Il y a 30 ans… l’Argentine et la mémoire noire de la dictature
22 joueurs se disputant le ballon, après le premier dégagement… la moitié d’entre eux souhaitant la revanche, les autres tentant de maintenir une suprématie gagnée un an auparavant à peine.
En fin de compte, il s’agissait de bien plus qu’une simple partie de football le soir du 22 mai 1979, au Stade du Wankdorf à Berne (démoli depuis). La Fédération internationale de football (FIFA) célébrait ses 75 ans, l’Argentine et les Pays Bas avaient été convoquées pour le match- hommage. Il s’agissait de rééditer, dans la capitale suisse, la finale qui, un an auparavant, sur la pelouse de River Plate à Buenos Aires, avait vu l’équipe sud-américaine devenir championne du monde sur un résultat de 3 à 1, dans un pays « schizophrénique », écartelé entre le fanatisme du football, les prisonniers, les camps de concentration et les disparus.
La soirée du 22 mai 1979, dans la capitale suisse, fut pourtant différente. A peine le match avait-il commencé que les télévisions qui le retransmettaient en Argentine et dans de nombreux autres pays ne purent éviter les multiples pancartes de dénonciation. Chaque fois que la balle se rapprochait de la tribune « argentine » et que les projecteurs se braquaient sur elle, se dressait un portrait du dictateur Videla, accompagné de 13 autres pancartes individuelles. Chacune portant une lettre, levée avec toutes les autres par autant de porteurs volontaires, pour montrer un clair : « V-I-D-E-L-A A-S-E-S-I-N-O » (Videla assassin).
Par chance pour les manifestants, le destin voulut que le capricieux ballon s’approche à de nombreuses reprises du camp argentin. En haut, en bas… Videla en haut, Videla en bas, assassin en haut, assassin en bas… En tout cas, en haut ou en bas : ASSASSIN !
Des centaines, voire des milliers de réfugiés argentins, chiliens, uruguayens, boliviens, etc, venus de toute l’Europe s’étaient donné rendez-vous au stade du Wankdorf, ainsi que de nombreux Suisses solidaires. Tous ensemble, avec des consignes virulentes, des tracts de dénonciation et la rage accumulée pour le calvaire de ce pays sud-américain, pris en otage trois ans auparavant, le 24 mars 1976, par l’une des dictatures les plus brutales qu’aient jamais connu le continent et la planète.
Sur le terrain, une partie timide, sans enthousiasme. Dans les tribunes, il s’en jouait une autre avec cette troupe de militants exilés qui avaient trouvé un espace médiatique pour faire entendre, à des milliers de kilomètres de distance, une dénonciation nette qui ne passerait pas finalement inaperçue des téléspectateurs argentins.
Durant plusieurs minutes, le même exercice routinier de lever et de baisse des pancartes… Pourtant, subitement et sans avis préliminaire, plusieures dizaines de policiers et de « Securitas » (employés de sociétés de gardiennage privé) – majoritairement en civil – surgit pour tenter de confisquer les pancartes. Ultérieurement, on apprit que les représentants de l’ambassade argentine, présents dans le stade, avaient donné un ultimatum aux organisateurs : si les pancartes n’étaient pas confisquées, ils obligeraient l’équipe argentine à se retirer du terrain.
Une offensive menée tambour battant, en souliers militaires. A coups de gaz et de poivre, munis de quelques matraques et avec l’arrogance typique du laquais, policiers et « Sécuritas » se lancèrent contre les porteurs de pancarte, à la surprise générale du public latino-américain. La réaction des militants exilés ne se fit pas attendre les poings serrés, le sang bouillant, « les pancartes ou la mort ».
Des scènes dantesques d’un duel inégal entre ceux qui « appliquaient les ordres » (à l’exemple des militaires latino-américains) et les militants exilés. La débandade des agresseurs – ayant perdu quelques dents et du sang dans l’affrontement – fut aussi brutale que leur entrée par trahison, face à une tribune latino-américaine qui célébrait un triomphe évident à 10.000 km du continent martyrisé.
Sur le terrain, la partie continuait sporadiquement et par simple engagement. Dehors, dans le secteur de « l’équipe politiquement brave », nul ne pouvait plus empêcher que le portrait du dictateur Videla, avec les lettres « A-S-E-S-I-N-O », soit dressé chaque fois que le ballon complice s’approche du secteur contestataire.
Cela se passait un soir de mai 1979. Trois ans auparavant, les militaires avaient procédé à un coup d’Etat brutal, qui changerait la physionomie et le destin de l’Argentine : 30.000 disparus, près de 15.000 prisonniers politiques et plus d’un million d’exilés externes et internes ; un pays transformé en camp de concentration et en paradis pour la « patrie financière », prédécesseur direct – ou peut-être point de départ – du modèle néo-libéral, qui terminerait de détruire la nation. Une Argentine condamnée durant 7 ans à un martyre quotidien, malgré la dignité d’une résistance minorisée de nombreux secteurs sociaux.
Ce 24 mars marque le trentième anniversaire de ce coup d’Etat. Et la mémoire collective se relève dans ce pays sud-américain, source de rébellion : « Non à l’impunité, non au pardon… », exigent les Mères et les Grand-Mères de la Place de Mai, HIJOS – qui regroupe les enfants des victimes de la dictature -, les anciens prisonniers et les réfugiés rentrés au pays. Non à l’oubli, crient les nouvelles générations.
22 mars 1979. Au Wankdorf (Berne), se terminait la partie, monotone sur le terrain, passionnée dans les tribunes. Là, on y avait aussi combattu l’oubli et l’impunité.
Le résultat de la partie de football, une simple anecdote qui n’intéressait personne, même pas les joueurs. 8 à 7 pour l’Argentine et par penalty, après 120 minutes d’un match nul agaçant. L’essentiel s’était déroullé dans les tribunes. « VIDELA ASSASSIN », en haut et en bas… Treize pancartes et un portrait. En haut ou en bas, VIDELA est toujours un ASSASSIN !
Sergio Ferrari
Trad H.P.Renk, collaboration E-CHANGER
Le coup d’Etat militaire de Videla
Terrorisme d’État contre l’Argentine sociale
L’aube du 24 mars 1976. La Junte Militaire dirigée par le général Jorge Rafael Videla prend le pouvoir. Le coup d’Etat écarte Isabel Perón, présidente depuis le décès de son mari, Juan Perón, le 1er juillet 1974.
« Isabelita », politiquement incapable, complaisante dans sa manière de gouverner et complètement alignée à l’extrême droite, avait accepté les groupes paramilitaires (Alliance Anticommuniste Argentine, les trois AAA) promus par certains de ses collaborateurs. Pendant sa courte gestion, elle s’était déjà convertie en instrument des militaires. Pour ces derniers toutefois, l’existence d’un État de droit fragile était un obstacle à leurs objectifs stratégiques qui seraient très rapidement dévoilés après le coup d’Etat.
Ce 24 mars 1976, trois années seulement avaient passé depuis les élections générales du 11 mars 1973 qui permirent un retour à la démocratie avec l’arrivée à la présidence du péroniste Héctor Cámpora. Après sept ans d’une autre dictature, s’ouvrait alors un bref « printemps démocratique » de quelques mois seulement. Ceci provoqua une conjoncture favorable durant laquelle la Jeunesse Péroniste, c’est-à-dire les secteurs progressistes du péronisme liés à Montoneros, occupera d’importantes positions dans l’État, promouvant le renforcement des organisations sociales et préconisant un « socialisme à l’argentine » qui enthousiasmera des milliers de jeunes militants.
Avec le coup d’Etat de 1976, on reproduisait une fois de plus le schéma initié en 1955 lors de la défaite de Juan Perón: de longues dictatures militaires, fortes et répressives, suivies de gouvernements démocratiques, fragiles et courts.
Un coup d’Etat de plus… mais différent
L’objectif explicite du coup d’Etat de mars 1976 fut celui de freiner l’avance des mouvements sociaux et de détruire tout type d’opposition, en commençant par celle de la marine. D’importantes organisations politiques-militaires comme les Montoneros et l’Armée Révolutionnaire du Peuple (ERP) agissaient dans le pays depuis la fin des années soixante, avec l’appui d’une forte base sociale. Ils constituaient un facteur de pouvoir inacceptable pour les forces armées, historiquement liées à l’oligarchie argentine.
Dans le secteur économique, les militaires cherchèrent à concentrer rapidement la distribution de la richesse. En peu de temps, ils liquidèrent un tiers de l’appareil productif – en particulier les petites et moyennes entreprises nationales – avec une ouverture accélérée des importations. Parallèlement, ils annulèrent une bonne partie des conquêtes des travailleurs des cinquante dernières années et, en quelques mois, le salaire réel fut réduit de moitié.
Le secteur financier est peut-être la meilleure illustration de la dénationalisation et de l’échec total produit par la logique militaire. La dette externe est passée d’environ 8 milliards de dollars en 1976 à plus de 45 milliards en 1983, à la fin de la dictature. Depuis le début de la dictature jusqu’à 2001, la dette s’est presque multipliée par 20, passant de 8 milliards à environ à 160 milliards. Un cycle diabolique s’était instauré puisque, pendant cette même période, l’Argentine a remboursé 200 milliards de dollars, c’est-à-dire environ 25 fois sa dette de mars 1976. Inutile de préciser que, pendant la dictature, une grande partie des prêts contractés à l’extérieur n’arrivaient pas sur des comptes en Argentine mais servaient à alimenter les investissements des militaires à l’extérieur, leurs groupes économiques et l’oligarchie à travers un mécanisme corrompu, populairement appelé « la bicyclette financière ».
La répression généralisée comme système
Toutefois, l’aspect le plus dramatique de la dictature a été l’atrocité de la répression généralisée imprégnée de « la doctrine de la sécurité nationale » inventée à Washington pour qui l’Argentine et l’Amérique latine vivaient la menace du « communisme international ». Les militaires ont considéré comme ennemis et soumis à répression tous ceux qui n’étaient pas explicitement pour le coup d’Etat – c’est-à-dire l’immense majorité des secteurs sociaux – avec le silence complice de la classe politique.
La conséquence porte des noms et des chiffres. Selon d’importantes organisations de droits humains, plus de 30’000 citoyens « disparurent » après avoir passé par de cruelles souffrances dans plusieurs centaines de « camps de concentration » illégaux. Environ 15’000 prisonniers politiques furent détenus dans des « prisons légales » mais avec des régimes carcéraux en tout point semblables à ceux des camps de concentration. Il y eut des milliers de réfugiés externes et internes. Diverses sources parlent de 500’000 exilés forcés à s’enfuir du pays. Spectre de terreur généralisée dans un pays qui comptait à l’époque environ 25 millions d’habitants. C’est comme si, en Suisse, une dictature produisait plus de 150’000 victimes dont environ 9000 disparus.
Sergio Ferrari
Trad. Rosemarie et Maurice Michelet Fournier
Collaboration E-CHANGER
L’ARGENTINE AUJOURD’HUI
Élu avec un faible appui populaire en mai 2003, le président Nestor Kirchner a consolidé sa situation durant ses deux premières années de gestion. Aux élections législatives du 23 octobre 2005, il a obtenu 40% des votes – 30% de l’électorat -, c’est-à-dire le double de l’appui initial.
Néanmoins la situation économique et sociale ne cesse d’être contradictoire et, par moments, explosive. L’information officielle indique qu’il y a eu déjà 37 mois ininterrompus de croissance et que, en 2005, cette croissance a atteint 9,1 %. Toutefois, en même temps que circulent ces informations, à la mi-mars des agriculteurs de la province de Misiones ont incendié la municipalité de San Vicente pour réclamer les subventions agricoles promises et non versées par le gouvernement, suite à l’urgence économique de l’année dernière dans la région. D’autres protestations sociales éclatent en différents endroits du pays. Selon Claudio Lozano, économiste de la Centrale des Travailleurs de l’Argentine (CTA) laquelle appuie le gouvernement actuel de manière critique, le « projet K » (de Kirchner) est un modèle tourné vers l’extérieur, « de positionnement bon marché sur le marché mondial ». D’autre part, « c’est un modèle tourné vers le haut » qui priorise les demandes des secteurs les plus favorisés de la population. En bref, le thème fondamental de la redistribution des richesses est en suspens et n’est pas une priorité pour Kirchner.
Il faut cependant reconnaître des avances substantielles sous sa présidence: droits humains; changements des autorités militaires et policières; réorganisation du pouvoir judiciaire – en démocratisant de manière significative la désignation des magistrats. Ajoutons encore à ce tableau une série de faits symboliques comme la demande officielle de « pardon » de l’État aux victimes de la répression ainsi que la reconnaissance officielle des disparus. La lutte pour revendiquer la mémoire collective des acteurs sociaux et des victimes occupe aujourd’hui une place essentielle dans la vie quotidienne argentine, lutte contre l’impunité et pour « ni oubli ni pardon ». (Sergio Ferrari)