Entre la continuation des guerres, la crise climatique et l’approfondissement des disparités sociales planétaires, le système international continue de se montrer déstabilisé, pour ne pas dire en faillite. Au niveau global, les inégalités augmentent. On ne peut actuellement, en aucune manière, reprendre l’effort pour les réduire, tel qu’il avait prévalu durant les deux décennies ayant précédé la pandémie du COVID-19. Alors que, dans le même temps, des millions de tonnes de nourriture finissent à la déchetterie.
Le rapport des Nations Unies « Sortir de l’impasse : repenser la coopération dans un monde polarisé », publié à la mi-mars, constate que, malgré le record battu par l’indice du développement humain (IDH) 2023-2024, les disparités entre pays riches et pays pauvres sont toujours plus élevées. Alors que les premiers ont connu une amélioration sans précédent, la moitié des nations les plus pauvres du monde continuent à régresser et se trouvent aujourd’hui au-dessous des niveaux antérieurs à la crise sanitaire (https://hdr.undp.org/system/files/documents/global-report-document/hdr2023-24snapshotfr.pdf).
Selon cet indice, la Suisse, la Norvège et l’Islande occupent les premières places, alors que les États-Unis se situent à la 20e place et l’Espagne à la 27e. Situé en 44e position, le Chili est en tête de la liste des nations latino-américaines ; il est suivi par l’Argentine (48e) et l’Uruguay (52e). En queue de peloton du continent, le Honduras occupe la 138e place. La République centrafricaine, le Soudan du Sud et la Somalie sont les nations les moins développées du monde (https://hdr.undp.org/data-center/country-insights#/ranks).
Un pays obtient un IDH plus élevé dans la table de classification lorsqu’il améliore son espérance de vie, son niveau d’éduction et le produit national brut par tête (PND), ainsi qu’un indice supérieur de parité du pouvoir d’achat (pouvoir d’achat de ses habitant.e.s par rapport à d’autres nations). Ce système de mesure est la cible de nombreuses critiques, car il ne tient pas compte de tous les critères menant à un développement humain intégral véritablement accompli.
Selon les Nations Unies, les États-Unis, « le pays le plus riche du monde, occupe une surprenante 20e place dans cette classification, vu que l’indice du développement humain inclut des indicateurs allant bien au-delà du simple revenu par tête et tenant compte de facteurs comme l’espérance de vie et l’éducation ».
Lors de la présentation du rapport 2023-2024, le diplomate allemand Achim Steiner, né au Brésil et actuel administrateur du Programme des Nations Unies pour le développement humain (PNUD), a reconnu que la faille séparant pays riches et pays pauvres continue de s’élargir. « Malgré que nos sociétés mondiales soient profondément interconnectées », affirme Steiner, « nous ne sommes pas à la hauteur ». Pour cette raison, selon ce fonctionnaire onusien, on doit profiter de l’interdépendance entre les nations, ainsi que de leurs capacités mutuelles, pour faire face aux défis partagés et existentiels et garantir que s’accomplissent les aspirations des peuples.
Derrière les statistiques, se cache un coût humain significatif, précise Steiner, car l’échec de l’action collective visant à contrôler le changement climatique, humaniser la digitalisation, réduire la pauvreté et les inégalités ne fait pas seulement obstacle au développement humain, mais il augmente aussi la polarisation et il affaiblit encore davantage la confiance envers les dirigeants et les institutions du monde entier.
Les causes politiques de l’injustice mondiale
Pourquoi – questionne le PNUD – la tendance favorable de deux décennies à la réduction constante des inégalités entre pays riches et pays pauvres s’est-elle inversée ? Selon son rapport, publié en mars 2024, les réponses sont variées et complémentaires.
Tout d’abord, le monde affronte une nouvelle ère, avec le nombre le plus élevé de conflits armés depuis 1945, entraînant un nombre significatif de victimes et de personnes déplacées. En 2022, record historique, le nombre des personnes déplacées a dépassé 108 millions, soit plus de deux fois et demi les niveaux de 2010.
Ensuite, les conséquences de la pandémie, ayant provoqué des pertes nettes, dont 15 millions de vies humaines, ont largement obscurci les perspectives en matière de développement humain. Comme le signale le rapport, « les pays pauvres, souvent avec des systèmes sanitaires et des réseaux de sécurité sociale moins résistants, ont été spécialement vulnérables à ces impacts ». De manière significative, les pays développés ont récupéré beaucoup plus rapidement.
Les statistiques confirment cette « récupération inégale de la pandémie » : en 2023, les 38 pays membres de l’Organisation pour la coopération et le développement économiques (OCDE) ont atteint les niveaux les plus élevés de l’indice du développement humain par rapport à 2019. Pour leur part, plus de la moitié des 35 pays les moins avancés (PMA) ont connu une détérioration.
Enfin, le changement climatique : « Le manque d’avancées substantielles dans l’action climatique mondiale amplifie encore davantage la brèche entre les nations riches et les nations pauvres », affirme le PNUD. Particulièrement dans une région aussi vulnérable aux phénomènes météorologiques catastrophiques que l’Amérique latine et la Caraïbe, avec, entre autres, de fréquentes inondations, tempêtes, sécheresses et glissements de terrain. Selon la Commission économique pour l’Amérique latine et la Caraïbe (CEPAL), on a, durant la période 2016-2023, enregistré 90 désastres naturels : plus de 52,8 millions de personnes ont été touchées et 5’600 ont péri.
Pourquoi s’avère-t-il si problématique de gérer ces inégalités ? se demande le PNUD, qui identifie plusieurs facteurs critiques.
D’une part, un manque réel de coopération mondiale, dû aux tensions géopolitiques, et le manque d’une gouvernance efficace à l’échelle internationale. Malgré l’existence d’importantes richesses et de capacités technologiques pour aborder ces défis planétaires sans précédent, relève le rapport, « les réponses globales ont été inadéquates, ce qui rend chaque fois plus difficile la recherche du développement soutenable et de la paix ». Cette situation se répercute négativement, spécialement sur les pays et les personnes les plus pauvres.
D’autre part, la polarisation croissante, dans différentes sphères de la société mondiale, de la politique à la santé publique.
Enfin, l’accroissement du populisme et du nationalisme dans de nombreuses régions du monde, dynamiques priorisant les intérêts nationaux par rapport à la coopération et à l’équité mondiales. On étouffe ainsi les efforts visant à réduire les inégalités entre les nations.
Le naufrage de l’Amérique latine
Le rapport montre que six pays sur dix en Amérique latine n’ont pu rattraper le niveau de développement humain atteint avant la pandémie, ce qui, dans cette région, impose des défis importants pour les prochaines années.
Seuls 37 % de ces pays (12) ont amélioré leurs indicateurs de développement humain relativement à l’étape antérieure à la crise du COVID, tandis que 63 % (21 pays) n’ont pas réussi à retrouver les niveaux de développement humain de 2019.
Ces chiffres dévoilent les contrastes et l’hétérogénéité caractéristiques de la région, qui a subi, en 2020-2021, la plus forte chute de l’indice du développement humain au niveau global. Malgré une amélioration significative en 2023, l’Amérique latine n’a pas été en mesure de retrouver ses niveaux d’avant la pandémie.
L’action collective internationale dans cette région se heurte aussi à ce que l’étude du PNUD nomme le « paradoxe de la démocratie ». Bien qu’en Amérique latine et dans la Caraïbe une majorité considère la démocratie comme un bon système de gouvernement, il existe toutefois une insatisfaction croissante à son égard, particulièrement chez les femmes et les populations les plus vulnérables. S’y ajoute l’impact négatif d’une rapide polarisation politique dans la région, reflet d’une dynamique globale similaire. Résultat : la confiance dans les institutions politiques a diminué de manière significative, tendanciellement vers une proportion de 20 %. C’est-à-dire que seule 1 personne sur 5 a confiance dans son gouvernement (https://www.undp.org/es/latin-america/comunicados-de-prensa/desarrollo-humano-en-america-latina-y-el-caribe-mejora-mas-que-en-otras-regiones-pero-no-logra-recuperar-niveles).
Cette réalité politico-sociale complexe semble généralement coïncider avec l’impact direct de la pauvreté. Selon l’annuaire 2023 de la CEPAL, publié fin février, 29 % de la population – plus de 180 millions de personnes – souffre de la pauvreté (https://www.cepal.org/es/comunicados/edicion-2023-anuario-estadistico-la-cepal-ofrece-un-conjunto-estadisticas-regionales).
Le gaspillage renforce la misère
Malgré les statistiques et les tendances préoccupantes quant au développement humain, certains mécanismes mettent en cause la rationalité du système actuel.
Alors qu’un tiers de l’humanité souffre d’insécurité alimentaire, un cinquième des aliments (l’équivalent de mille millions de plats de nourriture) finit aux ordures. Constat d’un nouveau rapport de l’Agence des Nations Unies pour l’environnement (PNUMA), publié le 27 mars : chacun gaspille, en moyenne, 79 kilos d’aliments par an, ce qui permettrait d’offrir 1,3 repas quotidien à chaque personne souffrant la faim dans le monde.
Cette quantité considérable de nourriture est perdue à diverses étapes de la chaîne alimentaire, de la récolte au point de vente et de consommation. Le problème ne se limite pas aux nations riches. La divergence la plus importante est celle qui différencie populations urbaines et monde rural.
Infra-développement humain, faim croissante, gaspillage monumental : quelque chose va très mal sur la planète, traumatisée par un système hégémonique aussi arrogant que peu visionnaire.
Sergio Ferrari
Traduction: Hans-Peter Renk