Le Brésil, quatre ans plus tard…
Entretien avec Leonardo Boff
Par Sergio Ferrari*
Il est âgé de 67 ans et est porteur d’une riche histoire personnelle construite autour de la réflexion et de la pratique. Il est donc difficile d’imaginer qu’il fasse des concessions à la situation politique brésilienne, à la gestion de son ami Lula, aux propres limites d’un tiède processus de réformes en marche. Leonardo Boff, théologien franciscain et militant social depuis des décennies, ne réduit pas non plus son regard aux frontières du Brésil. Chaque élément trouve sa place et son importance dans sa vision globale de l’homme et de la nature, depuis la construction progressive et quotidienne du mouvement populaire jusqu’à la dénonciation d’un système mondial hégémonique conduisant irrémédiablement à l’autodestruction de la planète. Il n’hésite pas à lancer un cri d’alarme: « Le moment de disparaître et de libérer la Terre de ce cancer que nous sommes ne serait-il pas arrivé? »
P: Presque quatre ans de gouvernement pour Lula, les prochaines élections présidentielles approchent… Que retirer de cette expérience?
R : J’ai été l’un des plus enthousiastes quand Lula fut élu. J’ai écrit plus de dix articles sur la révolution brésilienne qu’il allait engendrer. Ce fut mon rêve et ma désillusion. Je me suis confronté au « réalisme » de la politique du possible dans le cadre historique où se meut la société brésilienne.
Il ne faut jamais oublier notre histoire. Nous sommes assis sur un passé colonial, sur le génocide des indigènes: ils étaient six millions quand arrivèrent les Portugais, ils sont aujourd’hui à peine huit cent mille. Nous avons vécu l’esclavage: douze millions de noirs ont été violemment déportés de l’Afrique vers le Brésil et leurs descendants sont aujourd’hui soixante millions. Nous possédons une élite qui, selon les données de la Banque Mondiale, détient les plus grandes accumulations de biens matériels du monde. Une personne riche au Brésil est beaucoup plus riche qu’un Anglais ou un Américain du Nord. A côté de tout ceci, existe la masse énorme des « appauvris ». Ce n’est qu’à partir du milieu du 20ème siècle que ceux-ci ont pu s’organiser en mouvements sociaux et en syndicats libres, accompagnés par d’importants secteurs de l’Église catholique. Ils ont créé et promu les communautés de base et les pastorales sociales de la terre. Ils ont développé logement, santé, éducation, droits des pauvres et autres initiatives semblables.
Changer cette réalité historique si oppressante aurait exigé une révolution. Lula, à mon avis, n’était pas suffisamment conscient de sa mission historique. Sa préoccupation initiale fut de sauver le pays d’une catastrophe économique imminente, au détriment des grandes réformes structurelles qui auraient pu, elles, sauver la nation du désastre. L’occasion fut gâchée. Même si Lula se situe à gauche dans le système dominant, il demeure un élément de ce système. C’est pour cette raison que les grands organismes économiques mondiaux et les principaux chefs d’États se sentent si satisfaits de lui. Cette révolution venant de la périphérie, tellement crainte, n’eût pas lieu.
P: Cette réflexion implique-t-elle un bilan plus négatif que positif?
R: Malgré ces limites, Lula a réalisé ce qu’aucun gouvernement précédent n’avait essayé: donner beaucoup plus d’importance aux thèmes sociaux. Dans ce domaine, le gouvernement a innové avec des plans comme « Bourse de Famille » et « Lumière pour tous », avec l’appui à l’agriculture familiale et à d’autres projets sociaux. Onze millions de familles ont bénéficié de ces projets, soit l’équivalent de quelque quarante millions de personnes. Mais il faut voir ce progrès dans le contexte de la politique globale. Lula transfère dix milliards de réales (un dollar équivaut à 2.12 réales) vers des projets sociaux et, dans le même temps, il autorise le versement de cent quarante milliards de réales au système financier qui lui prête l’argent nécessaire pour poursuivre sa politique économique et lui permet de régler les factures gouvernementales. Cette contradiction est douloureuse et démontre comment la macroéconomie néo-libérale continue à sucer le sang du peuple, alors qu’elle ne satisfait les exigences que d’une faible partie de la population. Cela est toutefois suffisant pour que ces opérateurs de la macroéconomie tranquillisent ainsi leur mauvaise conscience. En même temps, Lula se montre fidèle à quelques racines de sa biographie personnelle.
P: En sortant du plan strictement brésilien et en tenant compte des espoirs énormes que le gouvernement du Parti des Travailleurs (PT) a créés dans de vastes secteurs du continent, dans quelle mesure une expérience de cette nature fortifie ou affaiblit-elle le mouvement social dans son ensemble, dans ses paris stratégiques de changement?
R: A mon avis, l’une des limitations du gouvernement de Lula a été de se distancier des mouvements sociaux qui étaient sa source réelle de soutien et d’appui. Il a préféré opter pour une base d’appui parlementaire, articulée autour de partis qui n’avaient rien voir avec l’idéal du PT. Il faut reconnaître que Lula n’a pas condamné les mouvements sociaux comme cela était systématiquement le cas auparavant. Toutefois il ne leur a pas accordé non plus l’importance qui leur correspondait. Il considérait qu’ils étaient déjà de son côté. Il y a beaucoup de déception dans ces mouvements, jusqu’à de la rage. Mais ils sont politiquement intelligents. Ils affirment: « Lula est avec nous, il sort de nos rangs, il connaît nos tribulations ». Malgré les autres erreurs qu’il a pu commettre, nous n’allons pas le livrer à la bourgeoisie. Au contraire, nous allons le presser pour qu’il se reconvertisse à ses anciens rêves et, comme le fils prodigue de l’évangile, redécouvre le chemin du retour vers les mouvements sociaux. Ils voteront pour Lula, pour qu’il accomplisse ses anciennes promesses et, d’une certaine manière, atténue ou modifie la proposition macro-économique du gouvernement.
P: Un bilan si mitigé, de la part des acteurs et des mouvements sociaux, nous confronte à la question de fond sur la viabilité de changements profonds en Amérique latine dans le cadre d’un système de démocratie formelle parlementaire…
R: Objectivement, nous avons besoin d’une révolution. Mais nous savons que le temps des révolutions classiques est terminé. Cela signifie que, dans le tableau globalisé de la politique mondiale actuelle au pouvoir de l’empire américain, la seule révolution possible consiste à poser lentement des pierres dans les rouages du système. Le président argentin Nestor Kirchner l’a compris. Il n’a pas dit au système financier mondial et à Bush: « Je ne vais pas payer la dette. » Cela aurait constitué un attentat contre le système et sa logique. Il a dit : « Je paye. Mais pour chaque dollar, je ne paierai que dix centimes « . Ils durent s’en contenter. Lula possédait beaucoup plus d’autorité morale pour tenter un coup similaire, voire même plus audacieux. Mais il lui a manqué le courage, la capacité de saisir la potentialité de cette situation et, en corrélation, agir avec détermination. Ce fut une autre occasion gâchée. Nous devons maintenant nous contenter de réformes qui allègent les problèmes mais les perpétuent. La structure de base ne change pas, car un changement signifierait une révolution ou un début de révolution.
P: Dans cette étape, les théologiens progressistes, l’église d’avant-garde, ont-ils un message, une réflexion prophétique pour relancer l’espoir au Brésil? Que faudrait-il inventer maintenant pour alimenter l’espoir?
R: L’attitude conservatrice du pape Jean-Paul II a décapité les prophètes. Pour la politique en Amérique latine, c’est-à-dire pour l’actuation de l’Église, avec son enracinement populaire dans la société, ce pontificat fut une plaie. Cela aurait pu être différent si le pape avait montré une inspiration spirituelle minimale et une sensibilité pastorale envers la passion douloureuse du peuple latino-américain, chrétien et exploité. Il n’a pas soutenu les communautés ecclésiales de base dans les conférences nationales d’évêques. Il les a plutôt soumises à une lourde surveillance, de nature vraiment démoralisatrice. Il n’a pas reconnu la dimension libératrice de la foi dans cette réflexion commune appelée théologie de la libération. Si les choses s’étaient déroulées d’une autre manière, la situation politique de l’Amérique latine serait aujourd’hui différente. Sa vision anticommuniste l’a empêché de voir apparaître une nouvelle réalité dans cette partie du continent. Cette réalité n’avait rien à voir avec le marxisme. Elle se présentait plutôt comme une alternative viable au capitalisme sauvage régnant. Ce fut en conséquence une autre occasion gaspillée. Durant les vingt dernières années, nous avons connu des pertes irréparables et vécu un hiver spirituel implacable. Nous commençons tout juste à nous reconstruire. Quelques prophètes apparaissent et les communautés revivent, non pour profiter de l’appui de Rome mais pour émettre, à partir de l’évangile, une réponse appropriée à la misère à laquelle sont voués tant de millions d’êtres humains.
P: L’expérience brésilienne actuelle nous montre un certain épuisement face à l’aspect traditionnel des procédés politiques ou face à la politique comme mécanisme « traditionnel ». A partir d’où faut-il défaire et surmonter cet obstacle?
R : Il est évident que la forme de représentation sociale à travers les partis est absolument désuète. Elle est trompeuse et permet la reproduction des conditions d’inégalité et d’injustice sociale. La conviction qui croît dans les mouvements sociaux – comme le « Mouvement Sans Terre » que j’accompagne- est que ce type de démocratie sert à maintenir la situation mais est inadéquate pour provoquer les changements nécessaires face aux demandes fondamentales du peuple. L’idée actuelle est de donner un caractère politique aux mouvements sociaux qui, jusqu’à présent, présentaient à peine un profil social. Cela signifie transformer le pouvoir social accumulé en un pouvoir politique au-dessus ou à travers les partis. Pour atteindre cet objectif, il faut créer des articulations avec des secteurs de partis qui ont proposé des changements substantiels dans la société. Cette initiative mûrit dans plusieurs mouvements sociaux au Brésil qui s’organisent déjà en ce sens pour, éventuellement, faire leur apparition officielle lors des élections présidentielles d’octobre. Je ne sais pas quel est le chemin, mais je suis convaincu qu’il se construira pas à pas.
P: On gaspille des occasions et, simultanément, les grands pouvoirs économiques n’hésitent pas une seconde. Les grandes entreprises transnationales avancent, massacrant espèces et biodiversité. N’est-ce pas presque dramatique cette complémentarité entre gestion politique décevante et destruction abusive quotidienne de la planète ?
R : C’est un sujet qui m’a beaucoup préoccupé ces dernières années. Je l’ai écrit, j’en ai parlé, j’ai essayé d’influencer politiquement des secteurs du gouvernement de Lula. À l’exception de la ministre de l’environnement, Marina Silva, qui pense comme nous, ce discours est considéré comme un discours de farfelus dans une société prétendument bien pensante. Tous parlent de croissance. Lula est celui qui en parle le plus. Tous les administrateurs du monde, depuis les gouvernements jusqu’aux plus petites corporations, se proposent de grandir de plus en plus. Malheur au pays qui ne présente pas d’importants taux de croissance annuelle. Cet objectif est suicidaire. La Terre ne supporte pas ce système de production et consommation qui exploite systématiquement les ressources naturelles de la planète. La Chine et l’Inde vont tuer l’humanité parce qu’elles fonctionnent comme une éponge qui absorbe toutes ces ressources. Chacun de ces pays possède une classe moyenne de trois cent millions de personnes – l’équivalent de toute la population européenne – qui veut consommer à l’occidentale. Cette logique nous mène à l’abîme. Ce n’est pas moi qui le dis mais les grands noms de l’écologie, de l’astrophysique comme l’astronome anglais Martin Rees dans son livre « L’heure finale », ou le promoteur de la théorie Gaia, James Lovelock, dans son livre récent « La vengeance de Gaia ». Ils nous annoncent des scénarios dramatiques pour les prochaines années. Je suis un convaincu de la théorie qui dit que l’être humain n’apprend rien de l’histoire, mais qu’il apprend tout de la souffrance. Ceci est tragique mais paraît être le chemin infaillible de l’apprentissage. Ou nous changeons, ou nous mourons en tant qu’espèce.
P: La Terre est en crise, menacée par un système. D’où viendront les forces pour pouvoir structurer une proposition alternative différente afin de freiner cette tendance?
R: Je pense que la crise est tellement globale que les politiques conventionnelles ou extraordinaires ne fonctionnent déjà plus. Il faut une coalition de forces basées sur une éthique fondamentale minimale, sur d’autres valeurs qui mettent au centre la vie, la Terre, l’humanité et la nature. Cette coalition pourra offrir une alternative qui peut nous sauver. Chaque année disparaissent, dans le processus naturel de l’évolution, trois cent espèces d’êtres vivants. Dans le même temps, à cause de l’agression systématique des hommes, environ trois mille espèces périssent. Ceci équivaut à une véritable dévastation. Je pose la question: ne serait-il pas arrivé le moment de disparaître et de libérer la Terre de ce cancer que nous sommes et ainsi permettre la poursuite de ce processus de l’évolution, avec l’apparition d’autres formes de vie et avec un autre sens de la coopération, celui de tous avec tous ? Puisque l’esprit et la conscience sont d’abord dans le cosmos et seulement ensuite en nous, cette disparition de l’espèce humaine ne serait pas une tragédie absolue. Dans le processus de l’évolution, le principe de l’intelligibilité et de l’amour réapparaîtraient dans des êtres complexes et d’un ordre plus élevé, avec, je l’espère, davantage de compassion et de tendresse que notre espèce.
P: L’existence de la Terre reste l’un de vos principaux sujets de réflexion… Vous sentez-vous surtout théologien ou « simple infirmier » de la Pachamama?
R: Les religions peuvent avoir une fonction pédagogique très importante dans un processus de respect, de sauvegarde et de vénération de la création. Toutes placent la vie au centre. Plus que de parler de nature, elles parlent de création issue des mains du Créateur. Elles peuvent enseigner aux humains à veiller sur cet héritage qui nous a été livré par Dieu. Nous devons nous poser – et ceci est écrit dans le deuxième chapitre de la Genèse – comme jardiniers et surveillants du Jardin d’Eden. C’est notre mission: veiller, régénérer ce qui est endommagé et permettre que tous puissent coexister. Mieux encore: ne pas permettre que la sélection naturelle qui privilégie les plus aptes et les plus forts règne seule dans le processus d’évolution. Notre mission doit être celle de sauver les faibles, permettre qu’ils demeurent dans ce processus qui existe depuis au moins treize milliards d’années. Le but de l’évolution ne se résume pas à privilégier les plus forts mais à permettre que tous, y compris les plus faibles, découvrent d’autres possibilités de la nature, révèlent des dimensions nouvelles provenant de l’Abîme, nourricier du Tout (le vide quantique comme l’appellent les cosmologues) et que je préfère appeler la Source originaire de tout l’être, en un mot, la révérence ou Dieu.
*Traduction Rosemarie et Maurice Michelet Fournier
Collaboration E-CHANGER
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La vie et la mort selon Boff
« J’accepte la vie et la mort comme dimensions du processus d’évolution. Nous sommes tous mortels, non par défaut mais par forme évolutive. Toutefois, il faut bien comprendre la mort. C’est une invention intelligente de la vie pour que chacun puisse progresser, passer à des niveaux plus élevés de complexité et de communication. Nous ne naissons pas pour mourir. Nous mourons pour vivre plus et mieux. En langage chrétien, nous mourons pour ressusciter. Dans le processus de l’évolution, dans notre galaxie, dans notre système solaire et sur la Terre, sont apparues la conscience et la capacité de percevoir un fil conducteur qui lie et relie tous les éléments entre eux. A surgi aussi la perception de l’existence d’une Énergie à l’origine de tous les mouvements et un Esprit qui dirige tout. Depuis lors, nous avons atteint un point très élevé dans le processus global. Les humains dénomment cette réalité Dieu, Yahvé, Tao, Olorum, Krishna ou mille autres noms. Ils se sont inclinés avec révérence et vénération profondes devant elle. C’est pourquoi, à mon avis, pour nous être humains, le prochain pas est de mourir pour rencontrer cette Réalité Suprême, faite d’amour, de tendresse et de compassion. Elle nous attend et, quand nous arriverons, elle nous dira sûrement: <> Et nous serons couverts de baisers et de caresses. Chacun se sentira content et heureux, au sein du Père et de la Mère à l’infinie bonté ». (Sergio Ferrari)