Mouvements sociaux et gauche électorale : convergence ou confrontation ?

Parmi les axes thématiques du Forum social mondial, à Caracas, la plus grande partie des activités est consacrée aux rapports entre mouvements populaires, partis de gauche et gouvernements progressistes. Un débat essentiel qui, bien que centré aujourd’hui sur l’Amérique latine, dépasse le cadre de ce continent, la question se posant aussi dans le reste du monde…
 
Plusieurs dizaines de conférences et de séminaires ont traité de ce thème à l’occasion de cette session, à Caracas. Sous divers angles et plusieurs axes.
A l’occasion de sa réunion présente en Amérique latine, le FSM est devenu un véritable « laboratoire d’idées ». Des idées très concrètes qui analysent la relation complexe entre Lula et le mouvement social brésilien (1) ; la complémentarité exaltante entre Hugo Chávez et les organisations bolivariennes (2) ; la proximité de certains groupes « piqueteros » et de base avec Kirchner en Argentine ; les tensions au seins des gauches chiliennes et uruguayenne par rapport aux gouvernements progressistes… Et le défi futur que représente pour le mouvement populaire bolivien l’arrivée de l’un des siens, Evo Morales, à la présidence de la République. Sans oublier, au Mexique, les tensions politiques entre le mouvement zapatiste et le candidat de centre-gauche, Andrès Manuel López Obrador, qui pourrait bien gagner les élections de juillet 2006.
 
La gauche « méfiante »
Pour l’analyste chilien Rafael Agacino, membre du Collectif des travailleurs, il existe une différenciation essentielle entre « la gauche confiante, traditionnelle et historique et la nouvelle gauche méfiante ». Ces deux gauches perçoivent différemment les nouveaux sujets sociaux, lesquels – dans le cas chilien – résultent de 32 ans d’une « contre-révolution néo-libérale radicale » (3) qui a non seulement changé le pays, mais la subjectivité et la pensée des gens.
La « gauche confiante » – incarnée notamment par la nouvelle présidente, Michelle Bachelet – pense qu’il est possible de « récupérer l’institutionnalité et l’Etat » pré-existants à l’offensive néo-libérale. Par contre, la « gauche méfiante repose sur les organisations sociales – jeunes, travailleurs indépendants, femmes, chômeurs, etc. – qui, sans tourner le dos à l’Etat, réclament une indépendance claire par rapport à ce dernier ».
De ces deux visions, découlent deux stratégies bien déterminées. L’une d’entre elle, la première, se propose comme toujours de « diriger le processus ». L’autre, la nouvelle, « préfère parler de construction collective plutôt que de direction ».
 
L’organisation politique du mouvement social
Ce concept analytique enthousiasme le Brésil Ricardo Gebrim, du Mouvement des travailleurs sans terre (MST). Dans ce pays, il est évident qu’une importante partie des mouvements populaires sont désillusionnés par rapport à la gestion gouvernementale de Lula.
S’il fallait tirer un bilan du niveau de conscience de la population et de la croissance de l’organisation autonome des masses par rapport à la participation politique électorale (du Parti des travailleurs), « le résultat serait très mauvais », souligne ce jeune dirigeant.
Pour Gebrim, la démocratie représentative, bourgeoise, et la démocratie participative paraissent souvent inconciliables. D’où le « grand défi de penser à deux concepts-clés : quel type de démocratie et quel type d’organisation doit se donner le mouvement social pour s’exprimer politiquement ». Avec une difficulté qui, bien que n’étant pas nouvelle, reste pourtant problématique : « comment créer des concepts et des conceptions révolutionnaires dans un moment non-révolutionnaire ».
Le MST considère comme essentiel « la construction du pouvoir populaire, l’affrontement avec les structures ». En ce sens, il estime intéressant la consolidation du « Mouvement de consultation populaire » qui n’est ni un mouvement référendaire, ni un parti – car, chaque fois que l’on parle de parti, on pense aux élections -, mais un pas vers la construction d’une organisation qui se nourrit de l’expérience autonome du mouvement social ».
Il s’agit d’un débat essentiel et « très nouveau », non seulement au Brésil, mais dans toute l’Amérique latine. « Il requiert un effort de construction théorique » et, en ce sens, le Forum social mondial constitue un espace très important. « Nous n’allons pas aboutir à des conclusions immédiates ». La réflexion sera longue et il est important de l’impulser, conclut le dirigeant du MST.
 
Une réflexion planétaire
Bien qu’activée à la lueur des nouveaux processus populaires en Amérique latine, cette réflexion n’est pas la propriété d’un pays ou d’une région déterminée. C’est du moins la réflexion de l’une des principales activistes de la Marche Mondiale des femmes au Québec (Canada), Françoise David, qui s’exprime ici comme militante politique.
Le Québec a une forte identité « nationale » au sein de l’Etat canadien. 15 % des 7 millions d’habitants de cette région sont considérés comme pauvres. L’existence d’au moins 6000 organisations communautaires et 1500 groupes de femmes détermine la structure particulière de cette région linguistique minoritaire.
A mi-janvier 2006, une nouvelle force de gauche s’est formée au Québec, comme résultats de la confluence de deux organisations politiques : « Option citoyenne », dont Françoise David est membre, et « l’Union des forces progressistes » (4). « Un nouveau parti qui doit clarifier avec qui il veut communiquer… Je pense qu’il ne faut pas s’adresser seulement aux plus pauvres, mais aussi à des secteurs de la classe moyenne », affirme la dirigeante féministe.
Pour Françoise David, le défi de cette nouvelle expérience « est de ne pas être seulement à gauche, mais aussi écologique et féministe. Il faut démontrer la possibilité d’un processus large ». Et, de plus, « il est aussi important de continuer une réflexion ouverte, en créant des ponts entre le politique et les organisations sociales ». La nouvelle gauche doit « se laisser inspirer et se permettre d’être influencée par les mouvements sociaux. Dans un cadre d’écoute mutuelle et de respect total », conclut la féministe québecoise.
Cette réflexion passionnante marque la 6e session du FSM (et du 2e Forum social des Amériques). Une avancée significative par rapport aux forums antérieurs, où cette thématique déjà présente n’était abordée que timidement. Peut-être ce changement est-il dû à la situation politique brésilienne, où les positions respectives du gouvernement Lula et des mouvements populaires n’ont pas terminé d’être clarifiées.
Caracas franchit un pas dans un débat essentiel. Il n’existe pas de réponses automatiques, uniques et monocolores. La diversité même de l’Amérique latine – et de la planète – n’accepterait pas des recettes ou des conclusions figées. Pourtant, le mouvement social se trouve aujourd’hui, sans auto-censure et avec une grande maturité, à un carrefour. Les pratiques, riches et variées, se multiplient. Les alternatives suivront…
 
Sergio Ferrari
(traduit de l’espagnol : H.P. Renk)
 
 
 
1)      Le rythme lent de la réforme agraire, conditionné par l’orthodoxie financière prédominante au sein du gouvernement, est fortement critiqué par le MST
2)      elon l’un des plaisanteries les plus répandues parmi la population vénézuelienne : « Heureusement, nous avons infiltré Chávez au gouvernement… »
3)      Parmi les conseillers économiques de la dictature militaire, figuraient les économistes ultra-libéraux, monétaristes, disciples de Milton Friedmann, dits de « l’école de Chicago », et inspirateurs des politiques économiques de Margaret Thatcher et Ronald Reagan dans les années 1980.
4)      Sur la situation politique québecoise, signalée dans le compte-rendu de la discussion avec Françoise David, voir le site internet de l’Union des forces progressistes (Québec) : http://www.ufp.qc.ca/
 
 

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