Vers un impérialisme libéral ?

ONG suisses : de nouvelles propositions
 
 
Deux grandes plate-formes rassemblent nombreuses et importantes ONG suisses qui travaillent dans le domaine du développement. UNITÉ est composée d’une trentaine d’organisations dont la spécificité est l’échange de personnes avec les pays du Sud – le volontariat – et qui ont près de 200 coopérants dans le monde, notamment en Amérique latine et en Afrique. Quant à la Communauté de travail (CT), elle regroupe six des plus grandes ONG qui se consacrent essentiellement à la mise en œuvre de projets.
 
Ces plate-formes ont un point commun : un effort croissant pour parvenir à une plus grande cohérence avec leurs partenaires du Sud. Ce souci a motivé la réalisation d’une étude spécifique menée par UNITÉ il y a un an et à la base de la publication aujourd’hui du livre de Peter Niggli « La mondialisation… et après. Quel developpement au XXIème siècle ? ».
 
La première partie de cet ouvrage est consacrée à l’exposé de la réflexion de l’auteur sur la situation mondiale et les nouveaux défis que doit relever la coopération au développement. La deuxième présente les nouvelles lignes directrices de la politique de la Communauté de travail en matière de développement. Ce plan d’action ainsi qu’un autre document fondateur, « La stratégie de la Communauté de travail », ont été approuvés en juin dernier par la direction de la plate-forme.
 
Les grands axes de l’action future de la CT, présentés en seize points, visent à promouvoir, dans le processus de mondialisation, de nouvelles règles du jeu qui
« correspondent aux besoins économiques et sociaux des pays en développement» Cela implique entre autres d’en revenir à la régulation des marchés financiers internationaux, de lutter pour l’application de la taxe Tobin sur les transactions financières, d’encourager un changement d’orientation dans les politiques commerciales mondiales.
 
« La Communauté de travail s’engage en faveur d’un ordre mondial fondé sur la négociation, les traités et les solutions qui respectent le droit international public » (et non sur l’imposition par la force militaire). Rappelant que « tous les États sont égaux en droit », elle préconise la consolidation de l’ONU en tant qu’institution « qui se rapproche le plus de cette égalité » et la  démocratisation des institutions financières internationales.
 
Ces lignes directrices abordent également le grave problème écologique : la CT demande l’application de l’Agenda 21 des Nations Unies, souligne l’importance des énergies renouvelables, se prononce en faveur de la convention sur la biodiversité et défend l’idée que l’eau est un bien public vital.
 
Quant au développement, la plate-forme propose de mettre en œuvre de nouvelles stratégies qui, loin de donner priorité aux exportations et à l’intégration forcée au marché international, prennent en compte la souveraineté des États dans le domaine économique et renforcent leur fonction sociale.
Enfin, la CT, qui considère le développement comme « un processus de confrontation sociale qui permet aux peuples de se libérer progressivement de l’oppression et de la misère », soutient les pays en développement les plus faibles et « donne préférence aux constellations sociales et politiques qui défendent les intérêts des plus démunis ».
 

Sergio Ferrari
Service de presse UNITE/ E-CHANGER
 
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L’échec du modèle néolibéral dominant, « dont les résultats sont lamentables », est un fait. C’est là l’un des thèmes essentiels du livre que vient de publier Peter Niggli, directeur de la Communauté de travail, plate-forme qui regroupe les œuvres d’entraides suisses les plus importantes. L’ouvrage, paru sous le titre « La mondialisation… et après. Quel développement au XXIème siècle ? », est le fruit d’une longue réflexion collective. Traduisant le malaise d’importants secteurs de la société civile européenne,  il fait l’effet d’une petite bombe dans un panorama suisse assez conservateur, bien que le remplacement du système n’y soit pas envisagé. Critiquant « l’impérialisme libéral», la nouvelle proposition des élites qui fait actuellement l’objet d’un débat important, il propose des solutions viables pour changer de cap.
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L’IMPÉRIALISME LIBÉRAL
« Changer la mondialisation pour qu’elle devienne humaine »
 
Q : L’un des points importants de votre livre est la critique de la stratégie des élites au pouvoir dans le monde après l’attentat contre les Tours jumelles, le 11 septembre 2001. Pouvez-vous nous en parler ?
 
R : Depuis le 11 septembre, on observe une attitude assez répandue parmi les groupes au pouvoir dans les pays industrialisés. Ils se sentent menacés, cernés par des ennemis dont les motivations ne seraient pas rationnelles et donc incompréhensibles. Pour eux, le chaos règne de plus en plus dans les périphéries du monde, et le recours aux instruments normaux comme la diplomatie, la négociation et la coopération internationale n’est plus de mise. Ils pensent que « remettre de l’ordre » est la tâche principale des années à venir. Dans ce cadre, les États-Unis – et les pays anglo-saxons en général – mènent un débat sur la nécessité d’un impérialisme nouveau, qualifié de «libéral», c’est-à-dire respectueux des libertés, de la démocratie et des droits humains. Un tel impérialisme devrait intervenir dans des régions où les états sont menacés par l’implosion (comme en Somalie, en Sierra Léone ou au Liberia). Ces Etats faibles risquent, selon eux, de servir de base pour des groupes islamistes terroristes. 
 
Q : Rien de très différent de ce qu’ont dû supporter de nombreux pays du *tiers monde* au cours des dernières décennies…
 
R : En effet. Après le 11 septembre, le gouvernement Bush et ses alliés en Europe ont expliqué que les terroristes lutteraient contre la démocratie, la liberté et l’émancipation des femmes, bref contre « notre civilisation ». On n’a pas voulu admettre que l’action d’Al-Qaida pourrait constituer une réaction aux interventions politiques et militaires des Etats Unis. Mais la sympathie dont les groupes islamistes jouissent dans les pays islamiques reste incompréhensible sans prendre en compte les sentiments anti-colonialistes et anti-impérialistes. Penser, dans une telle situation, à recourir à « l’impérialisme » est paradoxal, même si on le distingue des impérialismes d’autres époques par son caractère libéral et « libérateur ». La longue histoire de la conquête du monde par des Etats européens est peut-être effacée de nos mémoires, mais pas des mémoires des peuples des trois continents qui l’ont subie.
 
 
LA CRISE DU DÉVELOPPEMENT
 
Q : Laissons la dimension planétaire et venons-en à ce qui se passe concrètement du côté des oeuvres d’entraides suisses (et plus généralement européennes). Dans une certaine mesure, votre réflexion met à nu les limites du concept même de développement. En est-il ainsi ?
R : Le livre que nous présentons aujourd’hui n’aborde pas véritablement ce sujet.  Le « développement » est un concept élaboré vers la fin des années 40 par le gouvernement des Etats-Unis. C’était la promesse d’aider les anciennes colonies européennes à se libérer et à rattraper économiquement les pays industrialisés. Naturellement, la politique de développement devait simultanément servir à immuniser l’Afrique, l’Asie et l’Amérique latine contre le communisme – un modèle de rattrapage fortement attractif au milieu du XXe siècle. Il y a tout un débat sur le fait que ce type de développement a détruit les économies traditionnelles des pays du Sud et engendré la misère qu’on a voulu combattre. Mais même si cela s’est vraiment passé ainsi, il n’y a guère la possibilité d’un retour en arrière. Après 40 ans de « développement », l’économie traditionnelle, notamment dans l’agriculture, est partout détruite ou en voie de destruction. Et les villes grandissent de jour en jour mais n’offrent que peu de chances à ceux qui y habitent. Sortir de cette situation demande d’une part de renforcer ce qui reste de l’économie de subsistance, ce qui implique une « modernisation ». Et d’autre part de poursuivre l’industrialisation du pays.
Or, nous constatons que les stratégies de développement économique mises en oeuvre dans les années 60 et 70 en Amérique latine et, dans une moindre mesure, en Afrique, ont eu de meilleurs résultats que les politiques imposées par la Banque mondiale et le Fonds monétaire international après la grande crise de la dette de 1982. Ces stratégies étaient centrées sur le développement d’un marché intérieur. Après 1982, les pays endettés ont été obligés par les institutions financières internationales à ouvrir leur marché et à suivre une nouvelle stratégie d’intégration forcée au marché mondial. Les résultats : une stagnation en Amérique latine et une nette dégradation de l’économie en Afrique. Ont gagné dans les 20 dernières années seulement les pays en développement qui, après 1982, ont pu poursuivre une stratégie économique hétérodoxe avec une forte intervention de l’Etat. Il s’agit de la Corée du Sud et Taiwan, qui sont aujourd’hui des pays industrialisés, d’autres Etats en Asie du Sud-Est, de la Chine et de l’Inde.
Paradoxalement, lorsque la Banque mondiale signale aujourd’hui des pays en développement comme exemples d’un développement réussi, elle cite ces États, qui n’ont jamais suivi les politiques néolibérales. Elle a beaucoup de peine à trouver des exemples de réussite parmi ceux qui sont ses clients et qui ont suivi ses recommandations à la lettre.
 
UNE COHÉRENCE NÉCESSAIRE
Q:Quelle est la genèse de la réflexion critique qui fait l’objet de votre ouvrage ?
R : Nos oeuvres d’entraides coopèrent avec des partenaires du Sud de types très divers : des organisations de base, des mouvements de masse, de petites communautés, etc. Quand elles abordent avec eux les questions de politique internationale, elles ont souvent fait l’expérience d’une vision au Sud très différente de la leur. Il est donc devenu nécessaire d’examiner ces points de vue et de les comprendre. La crise financière en Asie en 1997/1998, la débâcle de la conférence ministérielle de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) à Seattle et la naissance du mouvement alter-mondialiste ont intensifié le débat au sein de nos organisations. Il a alors été nécessaire de mener une réflexion globale sur les directions que doit prendre la politique de développement. Quel type de changement voulons-nous? Dans quel sens aller ?
Nos propositions ne sont pas très radicales. Derrière nous, il y a 25 ans de néolibéralisme mondial avec des résultats décevants: mauvais pour la majorité des gens au Sud, excellents pour une petite minorité globale, peu prometteurs pour les populations des pays industrialisés… C’est pourquoi nous sommes convaincus qu’il faut changer le mode de régulation de l’économie capitaliste et en finir avec l’intégration forcée au marché mondial qui est au centre des politiques néolibérales. Nous plaidons pour une re-régulation des marchés financiers globaux. Nous proposons de changer les règles du commerce international et de re-donner aux États nationaux davantage de compétences en politique économique. Nous soutenons les demandes des pays en développement, soulevées au sein des organisations de l’ONU, de leur laisser une marge de manœuvre plus grande dans leur politique économique. D’ailleurs, sans une certaine « re-nationalisation » et « dé-globalisation » de la politique économique, des questions fondamentales vont se soustraire de plus en plus aux procédures démocratiques, qui, pour longtemps encore, ne fonctionnent que dans le cadre des Etats nationaux.
Certains vont dire que nous n’allons pas assez loin dans notre réflexion. En proposant de changer le mode de régulation de l’économie mondiale, nous n’envisageons pas un remplacement du « système capitaliste». Pourtant, les propositions concrètes et les campagnes internationales du mouvement alter-mondialiste vont dans une même direction.
Q : Considérez-vous que vous appartenez au mouvement alter-mondialiste ?
R : Nos institutions sont, en raison de notre mission, proches du mouvement. Nous participons au Forum social mondial et à beaucoup de campagnes internationales qui sont liées au mouvement. 
Q : Comment pensez-vous que cette réflexion sur l’état du monde et les relations Nord-Sud peut être accueillie par le monde politique suisse, par les décideurs, en particulier par le Secrétariat d’État à l’économie (SECO) ? Ne risque-t-elle pas d’être perçue par l’extrême-droite comme une sorte de « déclaration de guerre » de la part des ONG ?
R : Nous n’avons pas déclaré une guerre. Nous contribuons au débat politique qui se déroule internationalement et au sein des différents pays. Personne ne peut nier la crise de légitimation qui a frappé les institutions économiques mondiales comme la Banque mondiale, le FMI ou l’OMC après la crise financière en Asie et la fin de la « nouvelle économie », qui n’a jamais été vraiment nouvelle.
En Suisse, des couches sociales conservatrices comme les paysans ou des partis politiques bourgeois comme par exemple les démocrates-chrétiens expriment également un malaise vis-à-vis des politiques néolibérales. Pour ce qui est de « l’impérialisme libéral », je ne vois aucune force en Suisse qui serait prête à s’exprimer en sa faveur. Le consensus national continue de soutenir le renforcement du droit international et de rejeter les aventures d’une politique de grande puissance.  Le débat est donc ouvert.
Q : Pour terminer, que pensez-vous du slogan « une mondialisation à visage humain » ?
Tout dépend de la définition que l’on donne à cette expression. Je crois que si l’on change le mode de régulation capitaliste, si l’on met fin à l’intégration forcée au marché mondial, si l’on accorde une marge de manœuvre plus importante aux États dans leur politique économique, alors on pourrait parler d’une mondialisation à « visage humain ».
 
*Traduction Michèle Faure
Service de presse UNITE + E-CHANGER

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