L’Europe et le dilemme de la guerre ou de la paix  

La militarisation accélérée de l’Europe au cours des dernières décennies conduit le continent vers une impasse. La guerre entre la Russie et l’Ukraine ne fait qu’exacerber cette tendance, multipliant la spirale ascendante et laissant entrevoir des risques de conséquences inimaginables, comme le recours aux armes nucléaires.

Des voix de la société civile s’élèvent pour réclamer la recherche d’options pacifiques. « Nous devons surmonter les politiques bellicistes hégémoniques de l’Union européenne (UE) aujourd’hui, et pour cela nous avons besoin d’un changement dans l’approche de la sécurité continentale  » a déclaré au Courrier Jordi Calvo Rufanges, chercheur, professeur et coordinateur du Centre Delàs d’études sur la paix, basé à Barcelone, Espagne.

Les chiffres des quinze dernières années sont éloquents : entre 2007 et aujourd’hui, le budget de sécurité et de défense de l’UE a triplé. Le programme pour 2021-2027 prévoit 18,3 milliards de francs. Sans compter les augmentations successives dues à la guerre en Ukraine et au soutien militaire à Kiev, qui ont atteint 36,6 milliards de francs en septembre dernier.

L’échec de l’option guerrière

Le processus de militarisation de l’Union européenne « couve depuis plusieurs décennies et va de pair avec la proposition de faire du continent un acteur militaire et de puissance au niveau mondial », explique Jordi Calvo, l’un des cinq chercheurs du Centre de Delàs qui ont récemment publié, avec le Réseau européen contre le commerce des armes (ENNAT en anglais), le rapport Pour une politique de paix et de désarmement en Europe : Propositions pour une Europe de la détente, de la paix et de la sécurité partagée. (https://centredelas.org/publicacions/peaceanddisarmamentineurope/?lang=es)

Il est paradoxal, explique-t-il que ce processus, qui visait à renforcer la défense et la sécurité du continent, n’ait pas permis d’éviter la guerre en Europe même. Parallèlement, « ce grand échec s’accompagne d’une menace inquiétante pour la démocratie, comme la croissance de l’extrême droite, avec son langage de haine, de xénophobie et de racisme et ses propositions de construire de nouvelles frontières et d’expulser les migrants ». La décision de militariser tous les pays du continent et l’Union européenne dans son ensemble crée un cadre qui ressemble beaucoup au contexte historique qui a conduit plus tard à la Seconde Guerre mondiale, « avec des arguments et des slogans d’intolérance et de rejet de l’être humain différent qui ont ouvert les portes à ce formidable conflit belliqueux ». Elle se déroule actuellement dans un scénario politique continental marqué par la montée des forces d’extrême droite qui, soit entrent au gouvernement, comme en Italie, en Hongrie et dans d’autres pays, soit se consolident comme une alternative possible au gouvernement, comme [Marine] Le Pen en France, soit se projettent comme une opposition anti-tout, comme Vox en Espagne. Dans le même temps, les partis de centre et de gauche, qu’ils soient au gouvernement ou non, ont été entraînés vers des positions conservatrices et, tout comme la droite, en sont venus à mettre en œuvre des politiques qui sapent les services publics et l’État social (tels que la santé publique et l’éducation), ainsi qu’à réduire la coopération au développement. En d’autres termes, on a l’impression que les secteurs les plus belliqueux et réactionnaires de nos sociétés s’imposent pour l’instant dans le débat culturel et le récit idéologique prédominant et déterminent où placer le curseur politique. « Comme s’ils préparaient tout pour une hypothétique nouvelle guerre. Je me demande si, en réalité, ce n’est pas le but ultime qu’ils veulent atteindre », commente Calvo avec inquiétude.

Plus d’armes, moins d’autonomie

Dans son analyse, le militant pacifiste identifie un deuxième élément clé : le fait que les doctrines de sécurité et de défense ont été développées pour assurer une plus grande autonomie de l’Europe. Or, « la proposition actuelle de l’UE ne parle pas d’une réelle autonomie en matière de sécurité vis-à-vis des Etats-Unis, au-delà de ce que peut apparemment montrer l’augmentation du budget de l’UE et de chacun de ses Etats membres ». Selon lui, l’influence des États-Unis et de l’OTAN n’a pas facilité la construction de la paix dans le Vieux Continent. Au contraire, la militarisation illimitée du bloc occidental promue par l’OTAN a accru la menace perçue de rivaux potentiels tels que la Russie et la Chine. En conséquence, l’augmentation du budget militaire de l’UE multiplie les profits des entreprises d’armement des deux côtés de l’Atlantique.

Jordi Calvo rappelle que le nouveau concept stratégique de l’OTAN adopté en 2022 actualise le concept militaire de dissuasion et énumère les moyens à développer pour la mise en œuvre : « Le dispositif de dissuasion et de défense de l’OTAN repose sur une combinaison appropriée de moyens nucléaires, conventionnels et de défense antimissile, complétée par des moyens spatiaux et cybernétiques. L’OTAN prévoit que « nous renforcerons considérablement notre posture de dissuasion et de défense afin de priver tout adversaire potentiel de toute possibilité d’agression. À cette fin, nous assurerons une présence significative et persistante sur terre, en mer et dans les airs, notamment grâce à une défense aérienne et antimissile intégrée et renforcée ».

L’impressionnante forteresse militaire de l’Europe est encore en construction, bien que la perméabilité de ses frontières terrestres et maritimes, ainsi que la proximité des théâtres de guerre – qu’il s’agisse de l’Ukraine ou du Moyen-Orient – révèlent sa fragilité. En ce qui concerne spécifiquement la Palestine, le Centre Delàs a publié il y a quelques mois son rapport La Banca Armada y su corresponsabilidad en el genocidio en Gaza (La banque armée et sa coresponsabilité dans le génocide à Gaza). Ce rapport met en lumière le financement des entreprises qui fabriquent les armes utilisées dans les massacres contre la population palestinienne. Il se concentre sur les activités des banques et des entreprises d’armement qui profitent de l’offensive israélienne contre Gaza (https://centredelas.org/publicacions/bancaarmadaigenocidi/?lang=en)

Promouvoir le paradigme de la paix et de la justice

La sécurité du continent européen est entre les mains de l’OTAN depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Mais ce modèle n’a pas réussi à créer un véritable cadre de sécurité, rappelle le coordinateur du Centre Delàs. Il souligne qu’après la dissolution de l’Union soviétique, l’OTAN a profité de la faiblesse de son ennemi traditionnel pour incorporer les anciens alliés de la Russie dans l’organisation militaire atlantique, « éliminant ainsi toute possibilité d’avancer vers la construction de la Maison commune européenne dont parlait Mikhaïl Gorbatchev, le dernier dirigeant soviétique et promoteur de la dissolution de l’URSS ». Ainsi, « ce qui aurait été le meilleur moment pour dessiner de manière consensuelle un scénario de paix a été gâché ».

En ce sens, il affirme que continuer à s’appuyer sur des moyens militaires renforcés pour parvenir à la paix en Europe ne changerait rien au modèle proposé jusqu’à présent sous la tutelle de l’OTAN. Si l’autonomie européenne est essentielle, le paradigme de défense actuel de l’UE ne propose aucune autonomie militaire réelle par rapport aux États-Unis. La récente victoire électorale de Donald Trump « servira certainement à justifier de nouvelles augmentations des budgets militaires européens. Avec le résultat possible qu’une partie considérable de ces augmentations ira à l’acquisition d’armement américain. Cela a peut-être été l’objectif principal des présidents américains qui ont exigé à plusieurs reprises que les États européens allouent 2 % de leurs PIB respectifs aux dépenses militaires ».

Jordi Calvo affirme qu’il est possible d’avoir une vision différente de la sécurité pour l’Europe. Il s’agirait par exemple de promouvoir l’approche de la sécurité humaine, qui propose une paix axée sur le développement centré sur les personnes, et non sur la sécurité nationale (de l’État). Elle devrait être basée sur la coopération, le multilatéralisme, les droits humains et la construction de la paix. Ou encore l’approche féministe de la sécurité, qui propose de mettre fin à la marginalisation des femmes, en ajoutant le genre comme catégorie d’analyse afin de construire une sécurité basée sur les principes d’attention et de respect dans un cadre inclusif et écoféministe. Sans sous-estimer, par ailleurs, la sécurité verte pour l’Europe, qui cherche à dépasser l’anthropocentrisme, au profit d’une protection écologiquement durable de l’environnement dans son ensemble.

Pour l’activiste pacifiste espagnol, « il faut une volonté politique et un changement d’orientation dans la sécurité européenne, [qui] doit intégrer une vision de la culture de la paix qui nous permette de dépasser le bellicisme et la militarisation de la sécurité actuels ». A l’horizon, et comme défi, tant pour le Centre Delàs que pour de nombreux autres mouvements pacifistes continentaux, il s’agit de parier sur une paix positive, avec une justice structurelle, qui promeut une nouvelle culture non-violente et parvient à mettre fin aux conflits par des moyens pacifiques. Calvo suggère la meilleure façon d’y parvenir : « En pratique, cela signifie s’éloigner de la domination et de l’hégémonie du pouvoir et promouvoir la communication, la coordination et l’empathie entre les peuples, avec la justice globale, l’internationalisme, la coopération, le commerce équitable et la véritable décolonisation, sans patriarcat ».

En termes de relations internationales concrètes, la tâche de construire la paix, explique Jordi Calvo, signifie « briser le moule, revenir à parler de la Grande Europe, abandonner les moyens militaires et construire un projet de coexistence qui inclut tout le monde, y compris la Russie ». Ce qui est en jeu, conclut le militant pacifiste valencien, « c’est la survie même du continent et de la planète et la possibilité d’offrir à nos filles, fils, petites-filles et petits-fils une perspective de vie sans guerre ».

Sergio Ferrari

Traduction Rosemarie Fournier

 

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