Mira : « Celui qui ne fait pas lui-même appliquer la loi en sa faveur, n’obtient rien. »

Deuxième interview relatant l’histoire de vie de personnes engagées depuis de longues années dans l’habitat au Brésil, nous avons recueilli les souvenirs de Mira, coordinatrice nationale de l’UNIÃO por Moradia Popular de la Bahia et membre du comité de l’association de quartier Santa Rosa de Lima à Costa Azul. Elle raconte l’épopée d’une occupation située actuellement au milieu de la classe moyenne brésilienne – l’histoire d’une lutte de 35 ans.
 
Lutter dès l’enfance pour accéder au savoir

Mira est née à Boa Vista do Tupim dans la région de l’intérieur des terres, proche de Salvador. Elle est dans les derniers d’une fratrie nombreuse. A l’époque, une famille comme la sienne, avec douze enfants, pouvait suivre la scolarité jusqu’à la quatrième série (environ 10 ans). Mais pour continuer ses études, il fallait soit obtenir une bourse, chose très rare, soit payer un pourcentage des frais de scolarisation. Pour les personnes à bas revenu, la possibilité de poursuivre des études voire de finir l’école obligatoire était et reste très difficile. Mira raconte qu’elle et ces frères et sœurs ont quitté la maison pour travailler afin de payer leur scolarité.
A dix ans, Mira a décidé d’aller travailler dans une ferme encore plus à l’intérieur du pays pour gagner suffisamment d’argent et poursuivre son cursus. Pour elle, les études ont toujours été un objectif fondamental pour améliorer sa condition de vie. Elle est donc partie de la maison contre le gré de sa mère, qui la considérait encore trop petite pour aller travailler si loin.
Son employeuse lui avait promis qu’elle pourrait troquer sa ration de manioc contre sa scolarité, malheureusement la fermière n’a pas tenu ses engagements. Au bout de 3 mois sur place, Mira avait déjà quelques points de repères et s’est aventurée toute seul jusqu’à l’école. Elle s’est rendue compte qu’il y avait des places disponibles et que sa tutrice lui mentait. Folle de rage, elle a décidé d’entreprendre tout ce qui était en son pouvoir pour se faire renvoyer de la ferme et rejoindre sa famille. Sans scolarisation, l’accord avec son employeuse était caduc à ses yeux. Lors d’une visite de l’une de ses sœurs, elle a pu exposer la situation et rentrer dans son foyer.
 
Par la suite, Mira s’est efforcé de reprendre ses études sur Salvador, quitte à devoir affronter une bureaucratie pesante. Incapable de prouver qu’elle avait fini la quatrième série, elle a dû tout reprendre à zéro. Après avoir atteint la septième série à 17 ans, elle a arrêté d’étudier. Le fait de devoir travailler toute la journée, rattraper les cours ratés, l’a totalement découragée. « Je ne voulais même plus entendre quoique ce soit à propos de l’école », exprime-t-elle. A l’approche de la quarantaine, Mira a repris ses études avec en tête l’envie de finir le premier degré d’études brésilien. Encore une fois, elle a dû tout reprendre depuis la quatrième série avec des cours de rattrapage.
 
 
A la quête de sa liberté coûte que coûte

Survivant grâce à un caractère bien trempé, Mira a toujours voulu mener son bout de chemin en prenant ses décisions par elle-même. En femme indépendante, elle a vécu des histoires d’amour avec des hommes, mais elle n’a jamais voulu partager sa vie avec. L’attrait pour les bars de ceux-ci combiné à la violence conjugale que de nombreuses femmes subissent au Brésil lui a toujours donné un sentiment de méfiance envers le genre masculin. Son père n’a du reste jamais été réellement présent pour l’éduquer, ni même a été un mauvais exemple. « J’estime que mon père a été un être merveilleux qui a toujours pris à cœur de s’assurer que sa famille avait de quoi vivre. Il n’était pas du genre à battre sa femme ou ses enfants. Notre vie était stable malgré toutes nos difficultés et j’ai toujours été éduquée hors des violences conjugales. D’ailleurs je n’admets pas ces agissements », exprime-t-elle. Au final, Mira a tout de même préféré suivre sa route malgré la grosse pression qui pesait sur ses épaules lorsqu’elle était enceinte dû au fait qu’on lui demandait de se marier. « Je n’ai jamais voulu troquer ma liberté contre de quoi manger. Je préfère travailler dur et être totalement libre », se confie-t-elle.
De ce fait, Mira est arrivée avec sa fille dans la communauté de Santa Rosa de Lima en 1991. Il n’était pas question de retourner auprès de sa mère. D’ailleurs, depuis son expérience à l’intérieur des terres, elle n’est jamais restée très longtemps avec elle. « Je voulais atteindre mes objectifs par moi-même, grâce à ma volonté et à ma persévérance. C’était du reste la principale qualité que j’avais à l’époque », se rappelle-t-elle. Vivre avec sa mère et sa fille était impossible – raison pour laquelle elle s’est offerte une petite baraque à Costa Azul. Même si ce n’était pas la maison de ses rêves, elle lui appartenait. Personne n’irait l’importuner ou même lui dire ce qu’elle devait faire.
 
A l’origine une occupation au milieu de rien

L’occupation de Costa Azul a débuté dans les années 70. A l’époque, il n’y avait aucun immeuble aux alentours, seulement des arbustes et une végétation typiques de la côte atlantique (« mata atlântica »). Personne n’osait emprunter l’unique route qui passait à côté du terrain. C’est dans ce décor, que plusieurs familles se sont installées avec le peu qu’ils avaient. Aujourd’hui, la petite occupation est perdue autours d’immeubles de la classe moyenne. La communauté de Costa Azul estime que c’est elle-même qui a valorisé ce terrain. Au point même que, dans les années 80, les premières personnes à avoir travaillé sur les chantiers alentours pour construire les immeubles de la classe moyenne n’étaient autres que les habitants de l’occupation.
 
Quand Mira  est arrivée, le quartier a subi une première tentative d’expulsion avec l’intention de détruire leurs baraques. A l’époque,  les habitants s’organisaient toujours dans l’urgence et n’avait pas entrepris de planifier leurs actions. Dès qu’on démolissait leurs petites maisons, ils reconstruisaient derrière. Ils n’allaient pas chercher l’appui des organes publics ou d’entités extérieures. S’ils avaient besoin de faire une manifestation, ils allaient taper aux portes du quartier pour mobiliser les habitants. L’association n’était pas encore officielle ; elle ne possédait pas de statuts et n’était pas composé à partir d’une assemblée générale supposée voter pour élire les membres du comité. Ce n’était pas à proprement dit une communauté participative.
 
S’engager pour défendre son quartier ou devenir citoyen à part entière

Lorsqu’elle est arrivée, il existait déjà un groupe qui travaillait pour améliorer les conditions de vie des habitants du quartier. Mira avait de la peine à leur donner toute sa confiance, mais dès qu’elle le pouvait, elle n’hésitait pas à suivre des réunions. En voyant que ces personnes étaient de la préfecture, elle se sentait menacée. Au fur et à mesure, Mira se rendait compte qu’elle avait des idées et avait malgré tout envie de les exprimer. De plus en plus reconnue, le groupe de réunion l’a sollicitée davantage pour s’impliquer dans l’organisation du quartier. « Je résistais pour ne pas y aller jusqu’au jour où ils m’ont proposé de faire partie de l’association. J’ai accepté non pas parce que mon cœur me le dictait, mais surtout parce que l’on me sollicitait », souligne-t-elle.
A fortiori, Mira admet que cela a été un cadeau qu’on lui a fait. Cela lui a permis d’accéder à des audiences publiques, à des conférences. Petit à petit, elle a acquis beaucoup de connaissances diverses sur les lois, les droits et devoirs des citoyens. Une forme d’apprentissage s’est mise en route à travers l’expérience pratique de la lutte pour son quartier. « Je me sens analphabète d’une point de vue de la scolarité, mais en terme de droits, je ne me considère pas comme tel », rappelle-t-elle.
 
Quand Mira est entrée dans l’association, cette dernière était déjà enregistrée légalement depuis deux ans et bénéficiait d’un comité. Il y avait une réunion ordinaire chaque semaine, entre autre pour accompagner le suivi fait par le CEAS (Centre d’Etude à l’Action Sociale). Leur bilan était plus que mitigé car ils concluaient que l’organisation de l’association laissait encore à désirer. La communauté n’avait pas de vision commune, de préoccupations concrètes par rapport au projet de quartier. Le plus important pour la communauté était de maintenir leurs petites baraques. Le CEAS, voyant qu’ils avaient besoin d’un réel accompagnement et soutien, a suggéré de faire appel à l’Université Catholique pour obtenir des conseils juridiques. Le comité a obtenu cette aide ; ce partenariat perdure encore aujourd’hui avec Ajuda  Projeto de Assessoria Jurídica (UCSAL). La communauté a suivi de nombreux cours pour savoir ce qu’est le social et comment se défendre au niveau des lois. Les habitants ont dès lors été représentés par des avocats lorsqu’il s’agissait de défendre leurs intérêts, notamment pour gagner le terrain.
 
Garder le terrain
 
De 1998 à aujourd’hui, la communauté a dû lutter en permanence pour que le quartier prenne forme tel qu’il est aujourd’hui ; c’est-à-dire avec des petites maisons neuves avec un projet de quartier digne. En 1998, il a subi une nouvelle tentative d’expulsion car le terrain était sujet à convoitises. Etant mieux organisés, connaissant mieux leurs droits, les membres de l’association de Santa Rosa de Lima ont su résister. La communauté a fait appel aux pouvoirs publics pour garantir qu’il n’y aurait pas de nouvelle tentative d’expulsion. Sachant qu’après tant d’années sur le terrain, les habitants avaient légalement conquis le droit de rester sur cette terre. Cependant il existait une loi supérieure qui définissait que tant qu’il y avait de la terre disponible, les habitants pouvaient être délogés. Ils ont réussi ainsi à vendre cette parcelle en un record de temps. Heureusement, le groupe qui vivait sur place avait tissé des liens de solidarités avec de nombreux quartiers aux alentours. Cette alliance a permis de mobiliser 8  bus et donc un maximum de personnes pour manifester leur mécontentement devant les instances politiques. Cet acte public a neutralisé l’application de cette loi dite supérieure. Les politiciens ont tenté de présenter des propositions, mais en voyant le nombre de personnes devant leur bâtiment, ils ont préféré renoncer,  nous raconte-t-elle
 
Amélioration des conditions de vie
 
C’est à partir de cet instant, que la communauté a commencé à lutter pour un projet de quartier global comportant une école, un centre de santé, une crèche, un centre communautaire et des logements neufs. En l’an 2000, un premier projet devait voir le jour. Malheureusement, son financement a été octroyé à un autre chantier. De ce fait, Mira et les siens ont dû aller chercher d’autres ressources financières. Lors de la première conférence nationale de la cité à Brasilia, Mira a représenté l’association et son projet avec une étude concrète de l’argent qu’il manquait pour réaliser le quartier. Elle l’a remis à Olivier Dutra alors ministre de la cité sous le gouvernement de Lula lors de son premier mandat. C’est de cette manière que les projets du « Recanto feliz » et du « Paraiso azul » de Costa Azul tenus par l’association Santa Rosa de Lima ont été financés. Mira a dû encore une fois se battre auprès de la municipalité pour toucher les ressources financières débloquées par le gouvernement fédéral. La situation s’est réellement décantée en 2004 lorsque le projet a subi de nouvelles modifications, notamment pour répondre aux nombres croissants d’habitants du quartier.
 
Spéculation sur le quartier
 
Depuis que la construction a débuté, la communauté est relativement déçue du type d’habitation qu’elle a obtenu. Les appartements mesurent 28 mètres carrés pour une famille souvent nombreuse. De plus, les leaders du quartier luttent au quotidien pour expulser les cols blancs qui achètent les logements afin de spéculer sur le terrain. C’est une manière détournée de prendre possession d’une zone valorisée aujourd’hui en rachetant à bon prix les maisons conçues pour des personnes en situation précaire. Ils n’hésitent pas à offrir 20 000 à 25 000 reais pour une maison en valant 18 000  à des personnes sans le sou afin qu’elles quittent le quartier (N.d.l.r : 18 000 reais équivaut au prix de la construction du logement. Sur le marché de l’immobilier, ils sont estimés à 60 000 reais.). A noter, ces agissements sont assez courants chez les sans-toits. Aujourd’hui Mira estime que sur les 460 logements neufs existants, 200 ont été vendus illégalement. A savoir, les bénéficiaires sont tenus de payer 35 reais par mois sur 10 ans afin d’être propriétaire de leur appartement. Beaucoup de ces familles en situation précaire préfèrent vendre par peur de perdre leur maison car souvent ils ne peuvent pas payer leur contribution. Pour cette population 20 000 reais offerts par les nombreux spéculateurs semblent être une petite fortune.  Les répercussions de cette pratique se voit au bout de dix ans lorsque la population du quartier a considérablement changé de morphologie. Une loi interdit toutefois ce genre de pratique et stipule que les bénéficiaires du programme doivent rester pour les 20 prochaines années dans le logement qui leur a été attribué. Ces transactions se font malgré tout dans un marché parallèle ramenant souvent les sans-toits à leurs conditions de vie initiales. En effet, les familles ayant vendu leur bien perdent le droit de redemander un logement social auprès de l’Etat.
 
L’association de Santa Rosa de Lima se bat contre cet état de fait et négocie en permanence auprès de la CONDER (Compagnie de développement urbain de Salvador) la réappropriation des appartements vendus illégalement afin que d’autres sans-toits en bénéficient. A noter, la moitié du quartier loge encore dans des baraques liées à l’occupation initiale.
 
Mira est attristée par cette situation. Elle se rappelle aux souvenirs de son fils qui lui demande en permanence pourquoi elle se bat pour les autres. Certains implorent en vain les autorités dans le but d’obtenir un appartement, alors que les autres revendent ce qu’ils ont conquis. « C’est réellement une situation très compliquée », souffle-t-elle parfois découragée.
 
L’UNION fait la force

Peu de temps après le début de son expérience avec l’association, plusieurs mouvements populaires se sont joints à leur lutte. Mira ne s’est pas identifié à la majorité d’entre-eux. Il y avait un réel attrait pour le domaine de l’habitation. Plusieurs associations se sont jointes pour créer une union et se renforcer. L’UNIÃO por Moradia popular (l’Union pour l’habitat populaire) existait déjà dans plusieurs Etats, mais avait besoin d’être créé à Salvador. « Pendant trois ou quatre ans, nous nous réunissions chaque semaine dans un quartier différent afin d’échanger nos expériences », se rappelle-t-elle presque nostalgique. Les différentes coordinations, leaders de groupes et membres de quartiers populaires se sont dès lors  regroupés. Le mouvement UNIÃO était né.
 
Santa Rosa de Lima à Costa Azul travaillait sur l’ensemble des facteurs de bien-être de sa population au quotidien, notamment afin de lutter pour conserver le terrain de l’occupation au milieu de la classe moyenne. Il y avait de nombreuses convergences entre les objectifs de l’UNIÃO et ceux de l’association. Le fait de se joindre à un mouvement composé d’une vingtaine de quartiers les a sensiblement renforcé dans leurs revendications pour l’égalité de l’habitat à un niveau plus politique. Les deux entités sont très importantes pour Mira parce qu’elles se complètent, l’une pour la lutte au quotidien au sein de la communauté, l’autre pour faire valoir des revendications plus globales sur l’ensemble du territoire. « Personnellement, mon implication auprès de l’association et du mouvement a été magique. Cela a représenté le début de ma reconnaissance », souligne-t-elle.
 
Questionnements d’une femme de la lutte face à ses proches

A 39 ans, Mira se sent bien, tant avec ses deux enfants et sa petite-fille (Monica, Marcelo et Priscilla) qu’avec son engagement. Elle tente d’assumer seule sa vie de mère de famille et de faire au mieux pour ces enfants. Pour elle, les études sont fondamentales ; c’est pourquoi elle s’assure que sa fille puisse continuer à se former, malgré le fait d’être une jeune mère. Au quotidien Mira s’occupe de sa petite fille et Monica peut ainsi étudier pendant la journée. Lorsque Mira a besoin d’un soutien, elle peut compter sur les femmes de sa communauté sa sœurs et amies qui sont présente au quotidien.
Leader du quartier et grande militante, son investissement et sa dévotion ont permis à de nombreuses personnes de vivre dans de meilleures conditions. Pas seulement au niveau de l’habitat, mais aussi en terme d’éducation, de travail social, d’accompagnement des demandes de la communauté. D’un point de vue personnel, c’est une belle histoire, mais aussi avec un peu de tristesse. « Je dois souvent répondre aux interrogations de mon fils qui ne comprend pas pourquoi je lutte autant et pourquoi nous vivons toujours dans une baraque précaire (deux minuscules salles sans fenêtre et une petite salle d’eau, un peu plus de 20 m2 à partager à cinq), alors que plus de la moitié de la communauté a déjà reçu les clés de leur nouvel appartement », soupire-t-elle. La situation est bien délicate à expliquer à son fils, Marcelo, de 9 ans. Mira se rassure volontiers en jetant un regard sur tout ce qui s’est déjà accompli dans sa communauté et considère son altruisme comme une responsabilité propre envers les autres.
 
Mira finit son entretien sur une touche un peu plus joyeuse, la maison de ses rêves : ce serait une petite maison avec plein de plantes cultivées autours. Une maisonnette avec trois chambre, un salon et une cuisine. Et surtout une des chambres ne serait rien que pour elle ! Elle nous montre sa maison dessinée et espère nous inviter un jour pour un grand « churrasco » (barbecue) dans son jardin.
 
Message pour la Suisse
 
« Celui qui ne fait pas lui-même appliquer la loi en sa faveur, n’obtient rien. Celui qui dort peut perdre tous ses droits. », explique-t-elle. 
 
Elle invite les habitants de la planète à s’organiser pour lutter, à bien connaître leurs droits et ne pas avoir peur de les proclamer, parce que personne ne va le faire à leur place.
 
Propos recueillis par Claire Rinaldi et Olivier Grobet
 
La rubrique de deux volontaires à Salvador de Bahia: Pourquoi pas ToiT?

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