Marcos Arruda : « Trois ans de déceptions et de désillusions aboutissent à une coupure au sein de la société brésilienne. »

Premier volet d’un entretien avec Marcos Arruda, économiste et éducateur du PACS – Institut de Politiques Alternatives pour le Cône Sud – situé à Rio de Janeiro, Brésil. Marcos Arruda  commente le contexte social et politique du Brésil à travers son histoire. Après trois ans au pouvoir, le gouvernement de Lula ne convainc plus.

Quel serait le panorama que Marcos Arruda aurait envie de donner du Brésil aujourd’hui, tant d’un point de vue économique que social ?

Le Brésil a été colonisé pendant presque 400 ans, qui a donc eu une histoire de souffrance avec une population mixte et métis issue de nombreuses régions du monde. Europe, Afrique et culture indienne s’y mélangent donc. A partir de 1888, le Brésil est le dernier pays à se libérer de l’esclavage. En 1889, l’histoire républicaine du pays débute. Ce rétrospectif historique est important pour comprendre nos origines qui marquent encore l’histoire contemporaine.

Notre élite est extrêmement coloniale, autoritaire, violente, arrogante et égoïste. La population est quant à elle très humble, dépendante, soumise par cette histoire. Nous n’avons jamais eu de révolution, voire de libération. La société est majoritairement appauvrie malgré un pays riche en ressources naturelles. Le manque de révolte contre les injustices fait partie du paysage politique au Brésil.

Aujourd’hui, après 21 ans de dictature entre 64 et 85, on a vu 15 ans de gouvernements civils qui ont donné continuité à la structure sociale pyramidale, caractérisée par des inégalités sociales et destruction continue de l’environnement. En 1994 on a élu un président social-démocrate, Cardoso avec l’espoir qu’il serait quelqu’un capable d’incarner un changement de stratégie politique. Le Brésil espérait une confrontation des réalités sociales du pays à travers les négociations de la dette et une meilleure utilisation du budget de l’Etat pour résoudre les problèmes sociaux. Il nous fallait rentamer un processus de croissance économique avec distribution du revenu et de la richesse. Rien de cela ne s’est passé.

Le gouvernement Cardoso s’est dédié à détruire l’Etat, à faire diligence à la mondialisation néolibérale, à privatiser les entreprises étatiques et à abriter un régime de corruption encore peu dénoncé aujourd’hui. Il a été remplacé en 2003 par Lula, qui est arrivé au pouvoir en  incarnant un énorme espoir du peuple brésilien. On voyait tous Lula comme un symbole de changements qui s’annoncent et qui ouvre la porte à d’autres transformations ailleurs dans le monde, notamment vers un monde post-néolibéral.

Lula, dans les faits, a perpétué les politiques macro-économiques du gouvernement Cardoso et a maintenu les structures qui génèrent les inégalités et la subordination du Brésil aux capitaux étrangers. L’investissement étranger a toujours le droit de cité au Brésil.

Trois ans de déceptions et de désillusions aboutissent à une coupure au sein de la société brésilienne. Une partie croissante de ceux qui ont appuyé Lula, plus ceux qui l’ont rejoint parce qu’il a été élu avec un projet de changement, se disent maintenant que Lula les a trahi. Il n’a pas tenu ses promesses promulguées lors de ces campagnes. Il n’a pas fait face à la dette publique, ni aux problèmes structurels pour lesquels il a été élu.

Une autre partie pense qu’il y a encore de l’espoir et qu’il faut encore appuyer Lula car avec un mandat de plus, il pourra entreprendre ce qu’il avait promis à la base. Cette scission représente bien ce que vit le Brésil aujourd’hui à la veille des élections nationales d’octobre et novembre 2006.

Les élites veulent conserver Lula au pouvoir malgré le fait qu’il pourrait dénoncer les corruptions que le PT a vécues. Les grands financiers, banquiers, chefs d’entreprise et grands propriétaires agroindustriels sont tous derrière Lula. Il faut relever qu’ils avaient les moyens de réaliser un « impeachment ». Ils préfèrent voir le PT se détruire par lui-même, par ses erreurs. A mon avis, ils ont tort et vont perdre les élections. Malgré ses mésaventures, Lula aura, à mon avis, vraisemblablement encore un mandat.

Quelles sont les structures qui produisent les inégalités sociales ?

J’appelle cela les facteurs de l’appauvrissement du pays et du peuple. Je parle au niveau économique de la dette extérieure et intérieure, des accords de commerce néolibéraux, surtout l’accord de l’ALCA et les politiques économiques qui ont pour résultat d’approfondir les inégalités sociales, éducationnelles et culturelles. L’idéologie néolibérale constitue un grand danger car elle détruit l’Etat de bien-être social en le remplaçant par le marché. Cette loi du marché constitue une illusion dans un monde en phase de monopolisation. Penser que la liberté du marché va survivre est une illusion. Déjà aujourd’hui, la plupart des secteurs économiques sont détenus par un petit nombre de grandes entreprises ou corporations qui tuent toujours plus la liberté du marché capitaliste.

Ceux qui restent en chaque secteur économique, deux ou trois grands groupes, font cartel ou s’entretuent et tendent à devenir un seul. C’est une guerre de requins qui s’évertuent à devenir toujours plus grands. A la fin, nous aboutirons à ce que j’appelle un monde de dinosaures. En s’efforçant de tuer l’autre et à être le seul roi, on en devient monopoliste et totalitaire. Nous évoluons actuellement vers une économie de totalitarisme qui génère une politique totalitaire. C’est un cercle vicieux. Voici le cadre sombre, mais réel dans lequel se situe le Brésil aujourd’hui.

La dette, le commerce international, la croissante militarisation du monde et de l’Amérique latine par les Etats-Unis, la formation des leaders de nos armées aux USA, l’occurrence entre les bases américaines et les ressources minérales, tout ceci démontre une intentionnalité de fortifier le régime autoritaire des relations internationales. Ce sont pour moi des facteurs d’appauvrissement et de subordination des pays d’Amérique latine.

Pour faire face à cela, il faudrait une politique différente : promouvoir la démocratie participative et directe. C’est ce que nous attendions de Lula. Personnellement, je n’espérais pas de grandes révolutions de lui, à part porter au niveau national le mode « PTiste » de gouverner ; c’est-à-dire inaugurer un rapport transparent et continu du gouvernement fédéral avec les grandes masses et engager la population dans le processus de création des politiques publiques et de gestion du gouvernement à travers le budget. D’ailleurs, le budget participatif est devenu un énorme succès dans plusieurs villes du pays avec une expérience accumulée de 16 ans de mobilisation et éducation populaire.

Que ce soit au niveau des quartiers et des familles jusqu’au niveau des conseils municipaux où le budget était discuté entre exécutif, législatif et représentants de la société civile élus par les assemblées de quartier, le budget participatif mobilise l’ensemble des acteurs sociaux. Lula serait en mesure de lancer des processus de consultation populaire sur les thèmes les plus stratégiques du développement du pays. Il ne l’a jamais fait à part en octobre passé avec comme question : « fin du commerce des armes pour éliminer la violence ». C’était un thème absolument secondaire parce que les sources profondes de la violence ne sont pas les armes, mais bien les dynamiques sociales. Sans avenir, ni issues, les jeunes brésiliens sont plongés dans l’univers de la drogue et des mafias de quartier. Il fallait, à mon avis, consulter la population sur la question des dettes financières.

En 2000, nous (Ndlr. : le réseau Jubilé Brésil, dont l’Institut PACS est un membre actif) avons réussi à recueillir grâce à 200 000 activistes plus de 6 millions de signatures remettant en question l’accord avec le FMI et les paiements de la dette sans avoir fait l’audit prévu par la Constitution. En 2002 nous avons promu un deuxième plébiscite sur le projet de l’ALCA (accord de libre commerce des Amériques) avec 10 millions de signatures contre ce traité. Lula a remporté les élections la même année que ce plébiscite. Jamais il n’a pris en compte ces résultats pour en faire la base de la politique nationale brésilienne. Le gouvernement Lula est vraiment une déception. Mais entre un homme de droite et lui, je crois que la majorité des électeurs vont choisir Lula car il incarne le moindre mal.
Propos recueilis par Olivier Grobet

Fragments de paroles

Marcos Arruda : « Trois ans de déceptions et de désillusions aboutissent à une coupure au sein de la société brésilienne. »
Marcos Arruda : « Au lieu d’un projet de pouvoir comme moyen pour réaliser un changement au Brésil, Lula a mis en place un projet de pouvoir pour le pouvoir. »
Marcos Arruda: « L’économie solidaire est un chemin novateur que nous sommes en train de construire »
Marcos Arruda :  » Il nous faut voir le développement non pas comme un point d’arrivée, mais comme un processus permanent d’aller toujours au-delà de ce qu’on a déjà entrepris en terme d’humanisation. « 

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