Forum Social Mondial : Décoloniser internet

Avec ses hackers, ses «wikis», ses logiciels libres, ses médias indépendants et ses lanceurs d’alerte, comment est-ce possible que la société civile pèse si peu au moment de défendre les droits à la communication et à l’information à travers les nouvelles technologies? Le paradoxe commence à préoccuper très sérieusement les médiactivistes, dont le 5e Forum mondial se tient actuellement à Montréal au côté du Forum social. Pour plusieurs experts invités, les processus de concentration et de marchandisation subis par le secteur radiophonique à partir des années 1980 menacent de reproduire à très court terme les mêmes phénomènes d’exclusion des communicateurs sociaux sur internet et les réseaux câblés.

«Les pires craintes que nous avions à la fin des années 1990 quant à la marchandisation d’internet se sont réalisées… voire pire!» s’exclame Mallory Knodel. Cette spécialiste canadienne des nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC) tente depuis des années d’impliquer les mouvements sociaux dans la bataille pour la gouvernance du Net. Ou plutôt pour sa non-gouvernance, puisque le principe de neutralité du réseau des réseaux constitue le pilier de ce combat mené avec l’Association for Progressive Communications (APC).

Concentration vs horizontalité

La neutralité, ici, signifie que chaque usager devrait se mouvoir et interagir sur la Toile sans intervention des providers ni limitations arbitrairement définies par ses régulateurs. Une notion qui renvoie aux idéaux horizontaux des premières années du World Wide Web davantage qu’à la réalité d’aujourd’hui, estime toutefois Peter Bloom. «L’internet libre n’existe déjà plus: 80% des connexions passent par Facebook, Google et Microsoft», note l’activiste de Rhizomatica, une organisation étasunienne qui tente de favoriser la communication mobile des plus démunis.

Sous prétexte de sécurisation des échanges et des investissements, l’internet de pair à pair (P2P) se réduit à peau de chagrin, laissant place à des plateformes géantes qui trustent les visites, de gré ou de force.
Symbole de cette tendance à la concentration d’internet, les opérations de zero rating destinées à segmenter le Web. «Le principe est attrayant: sous prétexte d’offrir des tarifs plus bas – voire la gratuité –, l’opérateur limite la circulation de l’usager. En quantité de données ou, plus grave encore, en direction de certains sites», expose Anja Kovacs.

Internet sous tutelle

Pour la jeune femme, qui s’est battue en Inde contre ces procédés, le zero rating met en péril la survie de l’internet libre, car il crée une Toile à deux niveaux. L’un libre, réservé à une minorité aisée; l’autre, plus accessible mais monopolisé par quelques grands producteurs de contenu ou certains réseaux sociaux. «Que reste-t-il de la liberté d’expression et d’information, quand votre site ne peut plus atteindre la majorité de la population ou que celle-ci devient captive de quelques géants?» interroge la militante d’Internet Democracy Project.

La question est loin d’être anodine dans un pays comme l’Inde où seuls 20% des habitants ont aujourd’hui accès au Net. Mark Zuckerberg, patron de Facebook, avait flairé le gigantesque filon. En 2014, il promet au gouvernement indien d’équiper «généreusement» des millions d’exclus du Net contre, bien entendu, la mainmise sur les contenus. «Cela n’a pas été facile d’expliquer en quoi notre opposition à ce ‘cadeau’ se justifiait par la défense de la liberté d’expression», se rappelle Anja Kovacs.
Elle insiste pourtant: «Si nous cédons sur la segmentation d’internet, le réseau subira le même sort qu’un autre formidable moyen de communication entre les gens: la radio! Désormais, les fréquences sont en mains des transnationales et la communication libre a pratiquement disparu.»

La bataille de l’Inde

Le débat indien a d’ailleurs montré la puissance grandissante des géants du Web. «Zuckerberg a mis cinquante communicateurs sur le coup, il a rencontré le premier ministre. Nous avons même eu droit à un message de Bono en faveur de ce geste prétendument humanitaire!» Plus grave, «Facebook a tenté de mobiliser ses usagers, utilisant son contrôle technique sur cet immense réseau social pour favoriser sa campagne…» Des méthodes qui en disent long sur l’enjeu, selon Mallory Knodel: «Si le zero rating s’impose, il deviendra impossible de créer une alternative à FB», avertit la Canadienne.

Au début de l’année, le régulateur indien a pourtant douché les espoirs de Facebook: la neutralité du Web doit être garantie, a-t-il tranché. Le géant asiatique rejoint ainsi le Brésil qui, en 2014, a adopté une loi allant en ce sens, malgré les sirènes, là aussi, de FB.
«Mais la Colombie, le Panama et le Pérou ont, eux, accepté le deal, baptisé Free Basics. Et la droite brésilienne, renforcée par les dernières élections et le coup d’État contre Dilma Rousseff, est bien décidée à faire tomber la loi de 2014», prévient la médiactiviste Bia Barboza, d’Intervozes. En fait, une dizaine de pays latinos tolère le procédé. En Afrique, une moitié du continent est concernée.

A terme, Anja Kovacs craint que les déjà trop rares programmes internationaux de lutte contre la «fracture numérique» ne soient phagocytés par l’internet à deux vitesses, sous la pression des partisans des partenariats publics-privés et des transnationales.

«Investir les arènes de pouvoir»

Pour Mallory Knodel, le temps est compté, il devient urgent que les médias libres et tous les défenseurs de la liberté d’expression et d’information s’organisent au niveau international et tentent enfin de peser sur les régulateurs. «Il existe des arènes et des lobbies de la société civile dans tous les domaines, sauf dans celui du Net et de la lutte contre les inégalités numériques. C’est incompréhensible!» Et d’implorer: «Le mouvement social doit sortir du mythe selon lequel internet est par essence un réseau horizontal. Il est temps de débattre du réseau que nous voulons et d’occuper les arènes de pouvoir pour l’imposer.»

Anja Kovacs renchérit: «Les activistes et les compétences ne manquent pas. Mais nous sommes trop ancrés dans le local. Or, si elle veut survivre, la communication alternative n’a d’autre choix que de se politiser davantage et de constituer, sur ce thème, un front commun avec le reste des mouvements en lutte contre la marchandisation des échanges et des savoirs.»

Le Forum mondial des médias libres (FMML) peut-il coordonner cette évolution? La question d’une commission permanente sera en tout cas posée ce matin lors d’une plénière du FMML à Montréal. Anja Kovacs prône, elle, une arène de coordination… virtuelle.

«Décolonisons-nous!»

Sans démentir cette urgence politique, Peter Bloom plaide pourtant pour une action plus introspective. «Quand je regarde cette salle et que je vois tous ces Mac, tous ces appels à communiquer sur FB ou Twitter… Je me dis: commençons par nous décoloniser! Mettons nos e-book et nos systèmes Windows à la poubelle! Créons nos propres réseaux! Reprenons le contrôle sur nos données!» Il cite en exemple le peuple Manitoba, qui a usé de son autonomie pour créer son propre centre de stockage informatique à l’abri des marchands et des espions. Et ces communautés mexicaines disposant de leur propre infrastructure cellulaire autonome (lire ci-contre).

«Certes, nous avons subi défaite sur défaite, admet-il. Avec leur force de frappe, les transnationales ont développé un matériel plus efficace que le nôtre, des systèmes plus robustes. Nous utilisons donc leurs sites, leurs outils. Mais que voulons-nous? L’alternative ne naîtra pas toute seule!» I

Benito Perez, Le Courrier

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Oaxaca invente le cellulaire libre

On connaissait les radios libres, les télévisions communautaires. Depuis trois ans, Villa Talea de Castro, petit bourg paysan dans l’Etat mexicain d’Oaxaca, expérimente la téléphonie autonome indigène! «Cette communauté zapotèque désirait depuis longtemps un GSM mais aucune compagnie concessionnaire ne voulait investir dans la région», raconte Peter Bloom, de l’association Rhizomatica, à l’origine du projet au côté de la radio libre locale.
Après une lettre d’avertissement adressée aux entreprises et au gouvernement mexicain, les activistes rassemblent matériel et compétences. Un réseau 2G naît illégalement en août 2013 dans cette localité de 2000 à 3000 habitants. «Le gouvernement n’a pas osé le fermer et est entré en négociations», se souvient M. Bloom.
Désormais, le Réseau de téléphonie communautaire de Talea de Castro émet en toute légalité et s’est développé dans la Sierra Norte d’Oaxaca au rythme des adhésions de dix-sept communautés au système Télécommunications indigènes communautaires (TIC-A.C).
Un point commun tout au long du réseau: les collectivités décident démocratiquement chacun de ses développements, de l’emplacement des antennes à l’installation d’un éventuel service internet. Trop faible pour le trafic de données, celui-ci permet surtout les appels à longue distance.
Malgré des tarifs modestes, la société de téléphonie communautaire est aujourd’hui bénéficiaire, relève Peter Bloom. Des investissements pour l’arrivée de la 4G et donc d’un trafic plus important de données seraient donc envisageables, mais ils nécessitent l’adhésion des communautés. Or l’irruption d’internet ne va pas sans transformations et interférences dans la vie locale.
Originale, l’expérience née à Villa Talea de Castro pourrait essaimer au-delà de la Sierra Norte. Rhizomatica estime que pas moins de 50 000 villages mexicains ne disposent d’aucune couverture cellulaire. Plus largement, la téléphonie autonome pourrait-elle inspirer une alternative démocratique et populaire aux géants de la communication? «Là où la marchandisation du spectre électromagnétique est plus avancée, les réponses seront sans doute un peu différentes, réplique Peter Bloom. Ce que nous dit l’expérience d’Oaxaca est qu’il y a toujours un moyen de se réapproprier un bien public. Aujourd’hui, l’espace électromagnétique non privatisé est infime (environ 4%), et les pressions commerciales sont de plus en plus fortes. Même le wi-fi est en danger. Notre capacité à communiquer, notre droit à l’expression sont en jeu.»
Benito Perez, Le Courrier

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