Frei Betto, la situation électorale brésilienne et les défis du futur

Théologien de la libération, militant social historique, ancien prisonnier politique durant les années 1970, écrivain, théoricien et journaliste, le dominicain brésilien Carlos Alberto Libânio Christo – plus connu sous le nom de Frei Betto – est aussi l’un des analystes les plus lucides de la réalité de son pays et de l’Amérique latine.

À quelques semaines des élections présidentielles brésiliennes (le 7 octobre 2018), Frei Betto partage des réflexions, dans un contexte particulier aussi complexe que plein de défis.  Alors que l’ex-président Lula est emprisonné, mais présenté officiellement comme candidat à la présidence par le Parti des Travailleurs (PT), le comité des droits humains de l’ONU a demandé au gouvernement brésilien, le 17 août, d’accepter la candidature de Lula. Avec une droite électorale divisée, mais avec la forte présence de Jair Messias Bolsanaro (Parti social-libéral), qui défend des positions extrémistes. Et un éventail significatif – bien que moindre – de candidats de gauche : parmi eux, Lula (auquel les sondages attribuent le plus grand nombre de voix) et la montée du jeune militant social Guilherme Boulos, présenté par le Parti Socialisme et Liberté (PSOL).

Q : Les mouvements sociaux, la gauche et de nombreux commentateurs dans votre pays relèvent que le Brésil souffre des conséquences du coup d’Etat institutionnel qui a vu la présidente Dilma Rousseff destituée par le Parlement en août 2016 sur la base d’accusations sans preuves. Dans ce contexte, comment caractérisez-vous les élections générales du 7 octobre 2018 ?

Frei Betto (FB) : Les élections les plus imprévisibles jamais vécues au Brésil. À six semaines de l’échéance, il est impossible d’en prévoir le dénouement, puisque le candidat, auquel les sondages électoraux accordent les meilleures intentions de vote, est Lula – entre 30 % et 32 %, selon les sources. Il est suivi par les indécis (21 %) et ensuite, loin derrière, par Jair Bolsonaro, un militaire d’extrême-droite, avec 19 %. Mi-août, le commentateur politique Marcos Coimbra, qui dirige un institut de sondage, affirmait qu’un second tour verrait un affrontement entre le candidat du PT – Lula ou Fernando Haddad, au cas où Lula serait interdit de candidature – et Bolsonaro.

Q : Peut-on prévoir que ces élections débloquent l’actuelle situation institutionnelle et ouvrent une nouvelle dynamique démocratique dans votre pays ?

FB : La limitation démocratique s’exprime en ce moment par les accusations contre Lula, le candidat principal à l’échelle nationale. Ce sont des accusations – sans preuves – de corruption. Il est curieux qu’on accuse Lula d’un fait survenu dans l’Etat de São Paulo, dans la ville littorale de Guarujá, et qu’il soit emprisonné au Paraná, un autre Etat brésilien. Il est évident que le processus démocratique connaît des violations dans la mesure où sont prises des décisions judiciaires, dont l’objectif essentiel consiste à empêcher Lula de devenir, pour la troisième fois, président du Brésil.

Q : Le 15 août, le Parti des Travailleurs, dans le cadre d’une mobilisation à laquelle participèrent plus de 50.000 personnes, enregistra officiellement la candidature de Lula, bien que celui-ci soit emprisonné. Considérez-vous qu’il s’agit d’une décision symbolique ou sa candidature pourrait-elle réellement être homologuée par les autorités électorales ?

FB : Il existe des précédents de candidats condamnés par la justice et emprisonnés, qui furent autorisés à s’inscrire. Ils firent ensuite campagne et, une fois élus, ils assumèrent leur mandat. On ne peut donc pas considérer Lula comme déjà exclu de la compétition électorale. L’équipe de ses avocats va mener une dure bataille devant les tribunaux, la décision finale devant être prise par la Cour suprême du Brésil. Au cas où Lula serait écarté, le candidat du PT sera Fernando Haddad, ex-ministre de l’Education du gouvernement du PT avec, pour la vice-présidence, Manuela d’Avila, du Parti communiste du Brésil (PCdoB), qui participe à une alliance électorale avec le PT. 

Q : Si Lula était exclu, pensez-vous que l’un des autres candidats progressistes, comme par exemple Guilherme Boulos (PSOL), pourrait recueillir les suffrages populaires ?

FB : Selon les tendances des sondages, au cas où Lula serait empêché de se présenter comme candidat, il aurait le potentiel de transférer à son remplaçant 30 % des suffrages, ce qui est un pourcentage très significatif. Mais tout indique que la totalité les électeurs potentiels de Lula ne vont pas forcément voter pour son remplaçant, si Lula ne peut pas se présenter. Je pense que de nombreuses voix se porteraient sur Guilherme Boulos, ou même sur Ciro Gomes (Parti travailliste démocratique et l’Alianza Brasil Soberano) et Marina Silva (candidate du parti REDE).

Q : Cette conjoncture brésilienne se déroule à un moment complexe dans toute l’Amérique latine, qui connaît une forte offensive néolibérale, tempérée par ce que pourrait être la prochaine présidence de Andrés Manuel López Obrador (AMLO) au Mexique, à partir du 1er décembre 2018…

FB : Le Brésil et le Mexique sont les deux pays les plus puissants de l’Amérique latine. Si le PT ou le PSOL gagnent au Brésil, l’articulation avec López Obrador sera très importante pour donner un nouveau souffle aux gouvernements progressistes du continent et défendre la souveraineté du Venezuela et la révolution cubaine. Si Ciro Gomes l’emporte, le Brésil mènera une politique ambiguë, parfois progressiste, parfois capitularde. Les autres candidats, y compris Marina Silva, ne sont pas en désaccord avec la politique néo-coloniale déployée par la Maison Blanche en Amérique latine, une politique qui vise, entre autres choses, à ce que nous rompions les relations avec la Chine et la Russie.

Q : Vous êtes un ami de Lula et une personnalité à fort engagement populaire, spécialement avec les mouvements sociaux. En même temps, vous avez été une voix très critique envers certaines politiques et méthodes du PT, durant les 13 années où celui-ci a gouverné. Quels sont les principaux défis du PT face à l’avenir ?

FB : J’aurais souhaité que le PT fasse son autocritique. Et qu’il traduise ses militants accusés de corruption devant sa Commission d’éthique. Si le PT parvient à gagner, avec Lula ou Haddad, je suppose que son gouvernement sera plus progressiste que lors des mandats antérieurs de Lula et Dilma, de 2003 à 2016. Ou, du moins, qu’il essayera. Il faut rappeler qu’au Brésil l’action présidentielle dépend de l’appui des députés et des sénateurs du Congrès. Et je n’ai pas l’espoir que le prochain Congrès, issu des élections d’octobre, sera moins conservateur que l’actuel. De sorte qu’il ne reste à la gauche qu’à revenir au travail de base, à organiser les classes populaires et à promouvoir l’alphabétisation politique du peuple.

Sergio Ferrari, collaboration Le Courrier et E-CHANGER

Traduction : Hans-Peter Renk 

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Frei Betto 

Aujourd’hui âgé de 73 ans, Frei Betto est l’auteur d’une abondante production littéraire : 60 livres aux thématiques très diverses. De ses Cartas de Esperança (Lettres de prison) [1] à sa conversation historique avec Fidel Castro, synthétisée dans Fidel e a religião [2], sans oublier A mosca azul [3], évocation critique et cinglante des problèmes et des contradictions du Parti des Travailleurs durant ses mandats gouvernementaux. Ami personnel de Lula, Frei Betto participa durant une année (2003-2004) à son cabinet comme conseiller du programme « Fome zero » (Faim zéro), dont il se retira rapidement en raison de ses divergences avec la gestion officielle. Aujourd’hui, acteur critique dans son pays et penseur libre, Frei Betto s’exprime comme militant social et, selon sa propre définition, comme « ING », c’est-à-dire comme « individu non gouvernemental ». (SFi)

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[1] Editions française : Frei Betto, Lettres de prison. Paris, Editions du Cerf, 1980 (Terre de feu)

[2] Edition française : Fidel Castro Ruz, Entretien sur la religion avec Frei Betto. Paris, Editions du Cerf, 1986 (L’histoire à vif)

[3] Frei Betto, A mosca azul. Reflexão sobre o poder. Rio de Janeiro, Rocco, 2006

 

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