Questions de méthode et urbanisme post-catastrophe

Un contexte d’urgence – ou de post-catastrophe – devrait théoriquement conduire à se poser les questions essentielles de l’urbanisme. Comment appréhender au mieux la réalité ? Quelle part accorder aux différents partenaires du territoire ? Par qui et par quoi commencer ? Quelles pondé-rations effectuer entre les besoins sanitaires et sociaux d’une part et les possibilités techniques et financières d’autre part ? Quels enchaînements d’actions et de décisions privilégier ?

Les réflexions conceptuelles méthodologiques en cours dans différents pays au sujet de l’urbanisme, et de ses limites, peuvent partiellement contribuer à éclairer quelques uns de ces questionnements. Au centre, est situé le constat de la dynamique accélérée des mutations territoriales, et de la difficulté qui en découle d’organiser des lieux pour permettre une situation future peu ou mal connue. La conjonction de multiples phénomènes – économiques, politiques, sociaux, éthiques – entraînent des choix et des décisions de la part des multiples acteurs qui façonnent le territoire selon leurs temporalités propres. Il en résulte une apparence de confusion et la crainte d’une incapacité généralisée à orienter quoi que ce soit du développement.

La reconstruction post catastrophe connaît – de manière presque caricaturale – cette complexité.

Or les outils traditionnels utilisés aujourd’hui pour agir comprennent la «stratégie» qui priorise, hiérarchise et le «classement» qui trie et fixe la vocation du foncier pour 10 à 15 ans, ce qui sup-pose qu’un minimum d’éléments soient connus. Et c’est cette tension entre ce qui doit être défini aujourd’hui pour demain, comme la planification d’une infrastructure de transports, et les marges de manoeuvre à ménager pour tenir compte des incertitudes, qui est au centre de la remise en question fondamentale des méthodes de l’urbanisme.

La gestion de la complexité des territoires nécessite une approche renouvelée fondée sur trois principes, avec en premier le plus inhabituel pour un praticien de l’urbanisme : l’immatériel.

Le travail sur les processus d’élaboration et de décision, parallèlement au contenu des plans, est devenu une réalité: il s’agit de considérer qu’un partenariat doit être établi et géré dans la du-rée entre décideurs politiques, professionnels de différentes origines, milieux économiques et re-présentants des citoyens concernés.

La transdisciplinarité est une nécessité et une source d’apprentissage permanent: il s’agit de reconnaître que seul le croisement et l’articulation des disciplines peut permettre d’appréhender la complexité des territoires de demain, l’urbanisme, mais aussi l’ingénierie urbaine, la prospective territoriale, l’économie, la sociologie, …

La géométrie variable sous-tend l’ensemble des réflexions, quel que soit le niveau de préoccupa-tion: il s’agit d’admettre que les différentes échelles territoriales s’imbriquent nécessairement, même si la question posée est localisée en un point très précis et peu étendu.

Le déroulement classique d’une démarche aboutissant à une politique publique est souvent décrit par trois phases successives centrées sur une ou des décisions: préparation technique, puis déci-sion politique et enfin application technique de la décision prise. Ce modèle, issu de la pensée cartésienne, prend peu en compte le partenariat avec les acteurs concernés et répond mal aux situations d’incertitude. C’est pourquoi, sans pour autant opérer un virage à 180°, les réflexions actuelles des urbanistes tendent à rechercher d’autres modèles d’élaboration et de prise de décision. L’élaboration d’un «projet» de et pour le territoire avec les acteurs concernés constitue l’une des réponses en cours d’exploration. Mais dans la mesure ou ce terme de « projet » revêt des sens relativement différents d’une profession à l’autre, il importe d’en préciser le contenu. Le «projet» est compris ici à la fois comme «projet spatial» sous forme de dessin élaboré sur la base d’un dessein négocié, et comme «projet collectif» en tant que processus de co-création intégrant les différents acteurs concernés – le plus souvent décideurs politiques, experts et groupes d’intérêts, et parfois la population en direct.

Même si de telles démarches ne se déroulent pas forcément de manière linéaire dans le temps, la meilleure manière d’en rendre compte reste une explication linéaire. Il s’agit tout d’abord de parta-ger la compréhension de ce qui s’est passé dans le territoire concerné, ainsi que des forces et des faiblesses à partir desquelles la société locale peut reconstruire. Il s’agit ensuite de définir à plu-sieurs ce qui est souhaitable et possible pour demain, et enfin de trouver les moyens de mettre en œuvre ce « projet de territoire », sans oublier de vérifier sa cohérence avec les territoires voisins et les autres échelles.

L’enjeu central de cette méthodologie consiste à préparer l’évolution du territoire dans le sens souhaité, le «cap à tenir», en adaptant le niveau de précision et d’exhaustivité à l’échelle et à la spécificité du territoire. Une agglomération dévastée par la guerre, un territoire rural ou un quartier émergeant d’une catastrophe naturelle – qu’ils aient été avant la catastrophe en croissance ou en décroissance – ne connaîtront ni les mêmes priorités, ni les mêmes types de partenaires à asso-cier. La recherche du juste équilibre doit alors se faire entre les points qui peuvent et doivent être décidés par la collectivité, et ceux qui seront du ressort d’autres partenaires, en vérifiant leur marge de manœuvre réelle.

Les outils utilisés pour tendre vers cet équilibre appartiennent à trois catégories différentes, articu-lant les niveaux de contrainte en décroissant: les plans définissent où localiser quoi, et sont les plus directifs; les outils prescriptifs encadrent ce qui peut être fait, et constituent la catégorie intermédiaire; et les contractualisations précisent pour chaque cas particulier qui s’engage à quoi, avec qui, ce qui en fait les outils les moins prédéfinis. Afin de répondre à la complexité et aux incertitudes mises en évidence plus haut, il est nécessaire de réfléchir parallèlement aux temporalités des décisions induites par les outils utilisés, quels qu’ils soient. Les éléments de régulation à long terme et à l’échelle de l’ensemble du territoire concerné doivent pouvoir à la fois encadrer l’évolution du territoire et laisser les marges de manœuvre nécessaires à la réalisation de futures opérations ponctuelles nécessitant des alliances spécifiques et limitées dans le temps.

La méthode du «projet de territoire» consiste ainsi à concevoir et construire le processus autant et en même temps que le contenu technique des documents, en partant des questions suivantes: Qui souhaite quoi pour le territoire de demain? Comment le savoir? Les réponses sont-elles pertinentes à long terme?

Mais entre le «cap à tenir» et les négociations à venir pour réagir et s’adapter aux changements et opportunités, l’équilibre est complexe et très certainement fragile. Comment ne pas définir trop – avec le risque de ne pas correspondre à la réalité des besoins et des possibilités – mais aussi comment ne pas définir trop peu, sous peine de mal localiser des investissements publics, par exemple des infrastructures insuffisamment réfléchies? En d’autres termes, comment trouver l’équilibre pertinent entre le niveau de précision et d’exhaustivité souhaitable des documents d’urbanisme et les marges de manoeuvre à préserver pour demain et/ou pour d’autres acteurs?

Entre les outils classiques (les stratégiques et les réglementaires) et les outils actuels (les contrai-gnants, les prescriptifs et les contractuels), la différence réside essentiellement dans l’outil contrac-tuel: c’est en effet lui qui permet d’explorer et de gérer les partenariats, qu’ils soient publics / publics ou publics / privés. La question du potentiel réel de cet outil, à adapter aux cultures publiques de chaque pays favorisant plus ou moins le rôle de l’Etat, est une question centrale. L’intérêt de la contractualisation apparaît assez clairement. Elle permet de fixer au terme d’une procédure négo-ciée et démocratique les orientations générales de l’aménagement du cadre de vie commun. Elle ouvre également la porte à des négociations entre collectivités publiques et particuliers en connaissant les intérêts publics à faire valoir, voire à compenser; elle facilite enfin la mise en place d’instruments permettant de gérer dans la durée les marges de manœuvre clairement identifiées. Mais une approche globale de ses limites, et des rôles possibles et/ou souhaitables de chaque partenaire fait encore défaut.

Michèle TRANDA-PITTION, architecte urbaniste
secrétaire générale de la C.E.A.T.

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