PAYSANNES BRÉSILIENNES RÉPRIMÉES POUR LEUR COMBAT POUR LA VIE ET POUR LA NATURE

Rio Grande do Sul: État de droit ou de droite?
 
Via Campesina contre la fabrique de papier Aracruz et l’agrobusiness
 
Sergio Ferrari et Corinne Dobler*
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Presque trois mois après les faits, la pression judiciaire continue. Pour leur sécurité, plusieurs dirigeantes paysannes brésiliennes se cachent car elles doivent affronter une agression politique dénigrante, masquée par une action judiciaire en cours. Le 8 mars dernier, à Barra de Ribeiro, dans l’état de Rio Grande do Sul, 2000 femmes de Via Campesina réalisèrent une action symbolique dans le cadre de la journée internationale de la femme. En quelques minutes, elles détruisirent une partie de la plantation d’eucalyptus de la transnationale du papier Aracruz (1), à forts capitaux norvégiens. Elles prétendaient ainsi dénoncer la présence agressive des fabricants de papier dans le pays avec leurs « déserts verts » et les conséquences désastreuses pour l’environnement et la population. « Un eucalyptus consomme 30 litres d’eau par jour… et pourtant cet agrobusiness (immense exploitation agricole extensive) ne crée pas de postes de travail », révèle Margarida Silva (2) dans cette entrevue exclusive. Elle y dénonce les nouveaux mythes du développement. Madame Silva, 45 ans, habite la communauté de Santa María, commune de Condor, dans l’État de Rio Grande do Sul. C’est une militante du mouvement des femmes paysannes, principale cible de cette spirale répressive en marche.
 

 

Q: Pouvez-vous nous rappeler les faits qui se sont produits le 8 mars à Rio Grande do Sul et qui sont à la base de cette situation complexe que vivent aujourd’hui les femmes organisées de cet état du Brésil?

R: Le 8 mars rappelle historiquement la lutte des femmes travailleuses. Cette année, une fois de plus, ce jour a été marqué par notre lutte résistante pour la défense de la vie, de l’humanité et de la planète entière. Toute femme qui prend conscience du danger que courent ses enfants n’économise pas ses efforts pour les défendre et garantir leur vie. Nous sommes très préoccupées par la grave situation de l’environnement, l’usage irréversible de la biodiversité et, principalement, par l’avance d’une forme de commerce agricole qui favorise les entreprises transnationales dans l’accès aux ressources et aux richesses naturelles qui nous appartiennent. Cette forme de commerce renforce la monoculture, la concentration, et s’approprie des terres qui pourraient être destinées à la réforme agraire. En outre, elle expulse de leurs terres des paysans, des paysannes, des communautés quilombolas (d’origine africaine) et indigènes. Pour ces diverses raisons, le 8 mars dernier, nous avons organisé des actions pour dénoncer les conséquences néfastes de cette option de développement économique, en nous focalisant sur les fabriques de cellulose qui sont peut-être une des faces les plus récentes et les plus agressives du marché agricole actuel.
 
EAU POUR LES EUCALYPTUS, SÉCHERESSE POUR LES HABITANTS
 
Q: Vous parlez d’agrobusiness et de la cellulose… Pouvez-vous expliquer leur impact sur l’environnement?

R: Les conséquences pour la nature et les êtres vivants sont terribles; nous pourrions dire presque mortelles. Selon des spécialistes, un pied d’eucalyptus consomme environ 30 litres d’eau par jour. Dans notre région, la quantité de pluies annuelles est de 20% inférieure à la consommation d’eau des eucalyptus. Les conséquences sont évidentes et se manifestent par des sécheresses très intenses, avec le risque accru de ne pas disposer d’eau pour la consommation humaine. Dans le nord-est du Brésil où Aracruz est aussi présente, environ 150 rivières se sont déjà asséchées. D’autre part, les usines de cellulose sont extrêmement polluantes. Elles utilisent beaucoup d’eau. Les déchets résiduels liquides affectent nos rivières et nos lacs. Il est aussi prouvé que l’utilisation en grande quantité de chlore pour blanchir le papier est très destructrice pour la couche d’ozone, ce qui entraîne une augmentation de la chaleur.
 
Q: Derrière chaque nouvelle grande usine de cellulose s’élabore tout un discours de croissance rapide de l’emploi et de nouvelles possibilités de travail…

R: La monoculture de l’eucalyptus ne crée pas d’emploi. Aracruz crée un poste direct pour chaque 185 hectares. C’est infime. Mais le plus dramatique, c’est l’expulsion massive des familles paysannes et une invasion chaque jour plus insoutenable des villes, comme cela s’est produit à Espiritu Santo.
 
Q: L’industrie de la cellulose a beaucoup de poids au Brésil?

R: Les plantations d’eucalyptus, de pins et d’acacias progressent. Le marché du bois de cellulose est en pleine croissance. Durant les cinquante prochaines années, ce dernier ne rencontrera pas de grandes difficultés. Selon diverses études, dans notre pays, la demande de bois est supérieure à l’offre. Beaucoup de transnationales ont transféré leurs activités vers les pays du Sud, achetant des entreprises ou créant des sociétés. Leur profit y est plus grand parce que la main-d’oeuvre est meilleur marché et les ressources naturelles immenses. Elles disposent en outre de l’infrastructure nécessaire: routes, ports, télécommunications, etc. Par-dessus tout, l’eau est abondante pour l’instant. A lui seul, l’état de Rio Grande do Sul compte de grands lacs (Lagoa dos Patos et de Mirim) et des fleuves (Uruguay, Ibicuí). L’industrie de la cellulose provoque une très grande pollution. Pour cette raison aussi, les grandes transnationales se sont installées dans les pays du Sud. En outre, les conditions du terrain sont favorables et permettent une production plus rapide et une mécanisation complète de tout le processus. Dans mon Etat, environ 360’000 hectares sont plantés d’arbres destinés à la fabrication de la cellulose. Trois entreprises sont les propriétaires « du désert vert gaucho »: Aracruz Celulose, Votorantim et Stora Enso. Elles produisent pour l’exportation et gagnent beaucoup d’argent. En 2003, Aracruz a enregistré un profit net de 870 millions de réales
(environ 300 millions de dollars). Il ne faut pas oublier non plus que la Banque Nationale de Développement Economique et Social (BNDES), actionnaire de l’entreprise Aracruz (à 12.5% de participation en représentation du gouvernement brésilien) utilise des ressources du FAT (Fonds d’Aide aux Travailleurs) pour financer la monoculture de l’eucalyptus.
 
LA DÉNONCIATION COMME ARME DE SURVIE
 
Q: Comment a réagi l’opinion publique face à l’action des femmes du 8 mars?

R: Face à cette réalité dramatique, les femmes paysannes ne pouvaient pas rester silencieuses. Pour cette raison, elles ont organisé cette manifestation en défense de la vie et de la planète, tout en sachant que des actions de ce type provoqueraient des réactions diverses dans la société, réactions stimulées par les moyens de communication privés et par l’État. Ces sociétés sont aidées par des lois qui protègent leurs industries, même s’il faut pour cela criminaliser la lutte des mouvements sociaux. Cette action des femmes de Via Campesina a bénéficié de l’appui du réseau international de la Marche Mondiale des Femmes, d’entités et d’organisations environnementalistes et religieuses, des églises, des ONG, des mouvements estudiantins, etc. Quelques autorités s’y sont jointes, parmi elles le gouverneur de l’état de Parana, des juges, des parlementaires et des activistes de différents secteurs sociaux.
 
Q: L’action a-t-elle obtenu le résultat attendu?

R : Les femmes ont fortifié leur projet d’agriculture qui lutte pour la préservation de la biodiversité, la production d’aliments diversifiés, l’accès et la permanence à la terre… Ce projet cherche aussi à assurer une politique publique qui permette la production et maintienne la population en milieu rural (santé, éducation, transport, loisirs…). Toutefois les femmes ne peuvent échapper à la situation de répression qui tente de criminaliser la lutte que soutiennent en général les mouvements sociaux populaires. Par cette action, elles ont atteint le coeur même du modèle capitaliste, mettant en garde sur le danger encouru avec la catastrophe écologique en cours, l’extinction de la biodiversité et de la tradition paysanne, ainsi que l’avance du commerce de la cellulose dans les pays du Sud.
 
Q: 37 personnes, la majorité des femmes, ont été accusées juridiquement pour l’action du 8 mars. Que se passe-t-il actuellement, plus de deux mois après les faits?
 
R: Beaucoup de dirigeantes et leurs familles sont poursuivies. Il existe une pression réelle sur les mouvements nationaux ou locaux, avec des ordres de prison préventive et des procès en cours. La méthode pour incriminer – et réprimer – les femmes s’est exprimée de façon arbitraire. Le 21 mars, le délégué de la police, Rudimar de Freitas Rosales, aidé de six agents, a envahi le siège local de l’association des femmes paysannes, à Passo Fundo, Rio Grande do Sul. La police est arrivée à 14 heures, démoli le portail, occupé le terrain de l’association et intimidé, armes à la main, sept femmes et une petite fille qui s’y trouvaient. Elles ont été enfermées dans la cuisine et interrogées avec véhémence. Elles ne comprenaient pas ce qui leur arrivait, car les agents ne s’étaient pas identifiés. C’est seulement plus tard qu’ils ont exhibé le mandat de perquisition établi par le juge, le Dr Sebastião Francisco da Rosa Marinho. Le choc a été tellement grand que les femmes n’ont obtenu l’autorisation de contacter un avocat que plus d’une heure après l’invasion. La perquisition ne s’est pas limitée au seul secrétariat de l’association, mais à toutes les installations (cuisine, secteur de service, chambres), éparpillant tout sur le sol. La police a emporté disques durs, disquettes, billets de transport, argent, récépissés de chèques, archives contenant projets et comptes, cahiers et notes… tous les documents de l’association. En outre, elle a envahi, sans mandat officiel, le siège national de l’association des femmes paysannes situé à l’étage inférieur et qui dispose d’une entrée indépendante. Là, les policiers ont humilié une fonctionnaire et une autre femme. Ils se sont emparés de nombreux documents sans disposer d’aucun ordre judiciaire. D’autre part, le responsable du groupe a intimidé les femmes présentes en leur demandant de se rendre, l’après-midi même, dans les bureaux de la police pour faire une déclaration. Ils ont obligé les femmes à signer cette déclaration sans la présence d’un avocat. C’est scandaleux. Les droits humains essentiels ont été violés et le machisme de l’institution policière s’est vérifié car, dès l’arrivée de l’avocat, les agents commencèrent à traiter les femmes avec respect.
 
Q: Quelle est la situation actuelle après ces faits inimaginables dans un État de droit?
 
R : La police a transmis la dénonciation au ministère public. Trente-sept personnes ont été inculpées, parmi elles quatre étrangères qui n’étaient pas impliquées dans les faits. Les accusations sont irrationnelles: violation de la propriété privée, destruction de plantes et d’un laboratoire, séquestre de biens, espionnage industriel, vol, formation de bande ou association illicite, blanchissage d’argent, etc. Le premier juge chargé de l’affaire était un ancien élève de Fray Sergio, député actuel de l’Etat de Rio Grande do Sul et représentant du Parti des Travailleurs. Il a déjà été écarté et remplacé par un juge de droite. Ceci va activer le déroulement du processus judiciaire.
De notre côté et malgré toutes ces attaques, nous réaffirmons la lutte pour les droits humains, spécialement ceux des femmes travailleuses qui sont attaquées, alors que notre but est de défendre la vie, la biodiversité et la souveraineté alimentaire de la population brésilienne. Nous sommes convaincues, l’histoire l’a démontré, que toutes les formes de lutte en défense de la vie et de l’humanité sont légitimes. Nous n’avons pas le moindre doute…
 
(1) Aracruz  est une entreprise brésilienne, leader mondial dans la production de  cellulose d’eucalyptus blanchie pour la fabrication de papier et de  papier hygiénique. Les entreprises Safra, Lorentzen (beau-frère du roi  de Norvège) et Votorantim détiennent chacune 28% des actions et la Banque Nationale  de Développement Economique et Social (BNDES) le 12,5%. Au Brésil,  Aracruz cultive l’eucalyptus dans les Etats de Espirito Santo, Bahia,  Minas Gerais et Rio Grande do Sul sur une étendue de 261’000 hectares.  Au début de cette année, Aracruz s’est rendue célèbre pour avoir  détruit, avec l’aide de la police militaire, deux villages indigènes  afin de pouvoir cultiver des eucalyptus dans ces territoires. Suite à  ces événements, la Suède a vendu toutes ses actions.
 
(2) Margarida Silva, nom fictif utilisé pour la protection de l’interviewée devant la situation répressive croissante contre les Mouvements des Femmes Paysannes et Via Campesina
 
* Traduction Rosemarie et Maurice Michelet Fournier
Collaboration E-CHANGER, ONG de coopération solidaire
 

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