Entrevue avec Maria das Graças Vieira, dirigeante nationale de la Centrale des mouvements populaires.
******************************************************************************************
Les dénonciations lancées depuis le moins de juin relatives à la corruption de certains de ses plus proches collaborateurs font vivre à Lula Da Silva l’une des situations les plus complexes depuis son accession au gouvernement début 2003. La conjoncture est toute aussi difficile pour le mouvement populaire brésilien – base essentielle d’appui du gouvernement du PT (Parti des travailleurs) – qui se trouve aujourd’hui sur le fil du rasoir. Comment être critique envers la politique gouvernementale sans faire le jeu de l’offensive menée par la droite ? Comment revendiquer l’autonomie du PT sans déstabiliser un gouvernement fragilisé par les derniers événements ? Nous avons posé toutes ces questions à Maria das Graças Vieira, 39 ans, dirigeante de la Centrale des mouvements populaires à Sao Paulo (et par ailleurs l’une des responsables de l’Union nationale du logement populaire).
********************************************************************************************
Q: Comment interpréter la situation actuelle?
R: Nous avons vécu durant de nombreuses années sous des gouvernements de droite, avec une forte tradition conservatrice. Il est évident que ces secteurs voudraient que Lula ne soit pas réélu président en 2006. Et ils ont lancé cette offensive pour tenter d’éviter cette continuité. C’est une manière d’empêcher la continuité d’un gouvernement qui, de manière générale, bénéficie aux exclus. Des femmes et des fillettes qui ne pouvaient pas aller à l’école peuvent y aller maintenant. On constate une amélioration de l’attention médicale pour les plus pauvres, y compris dans des secteurs historiquement prohibitifs pour ces secteurs comme l’oncologie. Il y a des subsides pour l’alimentation…
Q: Définiriez-vous l’actuel gouvernement comme progressiste ?
R: Il s’y achemine. Il est limité par la politique d’alliance avec les partis traditionnels. Les gens espèrent que ce gouvernement va devenir progressiste, mais il ne l’est pas encore.
Q: Plus de 40 organisations et mouvements sociaux ont publié le 21 juin une « Lettre au peuple brésilien ». Comme l’interpréter ?
R: Nous sommes parmi les promoteurs et les signataires de ce document. Il se veut un appui à Lula et il contient aussi des éléments d’avertissement au gouvernement. Nous demandons une rectification de la politique économique. Pour garantir la stabilité gouvernementale, beaucoup de concessions ont été faites aux partis de droite. Il faut changer cela.
QUE LULA NE PAIE PAS TOUTE LA DETTE
Q : Cela signifie-t-il qu’il serait nécessaire de reformer une nouvelle politique d’alliances ?
R: Oui. Une nouvelle alliance avec les secteurs sociaux. Nous voulons que Lula ne paie pas toute la dette extérieure, afin d’investir plus dans le social. Lula doit en plus réorienter l’économie, revenir à ses origines – les mouvements populaires et sociaux – pour continuer à gouverner. Il doit s’allier avec les secteurs sociaux qui veulent construire un nouveau pays et pas avec des partis politiques en désaccord avec ce projet national.
Q : Les mouvements sociaux continuent-ils d’être « lulistes » ?
R : Les mouvements sociaux ont une vision du pays à construire. Nous demandons que Lula se rapproche davantage de nous.
Q: Si vous demandez à Lula de se rapprocher des mouvements sociaux,
cela signifie-t-il qu’il s’en est éloigné ?
R: D’importants secteurs au sein du PT plaident pour un tournant social. Certains dirigeants priorisent la stabilité gouvernementale et les alliances sur un projet de changement social. Nous pensons donc qu’il faut approfondir la démocratie elle-même. Lula n’a pas changé: il continue d’être un dirigeant sensible, charismatique, proche des gens. Il s’engage pour le progrès du Brésil et de l’Amérique latine, un continent qui a un grand besoin de compter sur des références cohérentes pour faire face aux riches de la planète.
LES GOUVERNEMENTS PASSENT… LES MOUVEMENTS SOCIAUX
RESTENT
Q.: Pour conclure: quels sont les trois points les plus positifs de la gestion de Lula durant ces 30 premiers mois de gouvernement ?
R : Un nouveau concept de démocratie, qui est fondamental. Les gens participent, discutent, élaborent des politiques. Autre élément positif, le fait même que Lula soit président, qu’il existe un groupe parlementaire du PT, qu’il y a une stratégie pour avancer. Le troisième élément, notre certitude que Lula continue d’être engagé avec les gens et les mouvements sociaux. J’y incorpore deux éléments supplémentaires: la politique internationale de l’actuel gouvernement et certains résultats économiques. L’inflation, qui est une chose terrible pour les gens pauvres, a été contrôlée. C’est important. Aujourd’hui on constate une déflation.
Q: Et les trois éléments les plus négatifs ?
R: Parfois, le concept de stabilité gouvernementale – et les alliances avec des secteurs de droite – a prévalu sur l’aspect social. Deuxième élément: Lula doit être un point moins machiste. En ce sens, la récente nomination d’une femme à la tête de la Maison civil est un pas très positif. Le troisième point, la nécessité omogénéiser davantage un discours unique entre tous les ministres et les fonctionnaires.
Q: Quelles sont vos perspectives ?
R: Nous soutenons le gouvernement et nous sommes prêts à descendre dans la rue pour le défendre et pour exprimer nos critiques, pour appuyer ses aspects positifs et nous opposer à ce qui nous semble erroné. Nous ne cesserons pas de nous mobiliser pour approfondir ce processus. Nous préparons une caravane qui se rendra à Brasilia, entre le 14 et le 18 août pour parler avec Lula, les ministres et les fonctionnaires. Nous sommes convaincus qu’il faut renforcer les alliances sociales pour pouvoir avancer de pied ferme. Les gouvernements passent, les mouvements sociaux restent.
Sergio Ferrari
Trad.: H.P. Renk
Collaboration E-CHANGER
ONG suisse de coopération solidaire
_____________________________
UN CLIN DE L’OEIL GAUCHE A LULA
Dans la 3e semaine de juin, 42 organisations sociales, religieuses, populaires, syndicales, ont rendu publique une « Lettre au peuple brésilien », adressée aussi à Lula et au Parlement. Parmi les signataires, figurent la Centrale (coordination) des mouvements populaires, le Mouvement des travailleurs ruraux sans terre (MST), la Marche mondiale des femmes, les pastorales sociales de la Conférence nationale des évêques brésiliens. Cette lettre a deux contenus essentiels. D’une, elle dénonce « la campagne (des élites) pour démoraliser le gouvernement et le président Lula, en vue de l’affaiblir ou de l’obliger à approfondir la politique économique actuelle et les réformes néo-libérales, conformes aux intérêts du capital international ». La seconde partie contient une sorte de mini-programme en 7 points pour rectifier la gestion gouvernementale actuelle. Les mouvements sociaux soulignent la nécessité d’enquêter sur les dénonciations de corruption et de punir les coupables ; rompre l’alliance gouvernementale avec les secteurs conservateurs ; changer la politique économique en donnant la priorité aux besoins du peuple et « construire un nouveau modèle de développement ». Trois propositions s’orientent vers la mise en oeuvre d’une large réforme politique démocratique, de renforcer les espaces de participation sociale dans l’administration et les initiatives locales en faveur des citoyens. Les aspects programmatiques de cette lettre se terminent par la demande de lutter contre les monopoles de l’information et de favoriser les réseaux publics communautaires.
Bien que le texte soit clair, ce document exprime la situation politique complexe que vit actuellement le Brésil. Et les dilemmes multiples auxquels sont confrontés les mouvements sociaux dans cette conjoncture. Ils appuient Lula, mais se distancient de sa politique économique ; ils dénoncent les partis conservateurs – dont certains
sont présents au gouvernement et disposent d’un poids supérieur à celui des mouvements sociaux -; il exigent des réformes démocratiques (signaux,symboles). Ce n’est pas la première fois en Amérique latine que des secteurs populaires et des organisations progressistes doivent recourir à la « théorie de l’encerclement » de leur « dirigeant » charismatique pour pouvoir expliquer l’inexplicable. D’autre part, il n’est pas aisé pour les mouvements sociaux de cheminer sur le fils du rasoir, en jonglant avec le concept toujours difficile du « soutien critique ». Surtout lorsque, comme cela se passe au Brésil, le président Lula Da Silva se trouve être des leurs. Une étape complexe où les mouvements sociaux vivent avec et dans la contradiction même. Avec la certitude que les recettes n’existent pas, que les illuminismes sont passés de mode, l’ennemi est fort et bien présent, mais on ne peut cesser de croire en l’espérance. (Sergio Ferrari)