Malgré la lenteur des négociations, la perspective d’une fin au conflit russo-ukrainien pourrait se rapprocher. Et les hypothèses sur le coût de la reconstruction de l’Ukraine se multiplient. Mais il n’est pas sûr que les ressources minérales stratégiques ukrainiennes, objet d’un accord entre Washington et Kiev, aient le potentiel de revenus escompté.
Fin avril, le président ukrainien Volodymyr Zelensky signait avec son homologue étasunien un accord économique ouvrant la voie à l’exploitation des ressources naturelles ukrainiennes. Condition préalable au maintien du soutien étasunien à l’Ukraine, le document, signé après de houleuses négociations, donne à Washington un accès aux minerais, pétrole et gaz ukrainiens, via la création d’un fonds d’investissement pour la reconstruction de l’Ukraine. L’accord prévoit une contribution à parts égales des deux pays au financement et à la gestion du fonds. Et, en plus de ses investissements directs, Washington pourrait apporter un soutien supplémentaire sous la forme de systèmes de défense aérienne1. Sans garanties formelles toutefois concernant la sécurité ukrainienne après-guerre.
A long terme, le fonds investira des capitaux dans des projets d’exploitation minière et de ressources naturelles, ainsi que dans les infrastructures connexes. Donald Trump a affirmé que cette initiative garantissait la contribution de Washington à l’effort de guerre ukrainien, du fait que l’accord vient compenser l’aide étasunienne consentie jusque-là dans la guerre en Ukraine: «[L’accord] nous permet d’obtenir en théorie bien plus que les 350 milliards de dollars2 [investis dans le soutien militaire à l’Ukraine], mais je voulais être protégé», a déclaré le président étasunien au lendemain de la signature.
En octobre 2024, Zelensky avait déjà ouvert la porte à la possibilité d’un tel accord. Son «plan de victoire»3 en cinq points et trois annexes secrètes prévoyait déjà une «protection conjointe des ressources essentielles [de l’Ukraine], ainsi qu’un investissement et une utilisation conjointe de ce potentiel économique» avec ses partenaires stratégiques. En précisant qu’il s’agissait de ressources naturelles, «y compris des métaux critiques valant des milliers de milliards de dollars américains – uranium, titane, lithium, graphite et autres ressources de valeur stratégique – qui constituent un avantage significatif dans la concurrence mondiale». Cette section du plan renvoyant à l’une des annexes secrètes partagées uniquement avec les «partenaires désignés».
Les autres points du «plan de victoire» anticipaient la volonté de l’Ukraine de rejoindre l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN), le renforcement de la puissance défensive de Kiev, le déploiement sur son territoire d’un ensemble de dissuasion stratégique non nucléaire – point complété par une annexe secrète partagée avec les Etats-Unis, la Grande-Bretagne, la France, l’Italie et l’Allemagne – et, enfin, un point sur l’après-guerre. Ce dernier proposant un nouveau système de mercenariat continental, avec «le remplacement de certains contingents militaires américains stationnés en Europe par des unités ukrainiennes».
Minerais convoités: ni terres, ni rares
L’analyse du rapport conclu fin avril entre Washington et Kiev conduit à la notion de «terres rares», qui peut induire en erreur. «Terre» est un terme archaïque utilisé chimie pour désigner des éléments présents dans la nature sous forme d’oxydes. Il n’a rien à voir avec le sol en tant que sédiment le plus superficiel. Quant au qualificatif «rare», il renvoie en réalité à des éléments assez communs, plus abondants que des métaux comme l’or. Cependant, ils sont disséminés en faible concentration dans les minerais et leur extraction est complexe.
Selon diverses sources, l’Ukraine pourrait détenir jusqu’à 5% des réserves mondiales de ces minéraux stratégiques, essentiels pour des secteurs industriels clés, comme ceux liés aux technologies modernes et aux énergies renouvelables. Une ressource importante dans un marché largement dominé par la Chine, qui contrôle près de 70% de l’extraction mondiale de terres rares. Bien que les informations restent confidentielles, l’Ukraine posséderait au moins six des dix-sept minéraux qui composent les terres rares: le scandium, utilisé dans l’industrie aérospatiale; le lanthane, pour la fabrication de batteries, de téléviseurs et de systèmes d’éclairage; le cérium, ingrédient clé pour l’industrie du verre. S’y ajoutent le néodyme, utilisé dans les éoliennes et les batteries de véhicules électriques; l’erbium, essentiel dans la construction de lasers médicaux, et l’yttrium qui intervient dans la fabrication des radars, équipements de communication et lampes LED.
Outre les terres rares, l’Ukraine dispose également d’autres minéraux dits «critiques», un groupe plus large d’éléments chimiques essentiels à la transition vers une économie verte et numérique. Elle détiendrait 7% des réserves mondiales de titane (utile aux secteurs de la construction et de l’aérospatiale) et un tiers des réserves européennes de lithium (essentiel pour la production de batteries). En outre, ses réserves de graphite, important pour les appareils électroménagers, les pièces d’ingénierie et les batteries, placent l’Ukraine parmi les cinq plus grandes réserves au monde de ce semi-métal.
Un sous-sol d’une valeur relative
Selon les termes de l’accord Kiev-Washington, la moitié des bénéfices à venir de l’Etat ukrainien provenant de l’exploitation de ressources naturelles sera versée au Fonds d’investissement pour la reconstruction. Dans une étude4 publiée en mai, l’Institut international de recherche sur la paix de Stockholm (SIPRI) soulève plusieurs questions sur le potentiel de ces ressources, ainsi que sur leur répartition. Il souligne qu’en 2023, l’Etat ukrainien n’a reçu qu’environ 1,5 milliard de dollars de revenus liés à ses produits du sous-sol.
Le SIPRI considère que les estimations largement diffusées selon lesquelles l’Ukraine possède des richesses minérales équivalant à des dizaines de milliards de dollars ont été «largement discréditées» parce qu’elles «reposaient sur des calculs et des spéculations opaques et s’appuyaient sur des données de prospection périmées datant de l’ère soviétique». Selon l’institut, l’accord repose également sur un certain nombre d’hypothèses erronées et d’idées à courte vue. Tout d’abord, il est loin d’être évident que le secteur minier ukrainien présente un potentiel significatif de revenus exceptionnels. Deuxièmement, la Russie bloque activement l’accès à d’importantes ressources minérales dans les territoires occupés, tout en accaparant ces ressources, ainsi que les industries connexes et les installations d’exportation, dans ses propres réseaux économiques. En outre, l’essentiel de la valeur que l’Ukraine a à offrir au fonds de reconstruction semble résider dans les hydrocarbures ou les combustibles minéraux tels que le gaz naturel, ce qui questionne la durabilité de la reprise économique ukrainienne.
Néanmoins, l’étude du SIPRI reconnaît que l’Ukraine possède des gisements de nombreux minéraux considérés comme essentiels. Par exemple, elle détiendrait l’un des plus grands gisements de lithium d’Europe. Cependant, concernant le lithium, d’autres Etats européens disposent à l’heure actuelle de réserves [partie de gisement jugée exploitable économiquement et techniquement] beaucoup plus importantes que l’Ukraine; et ils ont déjà du mal à atteindre le stade de l’extraction, même en l’absence de guerre sur leur territoire. Dans le même ordre d’idées, la production ukrainienne de graphite, de manganèse et de titane est et restera importante pour atténuer la vulnérabilité des chaînes d’approvisionnement occidentales. Toutefois, cette importance stratégique n’est pas nécessairement corrélée aux revenus, car la demande et les marchés pour ces minéraux critiques de niche sont généralement extrêmement restreints.
Le SIPRI conclut que les Etats-Unis et la Russie possèdent des réserves nettement plus importantes que l’Ukraine dans de nombreuses catégories de minéraux critiques d’intérêt mondial, y compris les terres rares. Il en relativise les impacts positifs potentiels: les Etats-Unis – comme beaucoup d’économies avancées – ont des difficultés à trouver des sources d’investissement direct pour les projets d’extraction, même au niveau local. Les priorités de l’administration Trump, à savoir la relocalisation des chaînes d’approvisionnement et l’augmentation de la production nationale, se heurtent à l’idée d’encourager les sorties de capitaux à l’étranger, même s’ils sont dirigés vers un partenaire stratégique supposé.
En outre, les gains éventuels sont très peu attrayants à court terme, car le délai moyen de réalisation des projets miniers est de plusieurs dizaines d’années, même dans des environnements non conflictuels. Dans le cas de l’Ukraine, cette situation est aggravée par le fait que, dans de nombreuses régions, les nouveaux projets devront attendre que le territoire soit préalablement déminé. En d’autres termes, malgré toutes les rumeurs faisant état d’une manne lucrative pour les Etats-Unis ou l’Ukraine provenant de l’accord minier, selon le SIPRI, les perspectives économiques semblent floues.
L’Europe, qui est désormais le théâtre de l’une des deux pires guerres à l’intérieur de ses frontières au cours des 80 dernières années – l’autre étant celle des Balkans de 1991 à 2001 – voit la fin du conflit actuel approcher. Le prochain chapitre sera celui de la reconstruction de l’Ukraine, à un coût énorme pour les alliés de l’OTAN. Les Etats-Unis ont agi rapidement et tiré leur propre épingle du jeu: faire payer à Kiev les ressources naturelles de son sous-sol. Ils transfèrent ainsi à l’Europe occidentale la gigantesque responsabilité d’une reconstruction très coûteuse qui sera payée par l’ensemble de ses contribuables, avec des coûts sociaux complémentaires élevés.
Sergio Ferrari
Traduction Rosemarie Fournier.
1 https://www.bbc.com/news/articles/cn527pz54neo
2 En réalité, le montant de l’aide étasunienne à l’Ukraine a été estimé à 120 milliards de dollars par l’institut IfW Kiel (ATS).
3 www.president.gov.ua/en/news/plan-peremogi-skladayetsya-z-pyati-punktiv-i-troh-tayemnih-d-93857
4 www.sipri.org/commentary/essay/2025/mineral-spoils-ukraine-poor-foundation-peace-and-recovery