Planète terre 2006: entre gaspillage et misère Entrevue avec Ignacio Ramonet, directeur du Monde Diplomatique Par Sergio Ferrari*

Q: En qualité d’analyste systématique de « l’universel », comment définiriez-vous la situation de notre planète aujourd’hui, à la fin de l’an 2006?
R: À partir de quatre caractéristiques. La première, déterminante, est la globalisation néo-libérale. C’est une dynamique mondiale particulière: elle est politico-économique, politico-idéologique ou économico-idéologique. La deuxième est l’unilatéralisme américain. Les Etats-Unis dominent la planète, essentiellement au niveau militaire, mais aussi au niveau économique, technologique et culturel. Ils exercent une pression évidente sur tout et sur tous. La troisième est qu’une grande partie du monde est totalement marginalisée à partir des points mentionnés antérieurement. L’Afrique est particulièrement touchée car de nombreuses tragédies s’y concentrent: chômage, migrations massives, maladies, pandémies… La quatrième caractéristique est l’émergence puissante d’importantes régions du continent asiatique, en particulier la Chine et l’Inde. Ce jaillissement aura sans doute une signification particulière qui marquera la seconde moitié de ce siècle.

AMÉRIQUE LATINE AVEC LE VENT EN POUPE

Q: Et l’Amérique latine dans ce concert particulier de la conjoncture mondiale ?
R: Curieusement, l’Amérique latine vit un moment que je définirais comme le meilleur de son histoire, particulièrement durant les dernières cinq années. J’y vois trois raisons. D’abord et pour la première fois, l’ensemble du continent ne souffre pas des tares politiques qui ont caractérisé son histoire au moment, par exemple, des dictatures militaires. Ensuite, pour la première fois aussi, un mouvement démocratique permet l’arrivée au pouvoir de secteurs d’opposition de centre-gauche ou de gauche. Ces nouveaux gouvernements promeuvent des changements démocratiques nécessaires pour ces pays. Enfin, troisième raison, ce moment politique particulier coïncide avec une accalmie économique significative à l’échelle internationale. Cette accalmie se traduit, à partir de la fin de la crise économique sur les matières premières, par des indices généraux de croissance que l’Amérique latine n’avait peut-être jamais connus. Ainsi convergent les conditions objectives, aussi bien politiques qu’économiques, pour que le décollage économique si espéré se produise. Pour la première fois, dans l’ensemble de l’Amérique latine, depuis son accès à l’indépendance dans le premier tiers du 19ème siècle, se concrétise la constitution et/ou la consolidation des classes moyennes dont le rôle a été si important.
 RICHESSE ET DÉSESPOIR SOCIAL
 
Q: Revenons à l’état polarisé et illogique de la planète Terre et reprenons l’analyse précédente. Il semblerait que nous nous dirigions vers un goulet d’étranglement, point extrême des contradictions internes au niveau mondial…

R: Absolument et ceci s’explique. La dynamique actuelle -hégémonique- appelée globalisation, s’appuie une doctrine qui est le néo-libéralisme. Ce dernier attribue à la concurrence et à la compétitivité des valeurs essentielles. Au nom de cette globalisation, dans la majorité des pays, se livre une bataille presque généralisée, opposant le marché à l’État et le secteur privé au secteur public. On incite les gens à se confronter avec les collectivités ou les communautés. C’est une bataille mondiale qui fait que, partout, se rétrécit l’espace de l’État et des services publics. A cause de cette situation, naît le paradoxe suivant: là où une grande croissance économique se développe, apparaît simultanément un grand désespoir social. C’est la caractéristique de notre planète aujourd’hui: tant de richesse accumulée et en même temps deux milliards de personnes qui vivent dans la misère.
 PARADOXE « INFORMATION »
 
Q: En parallèle à cette dynamique dominante, on constate une avalanche d’information, énorme et continue. On vit simultanément le paradoxe d’une plus grande quantité d’information et d’une citoyenneté planétaire chaque jour plus désinformée. Ce paradoxe est-il bien réel?
R: Merci d’introduire ce thème; je coïncide pleinement avec cet énoncé. Cette contradiction majeure est vraiment réelle. Le monde, en raison des grandes avancées technologiques des quinze ou vingt dernières années, produit plus d’information que jamais. Cette avalanche gigantesque se répand à travers la presse écrite, la radio, la télévision et Internet. Mais dans ce même espace de temps, apparaît un phénomène croissant de désinformation ou de mauvaise information. La société perd de plus en plus confiance en l’information. Les canaux émetteurs se multiplient mais ils ne reflètent pas une pluralité informative
 
Q: Votre thèse, lancée il y a quelques années dans le cadre du Forum Social Mondial, plaide en faveur de la nécessité d’une « écologie de l’information »?
R: J’ai lancé cette idée à Porto Alegre pour encourager la création de l’Observatoire International des Médias. Ce dernier a vu le jour dans le but de promouvoir un cinquième pouvoir qui permettrait aux citoyens de récupérer leur propre information objective, en opposition à la logique et au pouvoir des médias actuels.
 
ALTERMONDIALISME: ACTEUR NOUVEAU
 
Q: Conflits et recherche d’alternatives… Tant dans les medias que dans la société, de manière plus globale. Où en est aujourd’hui le mouvement altermondialiste qui se bat pour un « autre monde possible »?
R: L’altermondialisme, la recherche d’options et d’alternatives au niveau planétaire, a été l’une des grandes nouveautés de ces sept ou huit dernières années. C’est indiscutablement l’acteur politique nouveau qui a sollicité le plus de curiosité et d’intérêt. Six ans après la création du FSM (Forum Social Mondial), élément catalyseur de ce mouvement, nous sommes dans une phase de réflexion. Sans doute s’est altéré un peu l’enthousiasme des deux ou trois premières années (ndr:entre 2001 et 2003 où le FSM s’est déroulé à Porto Alegre). Jamais comme actuellement, la nécessité de construire un monde différent n’a été aussi forte, car le fonctionnement de la planète est illogique. Toutefois, nous nous rendons compte que le mouvement patine, qu’il tourne en rond.
Il faut reconnaître que l’espace politique et idéologique du FSM s’est réduit. Je l’affirme en prenant en compte deux critères. Le premier est la confrontation centrale entre les Etats-Unis et l’islamisme radical. Face à ce conflit, le mouvement altermondialiste se distance tout autant du néo-militarisme américain que de l’islamisme radical et ses terribles méthodes. Dans cette confrontation, le mouvement joue un rôle d’observateur. Or, en politique, tout rôle d’observateur implique inertie et manque d’initiative.
Second critère: le mouvement est né avec l’idée centrale d’un changement possible, depuis le bas. Il n’est pas nécessaire de conquérir le pouvoir pour modifier une réalité, suivant ainsi la pensée zapatiste du sous-commandant Marcos. Ce dernier soutient la thèse du changement possible de la société par la transformation de chaque élément, à partir de la base. En conséquence, quel que soit le gouvernement, celui-ci devra accepter la réalité d’une société changée. Ceci était, d’une certaine manière, une des idées prédominantes qui a accompagné la naissance du FSM. En Amérique latine, où justement est né le forum, sont arrivés au pouvoir divers acteurs progressistes: au Brésil, en Bolivie, en Argentine, au Venezuela, etc. Ces derniers sont sur le point de pouvoir changer la réalité. Je récapitule: le fait d’être un simple spectateur face à la confrontation principale actuelle au niveau planétaire et de voir les transformations qui s’effectuent depuis le pouvoir par des gouvernements progressistes ont provoqué la réduction du mouvement.
  
Q: Les objectifs se sont-ils réduits?
R: L’objectif principal est de maintenir le FSM, mais avec moins de perspectives. Il faut comprendre que nous ne sommes plus en l’an 2000 quand est apparu le FSM. Le 11 septembre ne s’était pas encore produit et les gouvernements progressistes en Amérique latine n’étaient pas aussi nombreux.
 
Q: Quelles sont les perspectives du prochain FSM en 2007 à Nairobi, au Kenya ?
R: C’est important que le FSM se déroule, car il y a quantité d’actions et de projets à réaliser. Prenant en compte ce que je viens de dire, je crois essentiel que le mouvement altermondialiste choisisse son camp et se fixe un programme. Je l’ai proposé, il y a deux ans à Porto Alegre, avec un groupe de personnalités. Nous avons défini une douzaine de points faisant l’unanimité tout en maintenant la diversité. Je continue à penser qu’il faut intégrer ces douze points comme objectifs et tirer tous à la même corde. Ainsi le mouvement retrouverait un sens et il s’engagerait dans une position politique. Attention, je ne pense pas que le politique soit obscène. Au cas où nous n’intégrions pas ces propositions, nous courons le risque que le mouvement s’épuise tout seul et s’annihile, comme nous le voyons dans beaucoup d’organisations où s’exerce la lutte interne pour le pouvoir.
 
*Sergio Ferrari
Traduction Rosemarie et Maurice Michelet Fournier
Collaboration Service de Presse  E-CHANGER + AMCA (Tessin)

 

____________________________________________________________________________________________ 

 

RAMONET ET CUBA
 
« Cien horas con Fidel » (Cent heures avec Fidel) – titre de l’édition cubaine – ou « Biographie à deux voix » – titre de l’édition européenne – est le nouveau livre que vient de publier Ignace Ramonet. C’est une synthèse de longues conversations entre l’intellectuel et journaliste franco-espagnol et Fidel Castro, entre le début de 2003 et le milieu de 2005.
« Un livre exceptionnel », affirme l’historien cubain Pedro Alvarez Tabío, auteur du prologue et garant de la mémoire historique du dirigeant cubain. Il explique le caractère exceptionnel du livre: c’est d’abord « la dimension, la diversité, l’ampleur, la portée et l’importance de cette entrevue » et ensuite « la profondeur des analyses et des réponses de Fidel sur une multitude de sujets dont certains sont abordés avec une singulière nouveauté ».
« Pour moi, comme pour la majorité des journalistes qui ont suivi de près le processus latino-américain, pouvoir converser plus de cent heures avec Fidel Castro, parcourir sa vie et son itinéraire politique a été fascinant », souligne Ignace Ramonet. Malgré sa solidarité totale avec le processus révolutionnaire de Cuba, il ne dissimule pas certains désaccords et certaines critiques. Quelques-unes apparaissent dans l’introduction du livre où il affirme qu’aucun démocrate ne peut estimer normal l’existence de prisonniers d’opinion ou le maintien de la peine capitale. « J’ai pris mes distances », dit Ramonet, en soulignant que ces aspects critiques ont été acceptés et publiés aussi dans l’édition cubaine. Pedro Alvarez Tabío affirme: « …avec une honnêteté et une transparence absolues, Ramonet énonce dans son introduction ces éléments avec lesquels, de son point de vue d’intellectuel européen, il ne peut être d’accord avec nous autres, cubains ». Et il ajoute: « …avec une honnêteté et une transparence absolues, ces remarques apparaissent textuellement dans l’édition cubaine. Nous n’aurions pas rendu à notre ami le meilleur tribut de loyauté et d’honnêteté idéologiques si nous avions procédé différemment ». Ce livre-entrevue a été un privilège, insiste Ramonet. « Ce fut une rencontre avec, peut-être, le dernier monstre sacré de la politique internationale… » (Sergio Ferrari)
 
 
 

Laisser un commentaire