PORTRAIT D’UN INTERNATIONALISTE SUISSE AU NICARAGUA

Cinéma et hommage à Maurice Demierre

Sergio Ferrari*

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En 1986, Maurice Demierre, agronome de Bulle, volontaire de Frères sans Frontières, fut assassiné par la contre-révolution au Nicaragua. Vingt ans plus tard, le cinéaste indépendant Stéphane Goël revient dans ce pays d’Amérique centrale avec une délégation suisse, cherchant les traces qui permettraient de reconstruire la mémoire. Son film "Que viva Maurice Demierre (y también la revolución") a été présenté en première mondiale à Locarno, dans la section "Cinéastes du présent". On pourra le voir à partir de septembre dans les salles de cinéma de Suisse. Un pan de l’histoire nicaraguayenne, un outil de réflexion et de débat, une forme originale de rendre hommage à la solidarité internationale.

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Q: Pourquoi un film sur Maurice Demierre?
R: L’histoire de Maurice Demierre touche différents thèmes qui me sont proches: le monde rural, l’engagement, la construction d’un monde nouveau, la perte, la confrontation entre le rêve et la réalité. J’aime faire des films qui racontent des trajectoires personnelles dans un contexte historique puissant. La confrontation de la petite et de la grande histoire.

Q: Dans quelle mesure le voyage d’une délégation organisée par E-CHANGER et l’ Association « Maurice Demierre» au Nicaragua en février de cette année –avec des parlementaires, journalistes, paysans, militants de la solidarité- fut important pour entreprendre le film?
R: Ce qui était déterminant, c’était qu’il y ait un retour au Nicaragua. Il fallait que je puisse suivre mon personnage principal, Chantal Bianchi qui était la compagne de Maurice Demierre, sur les traces de son passé. Je voulais cette confrontation, ce regard sur le Nicaragua d’aujourd’hui. Pas seulement un film sur le passé, sur la nostalgie, mais aussi une prise de température (même très partielle) sur la réalité de ces paysans avec lesquels Chantal et Maurice ont vécus. Dans ce sens la présence de la délégation était une nécessité pour le film.

Q: Quelle idée vous faisiez-vous de ce film avant votre départ? Y a-t-il un décalage entre le projet et le "produit final"?
R: Je voulais faire un film sur l’engagement, sur la résilience et, finalement, c’est un film sur la perte. La mort de Maurice Demierre représente, symboliquement, la mort de la révolution. Le travail de deuil que fait Chantal en retournant sur sa tombe fait écho au deuil que le peuple nicaraguayen doit faire de sa révolution. La présentation de la pièce de théâtre de Chantal («Celle qui reste») à Somotillo, au nord du Nicaragua, a suscité une polémique avec le curé du village qui a tout mis en oeuvre pour empêcher la commémoration de ce «martyr sandiniste». Je me suis rendu compte que, sous son aspect tranquille, le feu de la révolte couve toujours au Nicaragua et qu’un nécessaire travail de réconciliation n’a pas été fait. Il est absolument vital pour ce pays qu’un important travail de mémoire soit mené. Raconter l’histoire de cette période de révolution, mettre des mots sur l’espoir immense qui a été celui d’une génération et la déception cruelle qui a suivi. J’ai découvert tout cela en tournant le film et c’est pourquoi le projet est sensiblement différent que ce que je pensais faire au départ; mais l’un des avantages du cinéma documentaire, c’est qu’on ne peut pas tout prévoir et que la réalité est souvent bien plus riche que la fiction…

Q: Qu’est-ce que vous ressentez aujourd’hui quand vous pensez à Maurice? Quelle est votre "relation" avec lui?
R: Je pense être assez proche de Maurice Demierre. Comme lui, j’ai beaucoup côtoyé les syndicalistes paysans. Je le vois comme un homme entier, vrai, sincère, profondément humaniste. Mais c’est aussi un homme qui a des doutes, des faiblesses. Grâce à la grande quantité d’archives (vidéo, photos, lettres) que nous avons consulté, j’ai pu entrer dans l’intimité du personnage. Il est intéressant de voir comment ces quatre années passées au Nicaragua l’ont changé. Il avait, en partant de Suisse, une sorte de naïveté qui a disparu avec le temps. A la fin de son séjour, il remettait en question la coopération directe et se préoccupait beaucoup de la transmission de son projet à un responsable nicaraguayen. Il avait compris la nécessité d’éduquer, de former, pour pouvoir pérenniser un projet de développement. Aujourd’hui, vingt ans après sa mort, Maurice nous rappelle l’importance de réactiver la mémoire collective.

Q: Quelles sont les possibilités réelles de distribution du film? Ici? Au Nicaragua? En Amérique Latine?
R: Le film fut présenté en première mondiale au Festival de Locarno. Il sortira ensuite dans les salles de cinéma en Suisse romande, le 13 septembre. Après, il sera diffusé sur la Télévision Suisse Romande qui est la coproductrice du film. Nous allons faire une version sous-titrée en espagnol pour tenter de diffuser ce film dans des festivals en Amérique Latine. Je serai bien évidemment très heureux si le film pouvait être projeté au Nicaragua. Peut-être dans le cadre de la Fondation Luciernaga, qui fait un travail admirable à Managua pour diffuser des films d’auteurs. Ce film a été financé grâce au soutien des collectivités publiques suisses (Office fédéral de la culture, DDC, canton de Vaud, SSR), ce n’est donc pas un produit commercial. Il peut être largement mis à disposition d’institutions qui désireraient le diffuser dans un cadre non-commercial.

Q: Une réflexion finale?
R: Ce qui s’est passé il y a vingt ans au Nicaragua se passe aujourd’hui à Gaza ou à Bagdad. Il faut continuer d’être vigilant et solidaire. Ce film part du principe qu’il faut connaître les échecs du passé pour préparer les combats du futur.

*Sergio Ferrari

Traduction : Rosemarie et Maurice Fournier Michelet

Service de Presse E-CHANGER

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MIGRATION ET DERACINEMENT

Stéphane Goël se raconte: «Je suis cinéaste indépendant depuis la fin des années 80. Je viens d’un milieu modeste, mes parents sont paysans dans un petit village vaudois. J’ai vécu et travaillé à New York entre 1987 et 1992. Cette petite expérience de la migration (même choisie, même confortable, l’émigration est un déracinement) m’a poussé à m’intéresser à l’histoire de l’émigration suisse. J’ai réalisé un premier long-métrage en 1993, «A l’ouest du Pecos», qui parle de l’établissement et de l’échec d’une colonie suisse au Nouveau-Mexique. J’ai ensuite réalisé plusieurs films traitant de la mutation du monde paysan, et de nombreux reportages de télévision en Afrique, en Russie, aux Etats-Unis» (SFi)

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