Historiquement parlant, à partir de quand peut-on évoquer la coopération au développement ?
Il y a plus de 40 ans que nous existons. L’origine de la coopération est née de la décolonisation, du plan Marshall convenu après la seconde guerre mondiale. Il existe tout un débat autour de la notion d’aide au développement. Etait-ce vraiment sans arrière-pensée ou dans un but intéressé ?
L’année prochaine, pour nos 40 ans, nous n’envisageons pas seulement de faire un « apéro » entre nous. Nous allons nous interroger quant à l’efficacité de l’aide au développement- encore que nous préférerons au mot « aide » la notion de coopération au développement ou de solidarité internationale, car cela va dans le sens de l’échange, de la réciprocité.
Pour comprendre la coopération, il faut prendre en considération deux dimensions : le macro et le micro. Il y a dans le monde des tendances macro-économiques et macro-sociales qui accroissent les inégalités. Notre travail consiste justement à lutter contre ses inégalités. Une contradiction certaine cœxiste donc dans notre société. Notre apport se chiffre à 8,5 millions de francs suisses, ce qui n’est pas grand-chose en comparaison des milliards générés par les flux économiques et financiers du « marché ». Il existe actuellement un réel défi dans le fait que les mécanismes économiques d’aujourd’hui tendent à creuser encore plus le fossé entre les riches et les pauvres.
L’autre contradiction, c’est que la coopération au développement ne se mesure pas à la croissance économique. La notion de développement, elle-même, a été revisitée par des penseurs. Le développement réduit à la croissance économique est un « truc » des pays riches et industrialisés, qui souhaiteraient que les pays du Sud rejoignent leur modèle de société. A la FGC, nous ne militons pas pour cela. A l’image d’Amartya Sen ( Amartya Sen a notamment imaginé différents indicateurs de pauvreté, tel l’indice de pauvreté humaine (IPH), ou de développement , tel l’indice de développement humain (IDH), qui sont désormais présentés chaque année dans le rapport mondial du PNUD. L’apport majeur de Sen en économie est qu’il a permis de repenser la pauvreté dans des termes non plus seulement monétaires – comme c’était le cas dans le paradigme utilitariste – mais également en termes de libertés d’être et de faire à travers les notions de « capabilités » et de « fonctionnements ».), philosophe et économiste indien, l’important est de miser sur le développement humain et les capacités des individus et des peuples à pouvoir se projeter dans des projets. Nous sommes pour l’ « empowerment », que les locaux deviennent acteurs de leur propre histoire en fonction de leurs valeurs.
Telle est donc l’ambiguïté de la notion de développement. En effet, elle est souvent entendue comme étant liée à la croissance économique, alors que, pour nous, c’est aussi la démocratie, le développement humain.
La notion de développement a vécu beaucoup de paradigmes, de modèles à travers le temps et notamment dans les années 60. Quelles étapes majeures dégageriez-vous de cette évolution ?
L’évolution doit être corrélée à ce que j’ai dit auparavant. D’une conception d’aide plus ou moins missionnaire, nous sommes passés à l’idée d’une solidarité internationale. On essaie donc de contribuer à ce que les peuples, les pays, les régions puissent construire leur propre histoire. Nous soutenons donc des projets qui relèvent principalement du domaine de l’éducation, du développement communautaire, de la santé, de la souveraineté alimentaire…de donner quelques moyens d’action transversaux. Aujourd’hui, nous cherchons à contribuer à ce que des populations puissent s’auto-déterminer et donc se développer selon leurs propres idées. L’évolution majeure se situe à ce niveau.
Yanik Marguerat : Dans les années 50, voire 60, il y avait vraiment un modèle à appliquer. Nous avons voulu répliquer des fonctionnements supposés garantir la croissance économique et donc prendre exemple sur les pays industrialisés. On a bien vite réalisé que ce n’était pas possible. On relate souvent les fameux « éléphants blancs » où, dans les années 60 divers grands bailleurs de fonds internationaux ont mis en place des projets qui n’étaient pas du tout en adéquation avec les besoins, ni les souhaits de la population locale. Par exemple, en Afrique de l’Est, certains pays occidentaux ont construit une usine de traitement de poissons dans une région où les gens étaient des éleveurs de bétails parce que les experts de l’époque ont remarqué le potentiel d’un lac. Ils ont donc construit une usine liée à la pêche en pensant que cela allait se développer. Résultat : l’usine ne tourne pas faute de pêcheurs. De l’argent a donc été gaspillé parce que la volonté des autochtones n’a pas été prise en compte. Cette leçon a été comprise depuis, heureusement. Aujourd’hui les ONGs du Sud s’attèlent à améliorer leur propre sort tandis que celles du Nord rentrent pour la plupart en partenariat avec les acteurs du Sud.
D’un autre point de vue, certains modèles de développement ont induit les pays pauvres à se surprotéger derrière des barrières douanières et tarifaires extrêmement hautes, , ce qui a posé de grandes difficultés à ces pays lorsqu’ils ont intégré (de gré ou de force) le marché comercial international . Le modèle de l’Asie de l’Est où des pays comme la Corée, Singapour, la Thaïlande ont pu mélanger savamment protectionnisme et ouverture sur de nombreux marchés sert de référence de nos jours. Ils ont su aussi investir beaucoup dans l’éducation et dans le capital humain.
Aujourd’hui, on ne peut plus parler du Nord et du Sud, mais plutôt des « Nord » et des « Sud ». D’une part parce que les inégalités sont vécues aussi ici et à l’intérieur des pays du Sud. D’autre part, la dDéclaration de Berne relève bien dans un de ses derniers rapports qu’au sein de l’OMC, il existe différents fronts parmi les pays du Sud. L’Inde et le Brésil défendent d’autres positions sur les tarifs douaniers que les pays d’Afrique, notamment parce que ce sont des pays exportateurs.
Quelle vision prônez-vous vis-à-vis de la coopération au développement ?
Si l’on reste très Genevois et Suisse, un des enjeux réside dans l’aide publique. En effet, les dossiers de l’aide internationale arrivent souvent en dernière position dans les préoccupations des collectivités publiques. A Genève, la loi 0,7% a été votée depuis 2001 et acceptée. En 2005, nous en sommes seulement à 0,15%. Le nouveau budget de l’Etat ne tient pas compte de cela. D’ailleurs la FGC est menacée de perdre un demi million de francs suisses de subvention en 2006. L’argent n’est pas tout, mais c’est un signe politique. Pareil au niveau de la confédération. Nous ne savons pas si, dans ce contexte les coupes budgétaires vont continuer à pénaliser la solidarité internationale.
Par ailleurs, le rôle des ONGs est aujourd’hui discuté, notamment à la DDC. Faut-il une professionnalisation de la coopération internationale ? Quel est l’équilibre entre les petites associations bénévoles émanant de la société civile ou des structures plus grandes mettant l’accent sur la recherche de fonds ? Il faut savoir que plus le débat politique devient difficile, plus il faut être costaud pour se défendre. Dans ce sens, va-t-on favoriser de grandes associations ? Est-ce que les institutions de taille moyenne vont payer les pots cassés ? Ce sont autant de questions qui alimentent la vision que l’on pourrait se faire de la coopération au développement.
En Europe, beaucoup de personnes ont aussi tendance à vouloir que les ONGs soient des agents d’exécution de l’Etat, qu’elles privilégient la solidarité en fonction des objectifs politiques du pays. Ce n’est pas du tout notre point de vue. Cela risque de devenir un débat houleux dans les années à venir. L’autonomie des ONGs par rapport à leurs bailleurs de fonds- comme dirait un ami psychanalyste- le rapport incestueux des ONG avec les collectivités publiques, suggère une position délicate. D’un côté, on demande de l’argent public parce que l’on défend l’idée de responsabilité. De l’autre, peut-on vraiment être critique vis-à-vis de nos bailleurs quitte à faire du lobbying ? C’est un autre débat.
Nous défendons très fortement notre autonomie et le rôle des fédérations parce qu’elles sont des ONGs quelque peu particulières, au carré comme on dit. Nous sommes des associations d’associations. Pour faire reconnaître cette spécificité, on a créé un nouveau réseau qui s’appelle « Fédéreseau » qui regroupe les associations suisses latines qu’elles soient vaudoises, fribourgeoise, jurassienne , valaisanne, tessinoise ou genevoise pour défendre nos rôles de sensibilisation, de responsabilisation des pouvoirs publics. Notre apport est particulier puisqu’on sait ce qu’il se passe sur le terrain. Cette fédération de réseau est toute nouvelle. On vient de déposer dossier sur le bureau de la DDC.
Quelles sont les difficultés du travail en réseau ? De faire partager les points de vue de différentes ONGs et de favoriser leur collaboration, est-ce facile à réaliser ?
Pas tant que cela, compte tenu d’une part de la diversité de nos associations membres, d’autre part de la surcharge de travail des personnes qui y sont engagées. Nous avons néanmoins institutionnalisé ce type de travail. C’est-à-dire qu’après les deux assemblées générales par année, il y un forum sur différentes thématiques telles que « développement et culture », « la souveraineté alimentaire » ou encore les « droits de l’enfant ». On demande dans ce cadre aux associations membres d’organiser ces espaces d’échanges. Cela peut être des forums thématiques ou régionaux (La FGC compte, par exemple, 7 associations qui oeuvrent en Haïti).
Yanick Marguerat : Le travail en réseau est favorisé pratiquement par l’introduction d’un projet concret. On a, par exemple, une plateforme qui travaille sur le VIH sida, thème que nous travaillons de façon transversale. D’ailleurs de plus en plus d’associations intègrent cette problématique à leur champ d’action. Cette plateforme (Plateforme : plusieurs ONGs qui se rencontrent, qui échangent, qui collaborent et qui se coordonnent) s’est beaucoup mobilisée pour créer un DVD contenant des courts métrages/documentaires réalisés en Afrique australe par exemple. Dans cette situation, il y a toujours une sorte d’effervescence propice à la concrétisation de projets communs. Il faut avoir le temps de réunir, de proposer et de donner l’impulsion de départ. Ce sont souvent des structures bénévoles qui collaborent et qui doivent ajouter à leur agenda de nombreuses réunions. Quand il y a des projets concrets, on se rend vite compte que cela constitue une nécessité et que c’est réellement utile.
On encourage nos associations à communiquer le plus possible sur les échanges d’expériences, mais ce n’est pas toujours un réflexe qui est acquis. On se doit souvent de les stimuler pour qu’ils viennent en débattre dans des espaces comme par exemple le forum de la FGC.
On ne peut pas non plus oublier le fait que le travail associatif demande un nombre d’heures bénévoles incroyables. D’ailleurs les pouvoirs publics n’ont pas forcément conscience du volume de travail qu’il y a derrière. Du personnel salarié à sa place, ce serait assez important. A la FGC, cela représente par exemple 30 fois par année des réunions de la commission technique (14 personnes) rien que pour examiner les projets. Il faut encore multiplier ce chiffre par trois pour le travail que cela suppose au niveau du suivi. Il y a encore la commission d’information, le Conseil, etc.. En somme, on travaille principalement avec des experts bénévoles (6’000 heures par an).
A la DDC, on bénéficie d’un petit fond qui s’appelle « bilan-étude » qui se monte à 35 000.- CHF. Il permet d’évaluer l’impact de programmes qui ont plus de dix ans. Une de nos associations qui s’appelle « Tradition pour demain » va utiliser cet argent avec tous ses partenaires sur place pour faire un bilan commun. Comment est-ce que le réseau fonctionne ? Comment peut-il s’améliorer ? C’est un exemple très concret d’ONG qui s’évertue à travailler en réseau.
Ce n’est pas toujours la FGC qui anime ces mises en réseau. Certaines ONGs prennent les devants- une pétition de la Déclaration de Berne sur l’évasion fiscale par exemple – et nous relayons l’information à travers nos publications ou par mail.
Propos recueillis par Olivier Grobet
Fragments de paroles
Denervaud : «Il existe une tendance à renvoyer la solidarité (ici et ailleurs) au privé »
Denervaud : « Aujourd’hui, on ne peut plus parler du Nord et du Sud, mais plutôt des Nord et des Sud. »
Denervaud : » Le combat contre les inégalités, nous ne pourrons pas le mener seul. «
Une réflexion sur « Denervaud : « Aujourd’hui, on ne peut plus parler du Nord et du Sud, mais plutôt des Nord et des Sud. » »