Paraguay, pandémie, miroir de la profonde crise du système

Le mois de mars a été marqué au Paraguay par de violents troubles sociaux  et tout indique que la contestation va se poursuivre en avril et même au-delà. « Le détonateur est la crise sanitaire et économique engendrée par la pandémie, mais le mouvement exprime beaucoup d’autres revendications », indique Perla Álvarez Brítez, dirigeante de la Coordinadora Nacional de Mujeres Trabajadoras rurales e Indígenas (Coordination nationale des femmes travailleuses et autochtones, CONAMURI), et représentante de Vía Campesina au Paraguay. Entretien

Au Paraguay, 72% de la population n’ont aucune sorte d’assurance médicale et l’État destine seulement 2,1% du PIB au secteur santé. La situation sanitaire est devenue dramatique, comme l’explique Perla Álvarez. « Les gens constatent l’effondrement du système de soins, le manque de vaccins et de médicaments contre le Covid 19, ils sont témoins de la spéculation apparue avec la crise et de la corruption d’un gouvernement qui s’est endetté encore davantage (notamment pour un montant de 1,6 milliard de dollars requis officiellement pour affronter la pandémie) mais n’a encore rien fait cette année. À la crise sanitaire s’ajoutent la hausse du chômage, la croissance des emplois informels et la débâcle du système éducatif ».

En toile de fond, un grave problème agraire. Au Paraguay, un pays grand comme  dix fois la Suisse, 2% des propriétaires possèdent 85 % des terres et les latifundistes et les multinationales de l’agro contrôlent le pouvoir réel. Le pays est aujourd’hui le quatrième exportateur de soja et l’un des principaux exportateurs de viande à l’échelle mondiale. L’agriculture familiale fournit, selon la FAO, la majeure partie des aliments consommés dans le pays, qui sont produits par 42 % de la population rurale. Mais 91% des propriétés représentent à peine 6,3% de la superficie totale des terres agricoles. Les inégalités sont extrêmes : dans le monde rural, une personne sur trois vit dans la pauvreté. « Tout le système est en crise, estime Perla Álvarez. Le président Mario Abdo a certes remanié le cabinet ministériel mais il n’a pas modifié les politiques de fond ».

Un espace politique monopolisé

« Les gens en ont par-dessus la tête de la situation sanitaire contre laquelle le gouvernement n’agit pas, de l’aggravation brutale de la crise économique ainsi que du comportement irresponsable de la classe politique ». D’où le mot d’ordre « Qu’ils s’en aillent tous » que l’on entend dans de nombreuses manifestations, signale Álvarez. Cette situation s’explique par deux facteurs. Tout d’abord, le Partido Colorado, au pouvoir presque sans interruption depuis 70 ans et qui se sent propriétaire de la vie politique et institutionnelle. Et par ailleurs, l’absence d’une organisation d’opposition qui puisse canaliser ce ras-le-bol, l’extrême fatigue des gens, et offrir une voie différente.

« Nous n’avons pas réussi à dépasser le caudillisme imposé par les partis traditionnels. Il n’y a pas eu non plus de renouvellement des cadres dans les partis d’opposition et les dirigeants traditionnels se perpétuent, chacun dans son rôle ». À cela il faut ajouter le fait que « le mouvement social n’est pas parvenu à se remettre du coup d’État institutionnel de 2012 contre le gouvernement progressiste de l’ancien évêque Fernando Lugo arrivé au pouvoir en 2008 ».

Ce coup d’État visait tout particulièrement le mouvement social. « Quand le secteur privé et les partis de droite ont vu que le gouvernement Lugo, malgré les difficultés, encourageait la participation populaire, ils ont été pris de panique et ils nous ont durement frappés ».

Apprendre à résister

La répression exercée par le gouvernement est brutale et malgré cela la mobilisation actuelle des Paraguayens est impressionnante. « Les femmes sont très nombreuses dans les manifestations et elles jouent actuellement un rôle essentiel dans le mouvement populaire ainsi comme les jeunes ». Non seulement elles se mobilisent, mais encore elles gèrent les problèmes que crée la pandémie, s’occupent des malades et assument, dans de nombreux cas, la survie économique de leur famille.

En dépit de la combativité du mouvement social, on ne peut espérer que des changements structurels interviennent à court terme. Mais, en ces temps assez sombres, l’appartenance de la CONAMURI à des réseaux comme Vía Campesina et la Marche mondiale des femmes est « une lueur d’espoir ». « Nous menons la même lutte, nous partageons les réflexions de millions de femmes paysannes du monde entier ». Et bien que la résistance au Paraguay et le combat en Amérique latine ne soient pas faciles du fait de l’envergure du pouvoir auquel ils s’affrontent, le désespoir n’est pas de mise. « Il est important pour nous d’acquérir la sagesse des peuples autochtones qui, depuis des siècles, en silence, ont fait de la résistance leur mode de vie ».

Sergio Ferrari

Traduction Michèle Faure

 

——————————————————————————————————–

La télévision, un instrument puissant

Perla Álvarez Brítez est depuis plus de 20 ans une référence de premier plan pour le mouvement social au Paraguay.  En 1999, elle a fondé la CONAMURI avec trois cents femmes organisées en une centaine de comités. Cette structure fait elle-même partie de la CLOC (Coordination latino-américaine des organisations paysannes), de Vía Campesina, de la Marche mondiale des Femmes et du réseau ALBA des mouvements sociaux. En 2014, à la demande de la CONAMURI, elle a animé une émission de télévision sur la cuisine traditionnelle. L’objectif était politique : il s’agissait d’aborder sur une chaîne publique la question de la souveraineté alimentaire et de mettre en valeur le travail des familles paysannes et autochtones. « Il fallait faire connaître et valoriser l’énorme travail que représente la production agricole qui assure l’alimentation de tous ». Grâce à cette présence dans un média de grande diffusion, Madame Álvarez et son organisation ont acquis une grande visibilité. « Je suis devenue pour beaucoup une référence pour ce qui est des questions de souveraineté alimentaire et de culture paysanne ou autochtone » (Sergio Ferrari)

—————————————————————————————

Face au Conseil des droits de l’homme de de Genève

Dans le cadre de la 46e session du Conseil des droits de l’homme de l’ONU, qui s’est tenu à Genève en mars, Perla Álvarez a présenté via digital devant cet organisme, avec l’appui du Centre Europe-Tiers monde (CETIM), la position de Vía Campesina.

Quel était pour vous le message le plus important à faire passer ?

Nous voulions rappeler à la communauté internationale que le droit à l’alimentation est un droit humain essentiel et qu’il doit être activement défendu. Notamment en prévision de la crise alimentaire qui s’approche du fait de la pandémie. Pour Vía Campesina, qui est le plus grand mouvement international de notre secteur – avec plus de 200 millions de membres – il est essentiel que les États protègent les zones rurales et promeuvent des systèmes agraires plus équitables et plus transparents. Dans mon intervention, j’ai insisté également sur l’importance du rapport présenté récemment au Conseil par Michael Fakhri, Rapporteur spécial sur le droit à l’alimentation. (https://undocs.org/es/A/HRC/46/33)

Qu’en est-il du prochain sommet sur les systèmes alimentaires que l’ONU a programmé pour la fin de l’année ?

C’était également un point prioritaire de mon intervention. Nous observons avec une énorme préoccupation comment les lobbies qui défendent les intérêts de l’agronégoce ont « noyauté » les instances de préparation de ce sommet et rendent le processus opaque et excluant. Nous partageons l’inquiétude du Rapporteur spécial quant au fait que les droits humains ne sont pas incorporés comme une priorité. Il semble que tout se centre uniquement sur les solutions du marché. Elles ont pourtant fait la preuve qu’elles sont incapables de résoudre le problème de la faim, des inégalités et de la crise climatique. Nous insistons sur le fait que l’être humain doit passer avant la rentabilité économique rurale.

Le mouvement Vía Campesina a-t-il des propositions concrètes pour faire face, depuis le monde rural, à la menace de famine que fait peser la pandémie ?

Naturellement. Nous sommes convaincus que les solutions qui se fondent sur nos systèmes alimentaires durables, comme l’agroécologie, sont valables. Je rappelle qu’elles ont été validées et reconnues dans la Déclaration des Nations Unies de 2018 sur les droits des paysans. La façon dont est conçu ce sommet met en danger les droits humains et va à l’encontre de la raison d’être des Nations Unies, qui est une organisation d’intérêt public et non privé (Sergio Ferrari)

 

 

Laisser un commentaire