Le sommet de la disette

Alors que la faim se propage à nouveau dans le monde, l’ONU prépare dès lundi 26 juillet à Rome le prochain Sommet des systèmes alimentaires. Un processus qui risque de renforcer le modèle actuel failli, estiment les ONG.

Plus de 800 millions de personnes dans le monde ne savent pas ce qu’elles vont manger aujourd’hui ou demain. Peut-être rien. Pour 3 milliards d’adultes et d’enfants, l’accès à une alimentation saine n’est pas assuré. Cette situation critique, loin des espoirs d’il y a six ans, lorsque la communauté internationale s’était engagée à éliminer la faim d’ici 2030, n’a pas empêché les Nations Unies de s’allier avec le principal responsable de cet échec – l’agrobusiness – dans la mise sur pied du Sommet des systèmes alimentaires, accusent plus de 300 organisations. Représentant la société civile, le secteur agraire, le monde académique et les peuples indigènes du monde entier, elles sont réunies depuis hier à Rome (et virtuellement), pour protester en marge du pré-sommet préparatoire qui débute lundi dans la capitale italienne.

L’échec des politiques actuelles est pourtant reconnu par les principales agences des Nations unies spécialisées dans ce domaine, comme en témoigne le rapport annuel sur la sécurité alimentaire mondiale et la nutrition, publié à la mi-juillet. La FAO (alimentation), le FIDA (fonds de développement agricole), l’OMS (santé), l’UNICEF (enfants) et le PAM (aide alimentaire d’urgence), corédactrices du rapport, rappellent qu’en 2015, «nous étions optimistes quant au fait que, si les bonnes approches transformatrices étaient adoptées, les progrès antérieurs pourraient être accélérés pour atteindre cet objectif». Or, à moins d’une décennie de l’échéance de 2030, le monde n’est pas sur la bonne voie pour mettre fin à la malnutrition et à la faim. Il va même dans la direction opposée, lit-on dans leur rapport conjoint.

Climat et guerres

Cette étude montre que l’affaiblissement de l’économie mondiale, à la suite des mesures prises pour lutter contre le Covid-19, a entraîné l’une des plus fortes augmentations de la faim depuis des décennies. Celle-ci a touché presque tous les pays à revenu faible ou intermédiaire. En 2020, selon les organisations des Nations unies, entre 720 et 811 millions de personnes souffriront de la faim dans le monde. La moyenne de ces chiffres – soit 768 millions – représente 118 millions de plus qu’en 2019.

SOLIDARIEDADE

On estime qu’en raison du Covid-19, 22% (149,2 millions) des enfants de moins de cinq ans souffrent d’un retard de croissance, 6,7% (45,4 millions) d’émaciation et 5,7% (38,9 millions) de surpoids. En outre, avec la pandémie, le fossé entre les sexes s’est encore creusé. Au niveau mondial, on estime que 29,9% des femmes âgées de 15 à 49 ans sont anémiées. Au total, toutes catégories d’âge confondues, 46 millions de personnes supplémentaires ont été identifiées comme souffrant de la faim en Afrique par rapport à 2019, 57 millions de plus en Asie et quelque 14 millions de plus en Amérique latine et aux Caraïbes.

Mais la pandémie n’est que la partie émergée de l’iceberg. Elle a exacerbé une tendance qui était déjà négative au cours des cinq dernières années et a mis en évidence les faiblesses des systèmes alimentaires existants, sur lesquels pèsent de façon croissante les conflits, la dégradation des conditions climatiques et la répétition des crises économiques.

Propositions réalisables

Les Nations unies appellent à la transformation des systèmes alimentaires, condition essentielle pour assurer la sécurité alimentaire, améliorer la nutrition et rendre l’alimentation saine accessible à tous. Dans cette perspective, l’organisation propose six recommandations adressées aux décideurs politiques, à mettre en œuvre en fonction de chaque réalité nationale. La première est directement liée aux situations de conflit et de guerre. Elle demande d’intégrer les stratégies humanitaires de développement et de consolidation de la paix aux mesures de protection sociale, afin d’éviter que les familles ne vendent leurs maigres biens pour se nourrir.

La crise climatique n’est pas moins préoccupante, selon le rapport de l’ONU. Il recommande de renforcer la résilience des systèmes alimentaires au changement climatique, en offrant aux petites exploitations agricoles un large accès à l’assurance contre les risques climatiques et à des financements fondés sur des données scientifiques. En référence à la crise sociale croissante dans de nombreuses régions, l’ONU appelle à renforcer la capacité d’adaptation de la population la plus vulnérable, par le biais de programmes d’aide en nature ou en espèces, afin de réduire les effets de la pandémie ou de la volatilité des prix alimentaires.

Chaînes d’approvisionnement

Elle propose d’intervenir dans les chaînes d’approvisionnement, afin de réduire le coût des aliments. Cela peut se faire en encourageant la plantation de cultures biologiques ou en facilitant l’accès au marché pour les producteurs et productrices de fruits et légumes. Elle suggère également de s’attaquer à la pauvreté et aux inégalités structurelles, en stimulant les chaînes de valeur alimentaires dans les communautés appauvries, par le biais de transferts de technologie et de programmes de certification. Enfin, elle propose de promouvoir des changements dans le comportement des consommateurs et consommatrices, par exemple en éliminant les graisses industrielles et en réduisant la teneur en sel et en sucre des aliments, ou encore en protégeant les enfants des effets négatifs de la commercialisation de certaines denrées.

Pour relever les défis en cours, les Nations unies fondent de grands espoirs sur le sommet sur les systèmes alimentaires qu’elles prévoient d’organiser plus tard dans l’année, probablement en septembre. C’est lui que la réunion de Rome tentera de baliser dès aujourd’hui.

Sergio Ferrari, Le Courrier
https://lecourrier.ch/2021/07/25/le-sommet-de-la-disette/

Traduction: Rosemarie Fournier

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Multinationales in, ONG out

Dès 2019, les Nations unies ont affirmé vouloir impliquer dans le futur Sommet des millions de personnes de milieu rural, dans ce qu’elle qualifie de «processus ambitieux de participation publique». Mais à quelques mois du Sommet cette proposition nébuleuse demeure sans traduction concrète et les principaux mouvements sociaux et citoyens de la planète se montrent de plus en plus critiques. Car les multinationales, elles, ont d’ores et déjà pignon sur rue.

Par le biais du Forum économique mondial, elles sont en effet devenues parties prenantes des préparatifs du Sommet qui doit se tenir cet automne. Ce qui a fait dire à Via Campesina en avril dernier que les acteurs privés du commerce mondial ont obtenu de «détourner» un processus d’élaboration reposant jusque-là essentiellement sur les organisation internationales et les gouvernements.

Agroécologie

Pour la principale organisation rurale internationale, «les multiples crises auxquelles le monde est confronté ne sont pas nouvelles». «Les crises alimentaire, climatique, environnementale, économique, démocratique et sanitaire – qui atteignent leur paroxysme avec la pandémie – montrent clairement à l’ensemble de l’humanité qu’une transformation du modèle agricole et alimentaire actuel est indispensable. Chaque crise – qu’elle soit sanitaire ou alimentaire – nous a montré l’importance et la résilience des systèmes alimentaires locaux que le néolibéralisme continue à éroder et à exploiter». «Il ne s’agit pas d’une question de bonne volonté, affirme Via Campesina, mais d’un changement radical de modèle de production dans les campagnes, à l’échelle planétaire.»

Plusieurs organisations helvétiques abondent dans ce sens. Souveraineté alimentaire, paysannerie et agroécologie ont démontré la plus grande efficacité dans la réponse aux crises alimentaires, sociales et écologiques, rappelaient ainsi en mai Action de Carême, Agriculture pour le Futur, EPER, Greenpeace, Pain pour le prochain, Public Eye, Swissaid et Uniterre. Dans un communiqué, elles disaient l’importance de «s’engager en faveur d’une agriculture visant le respect du droit à l’alimentation, libérée de la dépendance aux engrais chimiques et aux pesticides qui rendent les sols stériles à moyen terme et mettent en danger l’environnement et la santé», soulignant que «des études scientifiques et d’innombrables paysan·ne·s, au Sud comme en Suisse, ont prouvé que des formes d’agriculture agroécologiques sont efficaces. Ces alternatives restent néanmoins dans l’ombre en raison de mauvaises conditions-cadre politiques.»

Contre-sommet

Or, il est «frappant de constater, d’une part, le peu (voire l’absence) de place réservée aux solutions agroécologiques – pourtant reconnues comme absolument centrales par l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) – et, d’autre part, l’absence criante des ONG, de la société civile, des populations autochtones, et aussi et surtout des 800 millions de petits producteurs qui, de fait, nourrissent le monde en produisant environ 80 % de toutes les denrées alimentaires», alerte Carla Hoinkes, de l’ONG suisse Public Eye. «De véritables solutions ne pourront être trouvées qu’avec leur collaboration, en alliant les connaissances scientifiques aux savoirs locaux traditionnels. Si leur voix est ignorée, le sommet risque de se concentrer sur des solutions uniformes, imposées depuis le haut et axées uniquement sur les intrants et technologies commercialisables.»

Pour les ONG suisses, «le sommet à venir illustre bien la tendance générale: les multinationales ont une influence grandissante dans les processus décisionnels de l’ONU, au détriment des droits humains et de la justice sociale et donc également de la communauté internationale et de la société civile. «L’ONU perd en légitimité. Il est préoccupant de constater que ses agences confient la résolution des problèmes actuels des systèmes alimentaires aux entreprises qui ont contribué à les causer», affirme Simon Degelo, responsable semences et biodiversité chez Swissaid.

Décidées à prendre cette parole qu’on leur refuse, quelque 300 organisations de la société civile ont ouvert ce dimanche un contre-Sommet à Rome et sur le web. On peut y assister et rejoindre le mouvement jusqu’au 28 juillet sur les sites foodsystems4people.org/et csm4cfs.org.

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