – d’introduire des modifications légales  afin que les multinationales doivent prendre les mesures nécessaires pour respecter les droits humains et l’environnement et afin que les victimes puissent accéder à la justice. Cela entraînera certaines révisions des codes civil et pénal. En résumé, nous commencerons par la sensibilisation au problème pour passer ensuite à un plan plus directement politique et juridique.
 
P: L’insensibilité de la majorité des multinationales actives dans les pays du Sud n’a rien de nouveau. On peut même dire que c’est la norme depuis toujours. Pourquoi dès lors lancer une campagne de cette nature en ce moment précis? Pourquoi ne pas l’avoir fait plus tôt?
 
ME: On peut l’expliquer par le contexte international, actuellement plutôt favorable. D’une part, une campagne semblable a été lancée en 2005 au niveau européen. Nous pensons qu’il est important que la Suisse et ses transnationales ne restent pas à l’écart. D’autre part, il existe depuis quelques années un mouvement vers une régulation – encore soft – des multinationales dans le cadre des Nations unies. On peut mentionner les travaux de John Ruggie, l’ancien représentant spécial pour la question des droits humains et des entreprises. Il a défini un cadre de référence fondé sur trois piliers: obligation pour les gouvernements de protéger les populations contre les violations des droits humains par des tiers – y compris par des entreprises –, responsabilité de ces dernières de respecter les droits humains et enfin droit des victimes à une réparation à travers un accès à la justice.
La campagne que nous lançons s’inscrit dans cette dynamique. Elle exige de la Suisse qu’elle prenne ses obligations au sérieux. Notre pays, berceau des droits humains et siège de nombreuses multinationales, peut et doit jouer un rôle pionnier dans ce domaine.
 
P: Une déclaration de guerre des ONG contre l’entreprise privée? Juste au moment ou l’un des principes de la coopération officielle helvétique est la promotion d’une collaboration entre le secteur public et le secteur privé?
 
ME: Il ne s’agit pas d’une déclaration de guerre. Il est vrai que la coopération publique suisse au développement fait les yeux doux au secteur privé. Nous suivons – notamment à Alliance Sud – ce trend d’un œil critique. Car pour nous, la première contribution du secteur privé au développement est de respecter et promouvoir les droits humains et la protection de l’environnement. Il est essentiel également que notre gouvernement se montre plus critique et plus exigeant envers les multinationales suisses. Il est temps enfin qu’il élabore une stratégie beaucoup plus cohérente entre les divers acteurs de la politique internationale de notre pays : le Secrétariat d’Etat à l’économie (SECO), la Division politique IV (DFAE) et la Direction du Développement et de la Coopération (DDC).
 
 
*Sergio Ferrari
Traduction Rosemarie Fournier
Service de presse E-CHANGER en collaboracion avec Le Courrier
 
 www.droitsansfrontieres.ch
 

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