Le « cas Colombie » au Parlement européen

Q : En quoi consiste l’action qui va être menée au Parlement européen ?
R : Il s’agit de faire connaître les décisions concernant la Colombie prises par le Tribunal permanent des peuples, qui est un tribunal d’opinion et de plaidoyer et se charge de sanctionner les crimes contre l’humanité qui n’ont pas été jugés dans d’autres tribunaux. Après plusieurs audiences préliminaires, le Tribunal a clos ses travaux à Bogotá le 23 juillet, dans un immense amphithéâtre de l’Université nationale, où étaient réunies environ 2 500 personnes. 
 
Q : Pourquoi présenter les jugements rendus au TIO qui se tiendra au Parlement européen ?
R : Parmi la trentaine d’entreprises multinationales condamnées, beaucoup ont leur siège en Europe. Nous voulons convaincre qu’il est indispensable que la politique économique des États et l’action des multinationales se plient à la législation internationale, et qu’on doit les y contraindre s’il le faut. Nous agissons pour que les multinationales implantées à travers le monde se soumettent aux lois de leur pays d’origine et pour qu’elles puissent être sanctionnées selon ses lois.
 

L’IMPUNITÉ DES MULTINATIONALES

Q : La décision du Tribunal signifie-t-elle qu’en Colombie les multinationales peuvent faire ce qu’elles veulent ?
R : En quelque sorte. L’une des principales conclusions du Tribunal va dans ce sens. Les multinationales imposent leurs conditions à l’État, elles tirent profit de l’État. Elles ne tiennent pas compte des lois et ne respectent même pas la constitution de 1991 ; elles font pression pour l’adoption de nouveaux instruments juridiques qui leur sont favorables. Ce qui a été fondamentalement mis en évidence, c’est l’agressivité de l’action de ces grandes entreprises qui, pour accroître leurs bénéfices, n’hésitent pas à violer les droits des peuples indigènes, des paysans, des travailleurs et des syndicats. En toute impunité…
 
 Q : Pouvez-vous donner quelques exemples ?
R : Le Tribunal a prouvé, par une abondante documentation, que le code relatif à l’industrie minière en Colombie, par exemple, a été élaboré par d’anciens directeurs d’entreprises minières privées et qu’il établit des normes portant atteinte aux droits des peuples. Il a été montré également que l’avidité de ces multinationales, qui ont intensifié leur pillage de la Colombie au cours des 20 dernières années, n’a pas de limites. Dans de nombreux cas, elles sont en grande partie responsables ou co-responsables du déplacement forcé de plus de 4 millions de paysans pendant cette même période. On peut dire aussi qu’elles sont d’une certaine manière co-responsables de l’assassinat de 4 000 syndicalistes depuis vingt ans, crimes qu’elles n’ont pas condamnés. Elles ont profité de cette politique anti-syndicale. Par ailleurs, 28 groupes indigènes, pour ne parler que de la Colombie, sont condamnés à l’extinction à cause des politiques agressives –contre les terres et les territoires– promues par certaines de ces multinationales. Tout cela est dûment prouvé et appuyé par des documents. Le jugement du Tribunal comporte plus de 40 pages. L’audience préliminaire sur le génocide indigène, qui a eu lieu également en juillet dernier à Atanquez, a produit un texte de presque 20 pages. Sans compter les centaines de documentes reçus et analysés par le Tribunal.
 
 LES MULTINATIONALES SUISSES DANS LA DANSE

Q : Des multinationales suisses figurent-elles parmi celles qui ont été condamnées ?
Il y en a quatre : Nestlé, Holcim, Glencore et Xtrata.
 
Q : Pouvez-vous préciser ce pour quoi elles ont été condamnées ?
R : Le cas de Nestlé a fait du bruit. Il a été très médiatisé en Colombie car les produits de cette multinationale de l’alimentation sont présents sur tous les marchés. Mais aussi parce que des dirigeants syndicaux de cette entreprise, qui avaient pris la tête de conflits sociaux ou les avaient soutenus, ont été assassinés. Meurtres restés impunis. On l’accuse aussi de cas de pollution des eaux et d’autres actions portant atteinte à l’environnement.
L’entreprise Glencore est moins célèbre, tant en Colombie qu’en Suisse. Elle a acquis la raffinerie de Cartagena –qui était une entreprise nationalisée– et elle possède des mines de charbon dans plusieurs régions du pays. Elle a été signalée au Tribunal en particulier pour ses politiques anti-syndicales, pour son indifférence face aux revendications sociales. Par ailleurs, certaines des régions où elle est présente sont bien connues pour le grand nombre de paramilitaires qui y opèrent. On pourrait penser qu’il y a un lien. Xtrata, qui a une participation dans l’entreprise Mina del Cerrejón, a tiré profit du déplacement de plusieurs groupes indigènes, notamment des groupes de descendance africaine, décidé pour agrandir la mine. Les déplacés n’ont pas été indemnisés et ils n’ont reçu aucune aide pour se réinstaller ailleurs. Quant à l’entreprise de ciment Holcim, elle exploite des carrières de sable dans des zones urbaines de Bogotá et provoque un accroissement de la pollution des eaux et de l’environnement, portant ainsi atteinte à la santé des habitants des quartiers populaires de la capitale. Un ancien directeur de Holcim a participé à l’élaboration des nouvelles lois relatives à l’industrie minière. Et ce n’est là qu’une partie de ce qui a été analysé au Tribunal…
 
 Q : Cet été, un scandale a éclaté en Suisse qui montre que l’entreprise privée de sécurité « Securitas » a infiltré il y a quelques années le mouvement social ATTAC du canton de Vaud pour le compte de Nestlé. Ces faits ont-ils été évoqués au tribunal ?
R : Le Tribunal a en effet été informé. Une documentation importante, élaborée par Multiwatch, a été étudiée. L’information a fait grand bruit en Colombie. Personne ne comprenait comment une telle chose avait pu se produire en Suisse. Ce cas figure dans la documentation finale du Tribunal.
 
Q : Pour en revenir au début de notre entretien, peut-on qualifier le jugement rendu de très énergique ?
R : Certes, non seulement parce qu’il condamne l’État et le gouvernement actuel, mais aussi parce que le fait de reconnaître la responsabilité de certaines des multinationales implantées en Colombie est exemplaire. Je crois que cette sentence a une valeur particulière, car elle démasque à partir du cas concret de la Colombie la politique néolibérale agressive menée au plan mondial. En outre, il ne faut pas perdre de vue que la politique mise en oeuvre en Colombie est avalisée et promue par le Fonds monétaire international, par la Banque mondiale et par l’Organisation mondiale du commerce…
 
Q : Les conclusions du Tribunal des peuples seront-elles soumises à d’autres instances internationales ?
R : Les jugements, les sentences, les actes sur lesquels ils s’appuient et des archives de base ont déjà été communiqués à la Cour interaméricaine des Droits humains, au Tribunal pénal international et à différentes instances des Nations Unies. On commence même à envisager la création d’un Tribunal pénal international qui juge les crimes économiques. Le Tribunal est convaincu de la nécessité de mener le combat contre l’impunité qui règne dans beaucoup des cas étudiés, que les responsables soient l’État ou les grandes entreprises multinationales. L’objectif ultime est de pouvoir mettre les multinationales directement en jugement dans les organismes de Nations Unies si l’atteinte aux droits humains, sociaux et culturels est prouvée, comme en Colombie.
 
Sergio Ferrari
Trad. Michèle Faure, collaboration E-CHANGER
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 UN TRIBUNAL IMPLACABLE

Six des « juges » du Tribunal étaient des personnalités latino-américaines de premier plan. Outre A. Pérez Esquivel, siégeaient les juristes Dalmo de Abreu Dallari (Brésil), Marcelo Ferreira (Argentine) et Vilma Nuñez de Escorcia (Nicaragua), ainsi que Lorenzo Muelas Hurtado (Colombie) et Juana Manquecura Aillapan (Chili), autorités des peuples indigènes.Six autres venaient d’Europe : Bruno Rütsche (Suisse), François Houtart (Belgique), le Français Philippe Texier, magistrat à la Cour de Cassation qui est aussi président du Comité des droits économiques, sociaux et culturels de l’ONU, son collègue italien Franco Hipólito, le professeur espagnol Antonio Pigrau Solé et Gianni Tognoni, secrétaire général du Tribunal permanent des peuples. Le jugement, de 54 pages, est implacable et les condamnations sont multiples. Le gouvernement colombien s’en voit infliger huit, entre autres pour atteinte au droit du travail ainsi qu’aux droits civils, politiques, sociaux et culturels. Mais aussi pour sa «participation directe et indirecte, par action ou omission » à des actions génocides, des crimes contre l’humanité, des crimes de guerre etc. Les sanctions concernent également les groupes paramilitaires. Le Tribunal condamne en outre une trentaine de multinationales –entreprises mères et filiales colombiennes–, parmi lesquelles Coca Cola, Chiquita Brands, Multifruit (filiale de del Monte), Aguas de Barcelone, Telefónica, Canal de Suez, Nestlé, Glencore-Xtrata, Anglo American, BHP Billington, Monsanto, Repsol YPF, Unión FENOSA, Endesa, Holcim, etc. La sentence porte sur « des violations graves et massives aux droits du travail et spécifiquement à la liberté syndicale ; des atteintes à la dignité des travailleurs, et le mépris pour leur vie et celles de leurs communautés». Elle concerne également « la fraude à l’égard de leurs actionnaires », «la participation à la dégradation de l’environnement en Colombie », « l’atteinte aux droits à la terre », ainsi que leur co-responsabilité dans des pratiques génocides, des crimes contre l’humanité, etc. Enfin, sont sanctionnés « les États dont les entreprises mères ont la nationalité » ainsi que le gouvernement états-unien « pour leur participation décisive aux plans politique, économique et militaire, dans la création et le maintien de la situation qui a été dénoncée et son impunité ». Le jugement accuse également le Fonds monétaire international, la Banque mondiale et l’Organisation mondiale du commerce, pour leur responsabilité dans « l’accroissement des inégalités » et pour entretenir l’opacité autour de la situation juridique des entreprises multinationales ». (Sergio Ferrari/ E-CHANGER)

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