En Colombie, rien n’a (encore) changé

La Colombie vit, en ce moment, une certaine schizophrénie. Tandis qu’à La Havane le dialogue pour la paix se poursuit entre des délégués du gouvernement de Juan Manuel Santos et les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC), dans le pays lui-même, à la base, on ne ressent encore aucun effet de ce processus, assure Jaime León Sepúlveda, cofondateur et coordinateur actuel de la Corporation Claretiana Norman Perez Bello. Bien qu’encore jeune, M. León est une personnalité colombienne reconnue dans la défense des droits humains, avec sa vision large et entière. Son travail va de l’accompagnement de communautés déplacées jusqu’à la défense de peuples indigènes menacés dans la région de l’Orinoquia, en passant par la défense de l’environnement et la promotion de la souveraineté alimentaire paysanne. Egalement membre du Comité national des victimes de crimes de l’Etat (MOVICE), Jaime León Sepúlveda est de passage en Suisse à l’invitation de l’ONG E-CHANGER.
Dans quelle mesure les négociations en cours depuis octobre 2012, à la Havane, entre le gouvernement et les FARC se font-elles sentir dans votre travail?
Jaime León: Le plus important est qu’elles ravivent notre rêve de paix. Il est remarquable que deux des acteurs du conflit soient en train de dialoguer. Nous défendons donc le processus de négociation, même si nous n’y participons pas directement. Vu les fortes hostilités et les combats que se livrent quotidiennement les acteurs armés, et également contre la population, nous continuons de percevoir la paix comme quelque chose d’aussi proche que de lointain…
Mais dans votre travail de tous les jours, voit-on un certain «mieux» lié à la dynamique des négociations? Y-a-t-il des répercussions directes?
Dans les faits, non. En ville, les personnes qui arrivent fuyant la province, qui exercent des responsabilités et exigent leurs droits, sont poursuivies. En milieu rural, les combats se sont focalisés davantage là où on suppose que de hauts dirigeants des guérillas se trouvent, agressant par là même la population civile sous prétexte de descendre ou de capturer les combattants rebelles.
Les groupes paramilitaires, dénommés aujourd’hui Bandes criminelles (BACRIM), contrôlent certains villages et certaines villes, et font des victimes. Les menaces et assassinats de dirigeants engagés dans le processus de restitution de terres restent courants.
D’autre part, les investissements nationaux et internationaux sont chaque fois plus significatifs dans les secteurs économiques comme le minier, sans aucun respect pour l’environnement. Ils se développent par le biais de ce conflit toujours d’actualité et qui génère de nouvelles possibilités intéressantes pour les groupes très puissants. Sans oublier, pour compléter ce tableau, l’impunité et l’inefficience de la justice.
 
Ce panorama politique ne parait pas très encourageant. Quelle est l’état d’esprit du citoyen ordinaire, qu’il soit de la campagne ou de la ville, devant ce processus?
Il faut rappeler que depuis 1982, tous les essais de paix négociée ont échoué, avec l’augmentation conséquente de la violence, de la pauvreté et de l’inégalité. Cela marque beaucoup. Maintenant les gens reçoivent deux messages très différents sur ce nouveau dialogue en cours. D’une part, des secteurs académiques, quelques milieux sociaux et les Eglises soutiennent activement l’option, ce qui produit un certain optimisme à la base. D’autre part, il y a ceux qui redoublent de messages belliqueux, souhaitant le retour d’un gouvernement à la main et aux mots durs, sans négociation, comme le fut celui du président Alvaro Uribe.
 
Quel impact a eu l’offensive de l’extrême droite pour destituer l’ancien guérillero Gustavo Petro, maire de Bogota?
Un choc, désespérant. D’importants secteurs citadins croient à la paix, mais craignent qu’à l’heure d’obtenir des accords, ils ne soient pas respectés et, qu’au contraire, se ferment les espaces démocratiques – comme cela vient d’arriver à un Bogota gouverné par des progressistes. On craint que ne se répète l’histoire, avec la persécution de ceux qui pensent différemment, comme lors du génocide politique contre l’Union patriotique. I
 
Sergio Ferrari, LE COURRIER et E-CHANGER
 
www.lecourrier.ch/118433/en_colombie_rien_n_a_encore_change
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«Les victimes du conflit sont les plus humbles»
 
En quoi consiste le travail de l’organisation que vous dirigez?
Jaime León: A Bogota, nous accueillons et accompagnons des personnes déplacées, victimes de la violence. Hors de la capitale, nous soutenons de très près des communautés paysannes et indigènes, avec comme objectif la protection de leurs droits à la terre et l’enracinement sur leur domaines propres. C’est une vision complète: protection de la vie et de ses droits en général, défense de l’environnement, développement socio-économique, valeurs propres et culture. Avec les collègues de la Corporation, nous sommes présents sur le terrain, partageant le quotidien de ces communautés.
De même, nous nous battons pour recouvrer la mémoire, individuelle et collective, de ceux et celles qui se sont engagés pour la paix et la justice et qui ont été frappé par la violence.
 
Que représente être un défenseur des droits humains en Colombie?
Ce qui me passionne, c’est le contact, l’échange avec la population, les communautés et les personnes touchées par le conflit. Presque toujours, ce sont les plus humbles et les plus pauvres. Un être touché dans ses droits est une personne blessée, souffrante, parfois rancunière, qui a peur, qui cherche à survivre avec les siens: son humanité est très fragile. Les risques que nous prenons sont nombreux, bien qu’avec du jugement et de la discipline, on trouve le moyen de se protéger et de protéger le travail et sa famille. Il nous est arrivé d’être menacé, mais par chance, en tant qu’organisation de l’Eglise, nous avons pu continuer
 
Peut-on parler de satisfactions dans ce travail si dur?
Oui, on peut… et elles sont nombreuses! Par exemple, dans nos locaux protégés, celle de voir sereines les personnes menacées. Elles sont reconnaissantes de pouvoir manger et dormir tranquilles, sentir que la vie n’est pas de fuir et d’avoir peur. Ou bien d’aider des familles paysannes à récupérer leurs terres, ou à en obtenir de nouvelles, et de voir qu’elles se sentent bien à cultiver dans leur propre milieu. Et même, de pouvoir retrouver et obtenir les corps de personnes assassinées ou disparues, sachant que cela aide à surmonter la terrible tristesse des proches. Et, assurément, de voir les jeunes, les enfants, jouer, partager et apprendre dans les espaces de formation et de détente que nous avons. PROPOS RECUEILLIS PAR SERGIO FERRARI / E-CHANGER
 
Traduction: Xavier Allart
Collaboration: E-CHANGER

 

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