Nicaragua 2005: réactualiser la grande victoire de l’alphabétisation

25 ans après le triomphe sandiniste du 19 juillet au Nicaragua, le prêtre jésuite Fernando Cardenal ne peut cacher ses sentiments complexes et contradictoires, « une frustration et un vécu extrêmement positif ». Acteur de premier plan de cette révolution qui secoua l’Amérique latine, Fernando Cardenal fut tout d’abord coordinateur de la « Croisade nationale d’alphabétisation » (en 1980), puis ministre de l’Education nationale dans le gouvernement sandiniste (1984-1990). Son accession à ce poste lui valut d’être sanctionné par le Vatican, qui le fit expulser de l’ordre des Jésuites (1). Aujourd’hui, âgé de 70 ans et réintégré dans son ordre, Fernando Cardenal est  directeur de « Fe e Alegría » (Foi et joie), mouvement d’éducation populaire .
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Un bilan complexe
 
La frustration par rapport à l’expérience sandiniste, dont parle Fernando Cardenal, ne résulte pas de la défaite électorale du FSLN (en février 1990), mais plus particulièrement de la corruption d’une partie des dirigeants postérieure à cette votation. « Je n’ai pas pu le supporter. Ce fut une véritable agression éthique qui m’obligea à me retirer. Mon organisme et mon âme n’y ont pas résisté ».
 
Par contre, l’aspect le plus positif – « qui motive mon espérance et mon utopie actuelle » – c’est « le souvenir vivant de ces milliers de jeunes totalement engagés dans la transformation de la société dans laquelle nous vivions », affirme Fernando Cardenal. Des milliers de scènes quotidiennes “d’héroïsme, de solidarité, d’un esprit de service qui allait jusqu’à sacrifier même sa vie”, souligne avec émotion le prêtre catholique en se rémémorant les 9 jeunes alphabétiseurs assassinés par les bandes contre-révolutionnaires et la cinquantaine d’entre eux qui moururent dans des accidents ou de maladie dans la montagne durant la Croisade.
 
 
Faire revivre la valeur de ce geste
 
Religieux « pragmatique », citoyern engagé, Fernando Cardenal ne laisse pas le bilan de la décennie écoulée paralyser sa conviction présente. « Je regarde devant moi. Et le futur prochain, c’est 2005, l’année où l’on commémorera les 25 ans de la Croisade d’alphabétisation, qui reçut le prix Nadedja Krupskaja  de l’UNESCO pour avoir réussi en 5 mois la prouesse de faire baisser le taux d’analphabétisme de (au moins) 50 % à 13 % ». Pour l’an prochain, est prévue une journée qui durera de mars à août – à la même période où se déroula en 1980 cette mobilisation citoyenne massive. Le but, c’est que « ce soit quelque chose de grand et d’important pour le Nicaragua d’aujourd’hui », souligne Fernando Cardenal.
 
Cette initiative a plusieurs objectifs. Le  premier est fondamental: « lancer une réflexion profonde sur ce que va faire le Nicaragua en matière d’éducation, c’est-à-dire avec son futur. Ou nous serons un pays de pauvreté et d’émigration, ou une nation socialement et humaine développée ».
 
L’autre objectif, tout aussi crucial, « sera de moraliser la jeunesse actuelle, en l’imprégnant de cet esprit alphabétisateur pour qu’elle puisse affronter la profonde crise économique, sociale, écologique, politique et morale que nous vivons ».
 
Cette journée – d’après Fernando Cardenal – se composera d’une quantité énorme d’activités. Chacun la commémorera dans son quartier, dans sa région, « nul n’est propriétaire de ce geste collective qui appartient à nous tous ».,
 
Parmi les activités concrètes, sont prévues l’édition de 5000 exemplaires d’un livre qui recueille les anecdotes de ces gestes citoyens; la fabrication de 100.000 décalcomanies (« le nombre des alphabétiseurs »); la progammation d’un CD interactif qui constituera une encyclopédie de la Croisade. De plus, on prévoit un congrès international dont le but sera de « conceptualiser et théoriser notre pratique d’alors ».
 
Pour mener à bien cette initiative, comme ce fut le cas 25 ans auparavant, il est nécessaire « qu’un nouvel engagement de la solidarité internationale appuie cette commémoration », souligne Cardenal. Motivé par « la certitude de l’immense force intérieure de l’être humain pour se vouer à l’amour et à la solidarité, pour construire une nouvelle société. Malgré la crise que nous vivons, je m’identifie à Paulo Freire, l’un des inspirateurs de la croisade, qui disait que « la véritable espérance se fatigue parfois, mais ne meure jamais ».
 
 
Recréer l’espérance
 
« Lors d’une conférence en Espagne, mon frère Ernesto (2) disait que le socialisme a échoué, parce qu’il ne s’est pas réalisé, alors que le capitalisme a échoué, parce qu’il s’est réalisé », souligne Fernando Cardenal qui reconnait que la valeur de cette réflexion n’est pas toujours prise en compte.
 
En ce moment, poursuit-il, 3 milliards de personnes vivent en ce monde avec moins de 2 dollars par jour. « Nous connaissons tous beaucoup de statistiques à ce propos sur la situation du Nicaragua, de l’Amérique latine et du monde entier. Ces chiffres prouvent à l’évidence que le capitalisme a totalement échoué sur tous les continents ».
 
Et de rappeler qu’après la chute du mur de Berlin, George Bush père (3) affirma triomphalement: « Il ne reste plus que nous ». « Ce fut une grande vérité, puisque l’Union Soviétique s’était détruire. Il ne restait que les Etats-Unis et le capitalisme », reconnaît le prêtre nicaraguayen, qui ajoute: « 14 ans plus tard, règnent sur notre planète la guerre, la faim, la dénutrition et la misère. 3 milliards de personnes vivent (ou meurent) dans une pauvreté extrême. Cela, les Soviétiques n’en sont pas coupables, puisqu’ils n’existent plus. Il ne reste que les capitalistes. C’est leur responsabilité ».
 
Une pause, suivie de la conclusion finale. Précisément, pour tout cela, malgré « la confusion et le désenchantement, plus que jamais c’est l’heure de l’utopie, des rêves. D’où la valeur emblématique qu’acquiert la commémoration de la Croisade d’alphabétisation de 1980, une utopie devenue réalité ».
 
 
Sergio Ferrari
Service de presse E-CHANGER
Trad H.P. Renk
 
 
1) A ce propos, Fernando Cardenal a rédigé fin 1984 une « Lettre à mes
amis » (texte publié en français dans le no 11 (février 1985) de
« Nicaragua Aujourd’hui », revue du Comité de solidarité avec le Nicaragua –
France). Il y explique notamment la démarche qui l’a amené à s’engager –
en pleine dictature somoziste – dans les rangs du FSLN.
Ce texte peut être demandé à l’adresse suivante: hp.renk@bluewin.ch
 
2) Ernesto Cardenal, fondateur de la communauté de Solentiname et
poète, fut de 1979 à 1990 ministre de la Culture dans le gouvernement
sandiniste.
 
3) George Bush: président des USA de 1988 à 1992 et père de l’actuel
président.
 

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