Argentine : Gouverner malgré la dette, la pandémie et une guerre européenne inattendue  

Élu en 2019 député national du Frente de Todos (FdT, Front de tous) au pouvoir, Germán Martínez a été nommé, en février 2022, chef du banc parlementaire de son parti. Originaire de Rosario, Santa Fe, où il a été actif dès son plus jeune âge, il appartient à la génération intermédiaire du « nouveau » leadership argentin. A 47 ans, diplômé en sciences politiques, avec un mandat valable jusqu’à fin 2023, il est aujourd’hui une personnalité politique de premier plan. Tant pour ses efforts pour maintenir l’unité interne de son front que dans les difficiles négociations quotidiennes avec l’opposition. Tout cela dans une année électorale décisive où la continuité d’un gouvernement de centre-gauche ou la victoire éventuelle d’un projet néolibéral se décidera dans les urnes en octobre prochain. Interview.

Question : L’année 2022 vient de s’achever et, malgré l’euphorie footballistique de la victoire en Coupe du monde au Qatar, elle a été très complexe pour l’Argentine. Sur le plan économique, avec un taux d’inflation énorme, proche de 100 %. Sur le plan politique, en raison de la polarisation croissante entre l’opposition et le gouvernement. Quelle est votre évaluation ?

German Martínez (GM) : Afin de situer ce bilan rétrospectif, il est important de mentionner trois éléments significatifs. L’héritage de la gestion économique de Mauricio Macri -président entre 2015 et 2019 – et notamment la dette de 45 milliards de dollars contractée auprès du Fonds monétaire international (FMI). L’énorme impact de la pandémie de Covid-19 a eu des répercussions mondiales auxquelles l’Argentine n’a pu échapper. Et enfin, la nouvelle situation internationale résultant de la guerre Russie-Ukraine a un impact phénoménal sur nos pays d’Amérique latine et le Sud en général. Cela se note en particulier au niveau de l’augmentation conséquente du prix des denrées alimentaires et de l’énergie. Si l’Argentine produit des aliments et de l’énergie, elle en consomme également. À elles seules, les importations d’énergie ont coûté au pays cinq milliards de dollars de dépenses supplémentaires en raison de l’augmentation des prix internationaux. Toutefois, cela n’est qu’une partie du coût que nous devons payer pour cette guerre lointaine.

Malgré ce contexte défavorable, l’Argentine a terminé l’année 2022 avec une croissance économique d’environ 5 %. Un chiffre plus que significatif si l’on évalue la situation globale. En outre, en 2022, on observe une nette baisse du chômage, ainsi qu’une reprise économique basée sur le secteur industriel. Depuis que Sergio Massa est devenu le nouveau ministre de l’économie en août dernier, les réserves ont été reconstituées, le taux d’inflation a diminué et le secteur des exportations a été renforcé.

« Améliorer la redistribution des revenus »

Q : Mais la vie quotidienne reste très difficile pour des dizaines de milliers d’Argentin·es…

GM : C’est là où je veux en venir. Nous ne parvenons pas à inverser l’énorme fossé résultant de la répartition inéquitable des revenus ouverte par le gouvernement Macri et renforcée par la pandémie. Cette tension résulte de la répartition des revenus entre le secteur des affaires (grand capital) et les travailleuses et travailleurs. Elle favorise toujours les plus puissants. Nous devons faire davantage en faveur des secteurs sociaux les plus fragiles.

Nous sommes conscients qu’il est très difficile de soutenir une quelconque redistribution des revenus avec une inflation approchant les 100% par an en 2022. De ce tableau se dégagent trois priorités essentielles pour 2023 : la réduction de l’inflation, l’amélioration de la redistribution des revenus et l’évolution vers une économie comportant davantage d’emplois formels. L’actuel ministre des finances s’est engagé à réduire l’inflation à 3 % par mois au cours du second semestre de cette année. Bien que ce chiffre soit élevé, il s’agirait tout de même d’une grande réussite au vu de la situation en 2022.

Renforcer l’unité

Q : Cette situation si difficile dans laquelle se trouve l’Argentine ne risque-t-elle pas de décourager et désorienter les acteurs sociaux et les secteurs qui soutiennent le gouvernement actuel et son projet, qu’il définit comme national et populaire ?

GM : Le mouvement populaire entreprend une expérience sans précédent : gérer le gouvernement national sous forme de coalition. Au sein du FdT, il existe différentes trajectoires et visions idéologiques. Je peux toutefois vous assurer que, malgré les difficultés – que personne ne nie – notre expérience est positive. Les coalitions sont souvent attrayantes sur le plan théorique, mais lorsqu’elles doivent être gérées et gouvernées, elles se transforment en un terrain pratique extrêmement complexe. Par exemple, le bloc que je dirige à la Chambre des députés est composé de 118 parlementaires d’horizons très divers et nous devons rechercher des dénominateurs communs dans nos propositions et nos tâches. Cependant, pratiquement personne au sein du FdT ne se voit en dehors de ce projet d’unité. Je suis convaincu que, tant que l’unité dans la diversité est garantie et que toute l’intelligence politique est utilisée pour résoudre les problèmes les plus urgents des Argentin·es, nous avons de fortes chances pour les élections d’octobre 2023.

Q : Est-il vraiment possible d’imaginer une victoire électorale malgré les graves problèmes actuels, notamment la situation économique et l’augmentation des niveaux de pauvreté ces dernières années ?

GM : Oui, tant que notre Front avance, progresse et approfondit son engagement et la qualité de sa gestion. Il y a beaucoup de place pour l’amélioration. Mais ces défis, loin de nous décourager ou de nous ralentir, doivent nous pousser à aller de l’avant.

Les grands défis mobilisent

Q : Ne percevez-vous pas un certain immobilisme dans la base du Frente de Todos et dans une partie de son militantisme ?

GM : Je ne le ressens pas de cette manière. Au contraire, mon optimisme découle d’un fait objectif : canaliser un projet commun apporte des énergies très positives à toutes celles et ceux qui le promeuvent. Toutefois, je dois admettre que parfois certain·es de nos militant·es manquent d’une lecture plus globale de la réalité.

Q : Que signifie cette lecture plus globale ?

GM : Que ce n’est pas seulement en Argentine que le militantisme a des problèmes et que le gouvernement est confronté à des difficultés.  Nous le constatons également dans les démocraties plus développées. Si je pense à l’Europe, par exemple, des problèmes qui semblaient avoir été résolus il y a des décennies réapparaissent. La question de la coexistence, de la tolérance de l’autre, de l’acceptation des différences d’identité, de la garantie de la paix comme principale prémisse…

Plus que jamais, défendre la démocratie

Q : Cela signifie-t-il que les secteurs progressistes d’Amérique latine ont pour tâche importante de défendre et améliorer la démocratie ?

GM : Sans aucun doute. En Argentine, en 2023, nous entamons le 40ème anniversaire du retour du pays à la démocratie. Nous devons le revendiquer avec force. Nous devons valoriser cette réalisation en profondeur. Et, dans notre cas, nous devons souligner l’énorme contribution que le péronisme et le kirchnerisme ont apportée à cette nouvelle étape démocratique du pays. Avec ses faiblesses, ses questions et ses difficultés. Mais nous ne devons pas risquer que personne, aucun secteur puissant, n’essaie de nous enlever cette démocratie.

Q : Tout cela à un moment très particulier de la vie de l’Amérique latine, avec des expériences progressistes dans de nombreux pays du continent…

GM : C’est exact. Nous devons consolider les attentes en matière d’intégration continentale sur la base des expériences nationales et populaires qui se déroulent également dans nombre de nos pays frères. Il ne faut pas oublier qu’Alberto Fernández et la diplomatie argentine ont joué un rôle très important au sein de la CELAC (Communauté des États d’Amérique latine et des Caraïbes) et que le président est devenu la voix de l’Amérique latine au sein du Groupe des 20 (G20). L’intégration continentale et le renforcement des projets progressifs dans chaque pays constituent un but non négociable et une priorité essentielle pour l’Amérique latine.

Sergio Ferrari de retour d’Argentine, Le Courrier

Traduction Rosemarie Fournier

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Jeu d’échecs politique en année électorale

Bien que les élections en Argentine n’auront lieu que dans dix mois – le 22 octobre – chaque geste politique du gouvernement et de l’opposition a déjà un contenu électoral marqué. Le calendrier fixe au 24 juin la date limite de dépôt des candidatures officielles.

Trois acteurs principaux entrent dans la mêlée électorale en début d’année : le Frente de Todos, parti au pouvoir ; l’opposition néolibérale regroupée dans Juntos por el Cambio, (Ensemble pour le changement) avec plusieurs prétendants à la présidence, dont l’ancien président Mauricio Macri (2015-2019) ; et une force d’ultra-droite, Los Libertarios, dirigée par le député national Javier Milei.

Le Frente de Todos est confronté à la fragilisation d’avoir gouverné pendant trois ans dans des conditions nationales et internationales très complexes (voir interview de Germán Martínez). Il comprend des secteurs très divers du péronisme (et du kirchnerisme), du socialisme et du communisme. La figure de proue reste la vice présidente Cristina Fernández de Kirchner, qui a annoncé en décembre dernier qu’elle ne se présenterait pas aux prochaines élections, se considérant comme « bannie » à la suite d’une condamnation légale par un système judiciaire contrôlé par la droite.

En deuxième position, on trouve la coalition d’opposition Juntos por el Cambio.  Avec de nombreux caudillos et secteurs qui se disputent le pouvoir en interne, il est difficile de s’assurer qu’il sera uni pour les élections d’octobre. Mauricio Macri, sa figure la plus connue au niveau international, a déjà prévu qu’en cas de victoire en 2023, son programme gouvernemental sera celui d’un ajustement structurel profond. Sans tenir compte des conséquences désastreuses qui pourraient résulter d’une plus grande polarisation économique et sociale. Il a prévu que, si nécessaire, il appliquerait cet ajustement par la force et réprimerait toute protestation.

 Nouveau phénomène : les sondages montrent une croissance surprenante du troisième acteur. Il s’agit du député Javier Milei, qui a des liens étroits avec l’extrême droite mondiale, en particulier le VOX espagnol. Au premier tour des élections, Milei pourrait voler des voix à la droite « traditionnelle ». Mais, en cas de second tour, il pourrait très bien soutenir Juntos por el Cambio en négociant d’importants quotas de pouvoir dans l’éventuel nouveau gouvernement. (Sergio Ferrari, Le Courrier)

 

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