Pandémie et coopération « L’Europe devrait être plus généreuse envers le Sud »

Immergé dans deux réalités et servant de pont entre deux continents, l’économiste suisse Beat Schmid coordonne des projets en Amérique centrale. « Ceux qui vont payer le plus lourd tribut à cette crise sanitaire mondiale seront, en fin de compte, les pays du Sud et en particulier les plus pauvres », dit-il.

Basé au Salvador depuis de nombreuses années, Schmid est le coordinateur dans cette région de l’organisation suisse « Aiuto medico al Centro America » (AMCA), qui est basée au Tessin. Avec plus de trois décennies d’expérience dans divers pays d’Amérique latine et des Caraïbes, sa vision globale facilite une analyse précise de la situation dans cette région, qui est devenue l’un des épicentres de la pandémie dans le monde.

Début août, dans le cadre de son mandat professionnel, Beat Schmid a pu arriver en Suisse sur un vol de rapatriement de citoyens européens. Après la quarantaine réglementaire au siège d’AMCA à Giubiasco, il multiplie les rencontres, les réunions et les visites dans les différents cantons. C’est l’occasion de partager diverses réflexions issues de ses expériences sur le terrain.

Solidarité suisse

Après un premier moment de désorientation générale, lorsque le COVID-19 a commencé à frapper l’Amérique centrale, et malgré le fait qu’ AMCA ne soit pas une organisation d’aide d’urgence, « nous avons pu soutenir depuis la Suisse deux projets qui ont été très appréciés », explique Beat Schmid.

« Au Nicaragua, en collaboration avec des organisations locales et avec le soutien de la DDC (Direction du développement et de la coopération), du canton de Genève et de notre organisation partenaire Médico International, nous avons répondu à une demande des autorités sanitaires nationales de ce pays. AMCA a fourni des équipements et du matériel de protection au personnel médical et infirmier pour un montant de plus de 100 000 dollars. « Nous avons accompagné et suivi la distribution du matériel dans plusieurs hôpitaux. Nous avons été les témoins directs de l’impact positif de cette initiative de solidarité », souligne-t-il.

Au Salvador, où il est plus difficile de collaborer avec les organismes officiels – et où les cas de corruption dans la gestion des ressources de l’État se multiplient – « nous soutenons, avec le mouvement de solidarité suisse (divers comités, et le Secrétariat pour l’Amérique centrale / ZAS), la demande d’un réseau national alternatif. Il s’agit d’un groupe d’activistes sociaux, dans différentes régions du pays, qui, avec le soutien d’une cinquantaine de médecin-e-s engagé-e-s, promeuvent des mesures d’autoprotection communautaire et accompagnent les personnes malades à domicile et à l’hôpital ».

Dans ce cas, le projet d’un peu plus de 5 000 francs, consistait également en l’achat direct et la distribution de désinfectant, de jugulaires et de quelques médicaments de base. « Les partenaires ne voulaient pas recevoir l’argent en espèces. Ils nous ont demandé de les accompagner pour acheter ce matériel », explique le coordinateur d’AMCA.

« Des nombreux gouvernements ont échoué au défis. »

« Je perçois que les gouvernements d’Amérique centrale – et beaucoup en Amérique latine – n’ont pas réussi le test politique. Ils n’ont pas réussi, dans le contexte de cette crise sanitaire majeure, à promouvoir une véritable unité nationale, à surmonter les différences politiques avec l’opposition et à trouver des réponses communes et uniques ». La polarisation politico-idéologique est courante et ne peut que difficilement être surmontée dans une situation aussi complexe et particulière que celle produite par la pandémie, souligne.

De nombreux pays ont également démontré la fragilité de leurs systèmes de santé publique, qui est le résultat des politiques et des ajustements néolibéraux qui ont été appliqués presque en masse sur le continent ces dernières années. Les résultats sont des programmes de santé réduits au minimum et la privatisation d’une partie des soins médicaux.

Cuba est l’une des exceptions. Malgré la crise, elle a multiplié sa solidarité avec ses brigades médicales dans plus de 40 pays et a fait face à la pandémie avec une grande capacité, explique Beat Schmid, en faisant un rapide tour du paysage continental.

L’Uruguay, même dans le cadre de la transition gouvernementale résultant des élections du 28 novembre 2019, a pu contrôler et minimiser, de manière exemplaire, l’impact du COVID-19.

Le Nicaragua a mis en place des mesures de prévention sanitaire utiles qui semblent avoir fonctionné. Cela met en perspective le modèle d’isolement mis en œuvre dans d’autres pays, sachant que plus de la moitié de sa population – comme dans la région en général – fait partie de l’économie informelle et dépend d’un revenu quotidien pour survivre. C’est différent au Guatemala, au Salvador et en Honduras, qui ont appliqué des quarantaines sévères pendant des semaines et ont vu leur système de santé s’effondrer. Au Nicaragua, les hôpitaux ont réagi et la population n’a pas autant souffert de la perte de revenus due au confinement strict.

Le Mexique et l’Argentine, même avec un fort impact du COVID-19, ont assuré une politique transparente de communication quotidienne sur l’impact et le nombre de personnes infectées et mortes, malgré la difficulté commune, sur tout le continent – et dans le monde – de suivre précisément les cas. « Je préfère ne pas parler du Brésil à cause de la douleur qu’il provoque. Avec sa politique de laisser-faire, définie par le gouvernement, et qui a fait plus  de 137 000 morts jusqu’au début de la troisième  semaine de septembre », souligne-t-il.

La grande question est celle de l’avenir, prévoit-il. Autrement dit, quel sera l’impact de la pandémie sur les économies déjà affaiblies dans la plus grande partie du continent ? Diverses prévisions, notamment des organismes internationaux et des Nations Unies, « prévoient une baisse significative de la production de près de 10% en 2020, un retour aux chiffres économiques d’une décennie plus tôt, la montée galopante du chômage et – contrairement à l’Europe, où des fonds importants ont été mobilisés pour soutenir les pays les plus touchés – le manque de coussins sociaux. Des millions de personnes vont tomber dans la pauvreté et même dans la misère », souligne le coordinateur du AMCA pour l’Amérique centrale.

La coopération entre les pays

Au vu de ces signes alarmants, Beat Schmid prévoit que l’impact économique principal de la pandémie sera payé en particulier par les secteurs pauvres des pays en développement, et notamment les nations d’Amérique latine qui ont été durement touchées en termes de santé.

Dans ce contexte, ajoute-t-il, le fossé entre le Nord et le Sud, entre la Suisse (Europe) et l’Amérique latine, va se creuser. Vivant la réalité quotidienne de l’Amérique latine, Schmid demande pourquoi une redéfinition de la future coopération au développement n’a pas été proposée ici. « Qu’aurait-il coûté d’inclure, par exemple, dans tous les paquets d’urgence votés dans les pays européens une clause allouant 0,7% de ces montants au Sud ? Il faut considérer une telle mesure non seulement comme un geste de solidarité mais aussi comme un moyen concret d’atteindre les objectifs du Millénaire pour le développement définis par les Nations Unies », conclut-il.
Sergio Ferrari

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La crise mondiale selon Beat Schmid

Les pays riches ne peuvent pas penser qu’avec des murs sur le Rio Bravo ou des contrôles navals en Méditerranée, ils pourront « contrôler les futures migrations ». Alors que la situation dans le Sud était déjà très complexe avant la pandémie, elle va maintenant s’aggraver.
« Migrer, c’est le réflexe logique des populations latino-américaines, africaines et autres- Il s’agira de chercher des alternatives là où elles peuvent exister », explique Beat Schmid.
Nous entrons, ajoute-t-il, dans une nouvelle ère. Les impacts économiques qui commencent tout juste à être visualisés vont être dramatiques. Des millions de nouveaux pauvres. La faim grandit dans de nombreuses régions. D’où l’importance pour le Nord de redéfinir à la hausse les montants de la coopération. La pandémie, la crise sociale et climatique sont mondiales et elles vont au-delà des frontières et des contrôles migratoires. Cette réflexion, conclut-il, doit également s’incarner dans le mouvement de solidarité suisse et européen. « C’est le moment des redéfinitions. Nous ne pouvons pas rester dans une solidarité nostalgique. Nous devons l’adapter à la nouvelle réalité mondiale qui frappe déjà à notre porte et qui exige de nouvelles formes d’action », conclut-il. (Sergio Ferrari)

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