Nicaragua: quand la voix des enfants des rues résonne sur les ondes

Corine est spécialisée en management social et en communication. Olivier est éducateur social et praticien formateur. Tous deux mettent leur domaine de compétences au service du renforcement institutionnel de l’institution partenaire Tuktan Sirpi, qui s’attèle à encadrer les jeunes travaillant dans la rue et sur les marchés. Si Olivier se charge essentiellement de l’apport méthodologique aux collaborateurs de l’association, Corine se concentre pour sa part sur l’appui à la Radio Estereo Libre et sur une stratégie de communication intégrée de l’association.
 
Le protagonisme infantile, pilier du fonctionnement
Tuktan Sirpi signifie « petit enfant » en misquito. Créée en 1994 à Jinotega, cette association nicaraguayenne a ensuite étendu ses activités à San Sebastian de Yali.
Elle s’articule autour d’une équipe éducative qui s’emploie à l’alphabétisation, au renforcement scolaire, à l’insertion socioprofessionnelle, à la prévention et à la défense des droits de ces enfants et adolescents. Une radio communautaire occupe également les locaux de l’association. Elle forme les niños, niñas y adolescentes communicadores qui produisent une émission de radio par semaine (hablando de la niñez) et une émission télévisée (TV Chaval@s). « Le protagonisme infantile constitue à ce titre l’un des objectifs principaux de l’association », précise Corine. Une approche qui vise à soutenir « les enfants leaders des quartiers et des écoles, les enfants communicateurs dans leur travail de sensibilisation et de prévention auprès de leurs pairs, mais aussi du monde adulte et des instances gouvernementales. »
 
La visibilité, véritable talon d’Achille
Corine était initialement pressentie pour appuyer la Radio Estereo Libre dans son processus d’indépendance financière. Alertée par le sérieux déficit communicationnel de l’association, elle a toutefois dû redéfinir les contours de son cahier des charges. « En compagnie d’Olivier, raconte-t-elle, j’ai d’abord effectué un diagnostic institutionnel qui a révélé un flou quant à la place de la radio au sein de l’institutionTuktan Sirpi, une absence de stratégie de communication alors que la sensibilisation et la prévention font partie intégrante de sa mission, et, enfin, de nombreux problèmes de communication interne qui alourdissent et rendent très difficile le travail quotidien auprès des bénéficiaires et font ressembler à un parcours du combattant toute recherche de fonds. » Forte de ce constat, Corine a donc proposé d’établir une stratégie de communication intégrée pour l’association toute entière, qui comprend un travail de fond sur les flux de l’information et des décisions, les outils de transmission de l’information à l’interne, et surtout l’utilisation de la radio d’une manière élargie comme outil de communication du travail effectué par l’association. En marge, la coopér-actrice a débuté un imposant travail de documentation qui comprend, entre autres, la production d’un rapport annuel, la refonte totale du site web de l’association et la création d’un site web pour la radio. De plus, elle a initié avec l’équipe de production de la radio une véritable approche « marketing » et l’élaboration d’un document de présentation du travail et des services offerts par le média.
 
Un savoir autochtone mésestimé
Cette première phase, dédiée à combler les lacunes de l’association en termes de visibilité, s’avère particulièrement riche en enseignements pour Corine. « Parmi les aspects les plus positifs, confie-t-elle, j’évoquerais l’énergie, la soif d’apprendre et l’envie de faire qui rythment toutes les collaborations auxquelles je participe. » Et de relever également l’apport considérable sur le plan professionnel : « J’apprends beaucoup, en termes de flexibilité, de créativité, mais aussi d’adaptation de manières de faire et d’outils que j’ai appris en Suisse, qui parfois sont totalement obsolètes, inadaptés, ou simplement tellement issus du bon sens qu’il suffit de les adapter au contexte. » 
Au chapitre des problèmes les plus préoccupants, Corine regrette un manque d’anticipation qui grève l’organisation interne de l’association : « Une perte d’énergie et de temps, donc d’argent, est à mettre au crédit de cette quasi incapacité à anticiper et dont résultent de nombreuses « opérations pompiers » qui auraient pu être évitées. » Elle pointe également du doigt les difficultés d’accès à l’information bibliographique et à la formation continue à titre individuel. Un problème accentué par laméthodologie scolaire « qui impose le modèle « écoute et copie », lequel ne développe pas ou peu le réflexe de curiosité spontanée et d’esprit critique. En résulte une approche de tout ce qui vient du nord que nous combattons au quotidien : ce n’est pas parce que ça vient du nord que c’est adapté, que c’est vrai et surtout, que c’est fiable. » Dans la même lignée, Corine concède que le concept de collaboration, qui suppose que chacun apporte une partie des éléments de travail, a pris du temps à être assimilé. « Il a fallu de nombreuse fois éclaircir le fait qu’il ne sert strictement à rien d’appliquer des modèles que nous connaissons à la situation locale sans leurs apports culturo-socio-professionnels propres. »
 
« Nous ne vivons pas dans des barbelés »
Quant à l’immersion dans le quotidien nicaraguayen, Corine affirme que sa famille se sent « comme à la maison ». Dès le début, ils ont pu compter sur l’appui sans faille des collaborateurs de l’association. Et plus généralement des Nicas qui « se montrent très amicaux et serviables, anticipant nos soucis la plupart du temps, et surtout toujours enclins à partager les différences culturelles et à parler de leur pays et de leur histoire. » Leurs 4 enfants ont de surcroît joué un rôle fédérateur, comme le confesse Corine : « Ils ont beaucoup facilité notre intégration dans le quartier populaire ou nous vivons. Ils jouent dans la rue avec des balles faites de papier et de scotch, au foot, à ces jeux universels et connaissent plus de comptines locales qu’helvétiques. Ils parlent le nicañol mieux que nous et nous affranchissent sur les coutumes locales ! » Pour ce qui est de l’idée tenace d’insécurité, Corine réfute : « C’est un sentiment que je n’ai pas ici, ni en tant que femme ni en tant que mère. Notre maison n’est pas équipée d’alarme, nous ne vivons pas dans les barbelés et nous nous sentons en sécurité dans la rue, même le soir. » 
Leur engagement qui porte sur 3 ans étant déjà largement entamé, Corine n’exclut pas de prolonger l’aventure : « Rien ne nous oblige à revenir en Suisse si rapidement. A voir… »
 
Frédéric Maye et Sergio Ferrari

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Le regard de Corine sur le contexte politique 
« Le sandinisme postrévolutionnaire (de 1979 à 1990) a créé un idéal, une euphorie et une conscience sociale qui n’ont pas disparu aujourd’hui, même si cela a beaucoup changé. En parlant avec des personnes militantes ou non de cette époque, toutes s’accordent à dire qu’une réelle solidarité existait, qu’une attention aux difficultés des pauvres était LA priorité. A cette époque, il n’y avait pas d’enfants travailleurs. L’éducation et l’accès aux soins étaient gratuits. Selon Lydia (ndlr. coordinatrice exécutive de l’association), malheureusement, cet élan social a complètement oublié le développement plus basiquement national. Ce qui, entre autres, a fait le lit du néo-libéralisme. Ajouté à la guerre de la Contra et, surtout, aux débordements de certaines personnes au pouvoir, la gestion militaire a sonné le glas de ce socialisme. 
Les 17 ans qui ont suivi ont laminé ces changements. La population a surtout ressentis durement le retour de l’éducation et des soins payants, la détérioration des infrastructures, l’absence de plus en plus pesante de l’attention aux patients […] Les enfants ont commencés à apparaître dans la rue, à être exploités par les commerçants du mercado. Sont apparus les groupes d’enfants ou de jeunes et les problèmes de drogue. […] Enfin, la nouvelle politique du FMI a eu pour première conséquence de fermer tous les programmes sociaux. C’est d’ailleurs dans les années 90 que sont nées les ONG locale comme Tuktan Sirpi, d’un réel besoin que le gouvernement n’assumait pas ! 
[…] Quand Ortega a retrouvé le pouvoir, à Jinotega beaucoup d’ONG l’ont critiqué surtout à cause de son accusation de viol de sa belle-fille. Et aujourd’hui encore, les gens n’ont pas oublié, même si rien n’a été prouvé et que la victime s’est rétractée. On ne peut pas ignorer qu’en matière d’abus sexuels et de violence intrafamiliale, des thèmes majeurs de Tuktan Sirpi, c’est le silence radio du côté du gouvernement. De plus l’exercice de la justice est plutôt léger sur ce sujet. 
En dehors de ça, de nombreuses écoles ont été ouvertes, sont devenues gratuites, l’accès aux soins est à nouveau assuré gratuitement, les infrastructures se sont développées à la vitesse grand V, l’accès à l’eau potable et à l’électricité également. […] Des milliers d’enfants ont repris le chemin de l’école. Et, malgré tout ce qu’on peut en dire, en 2011, l’année scolaire a commencé 15 jours plus tard que prévu parce qu’Ortega voulait que les enfants de la cueillette du café aillent à l’école. Prosaïquement, cela ne règle pas le problème du travail des enfants et même de leur exploitation, mais, au moins, ils étaient sur les bancs d’école à la rentrée. 
Enfin, de l’opinion avisée de Lydia, le dialogue avec le gouvernement a repris sur les projets sociaux, et elle ne désespère pas qu’un jour, oh pas demain, ni après-demain, mais un jour, le travail de Tuktan Sirpi soit assuré par les institutions publiques. 
On peut donc dire que, d’une manière générale, la population jinotegana a vu des changements positifs, même si elle reste réservée. Aujourd’hui, il y a plus d’options, plus de choix. »
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Le point sur la problématique de la drogue 
« S’il n’est pas directement producteur, le Nicaragua se situe sur le corridor Colombie-Etats-Unis du trafic international qui transite essentiellement par la côte caraïbe, et en profite pour pénétrer le territoire national via Managua et par le nord, le Rio Coco et le département de Jinotega. Depuis 2000, les opérations de l’armée nica font état de 113 tonnes de cocaïne, 11 tonnes de marijuana et une demi-tonne d’héroïne réquisitionnées, bien qu’il semble qu’il n’y ait pas de cartel de narcotrafiquants au Nicaragua. Ce trafic dépendrait alors essentiellement des cartels colombiens, mexicains et des passeurs honduriens. 
A Jinotega même, du fait de la pauvreté de la population, les cas de cocaïne, d’héroïne et de crack, concernant uniquement les adultes, sont rares. Une petite production locale de marijuana alimente le marché, mais ce qui affecte surtout les enfants, c’est la consommation de colle. Cette dernière, coupe faim par excellence, se trouve auprès de n’importe quel commerçant de peinture et de matériel de construction. Les consommateurs se concentrent surtout sur le marché municipal et dans les quartiers les plus pauvres. Ils sont couramment enfants-travailleurs, le plus souvent exploités, maltraités et, pour une partie d’entre eux, sans domicile fixe. 
Dans le département juridico-psychosocial de Tuktan Sirpi, Diana, une travailleuse sociale est dévolue entièrement à cette problématique. Depuis 2005, 107 enfants ont été pris en charge par Diana, appuyée par la Police Nationale et le centre de réhabilitation qui propose une prise en charge médicale que l’association n’offre pas. Diana se charge de l’enfant, de l’environnement familial (lorsqu’il y en a), de l’apport psychologique et de l’appui à la désaccoutumance. 
Après quelques problèmes dus à la corruption du chef de la police nationale jinotegana jusqu’en 2008, la collaboration se fait bien. Le projet est financé jusqu’en juillet 2012 par Svalorna, une ONG suédoise. Une deuxième phase du projet est prévue et en cours de recherche de financement. Elle concerne l’exploitation sexuelle des enfants et adolescents en situation d’addiction. »
 

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