L’endettement des pays des Suds, en augmentation constante, condamne des millions de personnes à ne pas pouvoir étudier, à manger peu ou pas du tout, et à être privées d’assistance sanitaire.
Au cours des six dernières années, près de 70 % des pays que les institutions internationales qualifient de « pays en développement » ont rencontré des difficultés de soutenabilité pour honorer leurs obligations internationales. Rien qu’en 2023, ces nations ont dû consacrer en moyenne 16 % de leurs revenus d’exportation au service de la dette (https://news.un.org/fr/).
Contre le bien-être des pays des Suds
Selon la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (CNUCED), principal organe de l’ONU en la matière, bien que la dette publique soit « un outil fondamental pour le développement », la hausse du coût de ses intérêts pèse fortement sur les budgets gouvernementaux et laisse peu de marge pour des investissements essentiels. Actuellement, affirme la CNUCED, de nombreux pays des Suds « sombrent dans une crise de développement » provoquée par la dette. Celle-ci a atteint en 2023 le chiffre record de 11,4 billions de dollars (1 billion = 1.000 milliards), ce qui représente 99 % des revenus générés par leurs exportations. La tendance semble irrésistible : la dette a été multipliée par cinq en moins de 20 ans, passant de 2,6 billions de dollars en 2004 à 11,4 billions deux ans plus tôt.
Les conséquences de ce fléau marquent la vie sociale planétaire au quotidien. Environ 3,3 milliards de personnes, sur une population mondiale actuelle de 8,2 milliards, vivent dans des pays qui dépensent plus pour rembourser leurs dettes que pour la santé, l’éducation ou les investissements visant à lutter contre le réchauffement climatique et la crise environnementale (https://unctad.org/fr/news/la-dette-mondiale-la-croisee-des-chemins-ce-quil-faut-savoir-sur-la-14eme-conference).
Cette problématique revient sur le devant de la scène internationale entre mars et juin. Du 17 au 19 mars s’est tenue au siège de l’ONU à Genève, en Suisse, la 14e Conférence Internationale sur la gestion de la dette. Elle visait à constituer « une plateforme de débat et de partage d’expériences » sur les avancées et défis auxquels les pays en développement sont confrontés pour gérer leur dette publique dans le contexte économique mondial actuel. Autrement dit, pour « aborder l’un des plus grands défis économiques de notre époque : comment gérer la dette publique sans freiner le développement ». À la suite de cette conférence, le Groupe consultatif du Système de gestion et d’analyse de la dette (SIGADE) doit « établir des priorités stratégiques pour la gestion de la dette dans le monde entier ».
Tout cela dans la perspective de la Quatrième Conférence internationale sur le financement du développement (FfD4), qui se tiendra du 30 juin au 3 juillet prochains à Séville, en Espagne. Cet événement vise à « accélérer la mise en œuvre de l’Agenda 2030 [et évaluer la réalisation des Objectifs de développement durable en lien avec la dette] et à faire avancer la réforme de l’architecture financière internationale ».
Selon des voix critiques internationales, comme le Comité pour l’abolition des dettes illégitimes (CADTM), basé à Bruxelles, il reste fondamental d’obtenir l’annulation immédiate et inconditionnelle de la dette publique du Sud. De leur côté, les principaux mouvements sociaux mondiaux, comme La Via Campesina, incluent également cette revendication parmi leurs principes fondamentaux et défendent comme essentiels le droit à l’alimentation et à la souveraineté alimentaire.
Mécanisme de domination
Dans une analyse récente publiée par le CADTM, le spécialiste Maxime Perriot soutient « qu’après la décolonisation, la dette a maintenu le joug colonial des puissances impérialistes sur le Sud Global ». Dans son texte approfondi, il compare la crise de la dette actuelle à celle des années 1980 et affirme que « lorsque la crise de la dette des années 1980 a éclaté, les États surendettés se sont tournés vers le FMI et la Banque mondiale qui, en échange de leurs prêts, ont imposé des politiques d’ouverture économique, de privatisations et de réduction des dépenses sociales ». Officiellement, ces institutions ont demandé aux États de réduire leurs dépenses pour se désendetter. Toutefois, officieusement, selon Maxime Perriot, « l’objectif était politique : rembourser les créanciers privés et intégrer le plus grand nombre possible de pays dans la mondialisation capitaliste, au profit des classes dominantes du Nord ». Et il constate que « quarante ans plus tard, nous vivons une situation similaire ».
L’analyse souligne qu’en 2023, les États et les acteurs privés des pays du Suds (hors Chine) ont versé plus de 971 milliards de dollars à des créanciers étrangers. Elle rejoint les constats des institutions onusiennes selon lesquels le service de la dette publique dépasse souvent les budgets alloués à l’éducation ou à la santé. Par exemple, cette année-là, le service de la dette publique du Kenya a été cinq fois plus élevé que son budget de santé, tandis que celui de la Tunisie l’a été quatre fois plus.
Maxime Perriot introduit plusieurs éléments d’analyse importants.
Le poids de la dette publique des pays du Suds est énorme et entraîne des conséquences désastreuses, tant en termes de remboursement que de conditionnalités imposées par les institutions financières internationales. En excluant la Chine, cette dette dépasse les 3.800 milliards de dollars. Toutefois, précise-t-il, la dette publique extérieure totale de 130 pays des Suds ne représente que 10 % de celle des États-Unis. Ce qui réfute une argumentation fausse, souvent avancée depuis le Nord, selon laquelle l’annulation de la dette des pays du Sud provoquerait la faillite de l’économie mondiale.
Par ailleurs, le secteur privé des pays des Suds, et en particulier les entreprises, s’endette également de manière considérable auprès de créanciers étrangers. Ce secteur constitue une part très importante de la dette extérieure globale des pays dits en développement. Maxime Perriot conclut qu’un accroissement rapide et constant de la dette privée et publique des pays des Suds s’est produit depuis les années 1980. Cette augmentation rend ces pays et leurs entreprises vulnérables aux mouvements de capitaux toujours très volatils, ainsi qu’aux conditionnalités imposées par les bailleurs publics en période de crise, notamment par le Fonds monétaire international (https://www.cadtm.org/Comprendre-la-nouvelle-crise-de-la-dette-au-Sud-Partie-1).
Dette = faim
Face à la crise mondiale de la dette, à la forte inflation et à la hausse constante des prix alimentaires, de nombreux pays se retrouvent devant un « dilemme impossible » : rembourser leur dette ou garantir une bonne nutrition à leur population. C’est ce qu’a affirmé Michael Fakhri, Rapporteur spécial de l’ONU sur le droit à l’alimentation, lors d’un dialogue interactif au Conseil des droits de l’homme à Genève le 11 mars dernier. Fakhri a expliqué que l’usage des fonds publics pour garantir à la population un accès à une alimentation adéquate peut retarder les paiements de la dette d’un gouvernement et aggraver ainsi les chocs financiers. En revanche, s’il choisit de payer la dette, cela entraîne davantage de faim et de malnutrition.
« Cela signifie que le système international de financement actuel entrave de manière claire la capacité des gouvernements à remplir leurs obligations en matière de droit à l’alimentation », arguait Fakhri dans son dernier rapport adressé à la 58e session du Conseil des droits de l’homme (https://docs.un.org/fr/A/HRC/58/48).
Le rapport du spécialiste de l’ONU consacre une section entière à cette problématique. Il affirme que « la dette limite la capacité des gouvernements à garantir le droit à l’alimentation » et rappelle que, pour faire face à la crise financière de 2008, presque tous les pays ont contracté des prêts auprès des institutions financières internationales et d’investisseurs privés pour soutenir les entreprises affectées. L’hypothèse était que les recettes fiscales générées par la reprise et la croissance permettraient de rembourser ces emprunts. À partir de 2020, la pandémie de Covid-19 et ses effets économiques dévastateurs, combinés à une forte demande en dépenses publiques, ont une nouvelle fois poussé les gouvernements du monde entier à emprunter à des taux d’intérêt sans précédent, faisant exploser la dette souveraine.
Pour honorer le remboursement de ces prêts, de nombreux gouvernements ont dû réduire drastiquement les dépenses publiques, y compris dans des services sociaux essentiels à l’accès à une alimentation adéquate pour les populations les plus pauvres. Parallèlement, l’inflation a considérablement augmenté le coût des aliments, les rendant moins accessibles pour les ménages à faibles revenus, poussant davantage de personnes vers la faim. Pour importer la même quantité de nourriture, les pays dépensent beaucoup plus, ce qui affecte surtout ceux à faible revenu.
Fakhri conclut que les systèmes alimentaires contemporains (c’est-à-dire le modèle dominant actuel de production et de distribution) contribuent à l’aggravation de la dette. Il identifie quatre facteurs caractéristiques de l’interaction entre les systèmes alimentaires et les finances publiques.
D’abord, la dépendance croissante des banques et opérateurs au dollar. Cela rend les nations dépendantes du commerce vulnérables à la politique économique des États-Unis. Cette situation pousse de nombreux pays en développement à structurer leurs systèmes alimentaires autour de cultures commerciales destinées à l’exportation, au détriment des cultures vivrières diversifiées consommées traditionnellement par les populations locales.
Ensuite, l’impact des flux financiers extractifs. Pendant des décennies, les gouvernements ont désinvesti dans l’agriculture et les dépenses sociales, laissant les systèmes de production alimentaire aux mains de grandes entreprises et d’institutions financières. Cela a limité la capacité des États et entraîné un transfert de richesse et de ressources des communautés rurales vers les secteurs financiers et d’affaires, ainsi que des pays à faibles revenus vers ceux à revenus élevés. Ces flux sont nourris par des modèles de financement du développement non durables : programmes d’ajustement structurel, partenariats public-privé, investissements étrangers. Ces modèles privilégient la croissance axée sur les exportations et les intérêts des multinationales, au détriment des besoins locaux. Par ailleurs, l’évasion fiscale, la fuite des capitaux et le service de la dette accentuent les tensions fiscales, en particulier dans les pays à faibles revenus, qui se retrouvent sans moyens pour investir dans les services sociaux essentiels et pour lutter contre la malnutrition et la faim.
Un troisième élément de la relation entre les systèmes alimentaires mondiaux et la dette souveraine est lié aux cycles dits de prospérité et de déclin. Lorsque les prix des denrées alimentaires augmentent, les multinationales utilisent leur pouvoir d’achat et leur domination sur les chaînes d’approvisionnement pour capter l’ensemble des profits, ne laissant que très peu de marge aux petites et moyennes entreprises ou aux agriculteurs. Par exemple, entre 2020 et 2022, les grandes entreprises de fertilisants et de céréales ont engrangé d’énormes bénéfices aux dépens des agriculteurs et des gouvernements des pays des Suds.
Enfin, l’impact du changement climatique augmente les coûts d’emprunt pour les pays à faible revenu. C’est la conséquence directe du fait que les institutions financières et les prêteurs privés pénalisent les nations vulnérables au climat en leur imposant des taux d’intérêt plus élevés, ce qui mène à un endettement accru et à une capacité réduite d’investissement dans les secteurs sociaux, ainsi que dans la lutte contre la faim et la pauvreté.
Dette extérieure et souffrances sociales : un binôme aux conséquences dramatiques. Crise de la dette et faim démultipliée, des conséquences directes de ce binôme qui s’incarne dans des visages humains marqués par des cicatrices inhumaines.
Sergio Ferrari
Traduction par Fernanda Gadea et Jeanne Schuster, CADTM