Paraguay: « L’héritage maudit de la dictature »

 
Q: Quelle est votre vision de la situation politique actuelle, par rapport à la longue dictature de Stroessner (1954-1989) ?
R: On pourrait la résumer par cette image : le Paraguay ressemble au prisonnier innocent à l’époque de la dictature de Stroessner, qu’on finit par libérer. Et les années passent sans qu’il puisse trouver son propre chemin dans la société. Les 35 années de dictature sont devenus un héritage maudit qui continue de tout contaminer.
La dictature était sur le point de tomber, lorsque le numéro 2 de la nomenclature du régime Stroessner, son propre beau-père, Andrés Rodríguez Pedotti, prit le pouvoir grâce à un coup d’Etat et expulsa Stroessner en février 1989. Il y avait deux raisons principales à cette manœuvre. : premièrement, le vieux dictateur ne présentait plus aucune utilité pour les grands commerces de narcotrafic que d’autres voulaient promouvoir. Deuxièmement, si le peuple réussissait vraiment à opérer une rupture et un changement institutionnel, les conséquences auraient été plus radicales.
De cette manière, la tête de la dictature a été coupée, mais son héritage de corruption, de clientélisme, de justice vendue, etc., a survécu dans cette étape définie comme « transition ». Mais en réalité, le Parti Colorado a pu se maintenir au pouvoir durant 19 ans après la chute de Stroessner. Cet héritage fait du Paraguay le troisième pays le plus pauvre de l’Amérique latine et le second pays le plus corrompu de toute la planète.
 
Q : Dans le cadre de ce processus historique – la dictature et sa continuité -, quelle est votre appréciation de l’étape ouverte en avril 2008, avec l’élection de l’ancien évêque Fernando Lugo à la présidence du Paraguay ?
R : L’élection de Lugo a commencé à réaliser les grands rêves de tou/te/s les Paraguayen-ne-s qui depuis l’indépendance ont rêvé d’un autre pays plus équitable, solidaire et juste (2).
C’était comme ouvrir une fenêtre et contempler l’horizon rêvé qui se présente devant nous. On peut supposer la joie éprouvée en ce moment. Il est important de rappeler que nous avons élu Lugo, parce que ce n’était pas un politicien traditionnel, parce qu’il n’était pas contaminé par la corruption régnant dans ce pays.
 
Q : 18 mois après l’arrivée de Fernando Lugo à la présidence (août 2008), quel sont les aspects les plus positifs de sa gestion ?
R: Le premier succès, qui bénéficie le plus aux pauvres du Paraguay (plus de 50 % de toute la population), c’est la santé pour tous : gratuite tant pour les consultations que pour les opérations et pour accéder à une longue liste de médicaments essentiels. Une avance significative, entravée partiellement par quelques professionnels de la santé qui, par calcul politique d’opposants, mettent des entraves à l’application de ce plan.
Le second succès, c’est d’avoir demandé la modification du traité avec le Brésil sur l’énergie électrique produite par le barrage commun d’Itaipú. Le Paraguay n’utilise par l’énergie produite et depuis des années le Brésil en bénéficiait en payant un prix minime. C’était le résultat de la corruption de Stroessner qui a vendu la patrie. Bien que le Paraguay n’ait pas obtenu actuellement tout ce qu’il réclamait, la porte est ouverte pour des négociations ultérieures plus équitables.
Le troisième succès, c’est la lutte décidée contre la corruption. On ne peut pas dire que Lugo l’a fait disparaître. Mais, par le seul fait de l’affronter, la force significative de la corruption a été dénoncée, permettant de mieux comprendre son énorme pouvoir dans la police, les tribunaux, le parlement, les ministères et les entreprises nationales et privées. Un véritable cancer qui a envahi tout le corps de la nation et qui continue d’y être incrusté.
Le quatrième succès, c’est l’engagement indéniable du président Lugo envers les pauvres, les indigènes et ceux qui souffrent. Malheureusement, Lugo a été affaibli par certaines déficiences de sa gestion.
 
Q: Par exemple…
R: Les hésitations et le manque de décision de la part du président dans l’exercice de ses fonctions. Certains l’attribuent à sa manière d’être. D’autres à sa pratique historique comme évêque de l’Eglise catholique. L’évêque écoute ses fidèles, mais après il aime prendre ses décisions seul. Une personne à la tête d’un diocèse – et beaucoup plus à la tête d’une nation – aurait besoin d’être aidé par la meilleure équipe de conseillers. Nous avons beaucoup pensé à la manière de l’aider. Nous le lui avons dit à de nombreuses reprises. Trois fois, en ce que me concerne. Mais nous n’avons rien obtenu.
Un autre élément négatif, c’est que Lugo a manqué de « diplomatie » pour se gagner des volontés éloignées de lui ; de ne pas avoir su remplacer ceux qu’il a nommés et qui ont failli, et de n’avoir pas su défendre de sa famille.
Un autre problème, ce sont les auto goals qu’il s’est lui-même marqué avec le thème de ses paternités réelles ou inventées par ses ennemis. Si ces accusations sont exactes, ce sont des irresponsabilités graves dont il paie, à un prix élevé, les conséquences.
Sa quatrième déficience, c’est par inexpérience et par manque d’une équipe de conseillers solides, il ne s’est pas toujours entouré de personnes honnêtes et formées.
 
Q : Existe-t-il aujourd’hui un début sur le type de société dont le Paraguay a besoin ?
R : C’est difficile à dire. Durant plus d’un siècle, nous avons pris le mauvais chemin et la situation n’a cessé d’empirer. Une refondation de la nation serait en quelque sorte nécessaire. Un défi à prendre en compte pour 2011, lorsque nous célébrerons le bicentenaire de l’indépendance (3).
Néanmoins, il manque un esprit citoyen. Nous sommes des habitants, bien plus que des citoyens. Nous avons eu une histoire glorieuse durant l’indépendance, mais qui a été ensuite cachée par de nombreuses années de dictature. Il manque aujourd’hui une sorte de contrat social avec lequel nous pourrions vivre et croître. Etre de gauche, socialiste, communiste, paysan, pauvre, etc., est considéré par la partie minoritaire de la population comme synonyme de « terroriste » et comme prétexte pour criminaliser la lutte sociale. Nous avons besoin d’un débat en profondeur, qui n’a toutefois pas commencé.
 
Q : Est-ce la première fois qu’un évêque catholique a été élu président d’un pays latino-américain ? Quel impact a ce phénomène ?
R : Je crois que cela se produit pour la première fois dans la démocratie moderne. Quant à l’impact, j’ai l’impression que le peuple fut plus serein face à ce fait que certains personnages de l’Eglise institutionnelle. Celle-ci s’y est trop vite opposée.
 
Q : Quelles conséquences ont eu les dénonciations répétées, ces derniers mois, sur la paternité du président Lugo ? Je pense à sa crédibilité comme homme d’Etat…
R : Je crois qu’il eût mieux valu que cette affaire ne se produise pas. Mais lorsque ce fut le cas, cela a indubitablement fait tort à Lugo.
Les politiciens en ont profité et, sur la base de ces dénonciations, voulaient même lui intenter un procès politique, ce qui est absurde. Tout cela dans un climat de rumeurs et d’un manque de respect, en totale impunité. Les détracteurs de Lugo n’ont pas appliqué l’adage « que celui qui n’a point péché jette la première pierre » (4).
L’impact a été négatif sur les croyants sans grande formation. Curieusement, le peuple des pauvres a réagi avec davantage de maturité.
 
Q: Après le coup d’Etat au Honduras (juin 2008), à de nombreuses reprises il a été mentionné la possibilité d’un événement similaire au Paraguay. Est-ce une possibilité réelle ?
R : Je crois que oui. La destitution du président Lugo, prônée par l’opposition, passe par un procès politique. C’est une menace permanente. Qu’est-ce qui a donc arrêté l’opposition, alors qu’elle peut compter sur le nombre de voix nécessaire au Parlement pour destituer le président ? La peur que manquent les causes réelles pour justifier un tel jugement. Ainsi que la peur de la réaction populaire, lors des prochaines élections, qui pourrait balayer l’opposition pendant des années.
 
Q: Il est impossible de penser au Paraguay sans prendre en compte le contexte latino-américain actuel, marqué par une forte présence de mouvements sociaux importants et celle de plusieurs gouvernements progressistes. Ce contexte influe-t-il sur la vie quotidienne du Paraguay ?
R : Certainement. Je pense à la présence conceptuelle du « socialisme du XXIe siècle ». Il faut noter concrètement le désir des présidents Chávez (Venezuela), Lula (Brésil), Correa (Equateur) et Evo Morales (Bolivie) d’appuyer le président Lugo.
Paradoxalement, les institutions internationales comme le MERCOSUR (Marché du Cône Sud) sont un échec pour les petits pays comme le Paraguay. En Amérique latine, nous n’avons pas encore compris, comme en Europe, que les grands pays devraient aider leurs associés moins favorisés.
Autre chose, qui pourrait être le thème d’un autre entretien. Le gouvernement des USA continue d’influencer négativement le développement de nos pays (5).
 
Q : Où va le Paraguay ces prochaines années ?
R : En ce moment, il est difficile de le prédire. Ceux qui veulent le changement ont gagné les élections avec plus de 400.000 voix. Nous pensons que le Paraguay doit progresser vers une meilleure équité. Mais face à nous se trouvent ceux qui ont corrompu le Paraguay durant des décennies de pouvoir et qui veulent revenir. Et aussi ceux que nous appelons les « maîtres » du Paraguay (grands producteurs de soja, éleveurs, industriels, entrepreneurs, entreprises multinationales) qui craignent de perdre leurs privilèges, s’ils sont obligés de partager leurs richesses. Une contradiction évidente, difficile à résoudre…
 
Propos recueillis par Sergio Ferrari
Traduction H.P.Renk
Le Courrier – E-CHANGER
 
 
1)     Au début des années 1980, il travaillait à Ciudad Sandino, quartier populaire de la banlieue de Managua.
2)     Dans son livre « Les veines ouvertes de l’Amérique latine : une contre-histoire » (Paris, Plon, 1986), Eduardo Galeano rappelle comment le Paraguay – l’un des seuls pays de l’Amérique du Sud à n’être pas tombé sous la coupe de l’impérialisme britannique – fut victime d’une guerre génocidaire (la « guerre de la Triple Alliance », menée par l’Empire du Brésil, l’Argentine et l’Uruguay)., de 1865 à 1870.
3)     Sur cette époque, cf. Georges Fournial, José Gaspar Rodriguez de Francia, l’incorruptible des Amériques. Paris, Messidor, 1989 (Collection du bicentenaire de la révolution française, no 12)
4)     Allusion à l’épisode de la femme adultère amenée devant Jésus par les pharisiens. A l’époque, la loi juive considérait l’adultère comme un délit puni de lapidation (cf. les Evangiles de Matthieu, Marc, Luc et Jean, du Nouveau Testament, ainsi que le livre du Deutéronome, de l’Ancien Testament)

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