Railda : « Etant adolescente, je rêvais d’avoir ma propre chambre. Etant adulte, je rêvais d’avoir ma maison. »

Première interview relatant l’histoire de vie de personnes engagées depuis de longues années dans l’habitat au Brésil, nous avons recueilli les souvenirs de Railda, coordinatrice de l’UNIÃO et actuelle présidente de l’association 20 novembre située à Paripe, une zone périphérique de Salvador. Ses propos illustrent bien la lutte quotidienne des habitants de nombreuses favelas.
 
 
Innocence d’une enfance malgré tout heureuse
 
Assise, calme et sereine, Railda contemple son dessin fait de nombreuses maisons et de couleurs vives qui représente son parcours de vie. Elle explique que son existence a commencé un peu tristement et que ses premières années constituent le côté obscur de son histoire. A l’âge de six mois, Railda a perdu sa mère et s’est retrouvée séparée de sa famille biologique. Elle raconte que, lorsque sa mère est morte, son père ne pouvait plus s’occuper de tous les enfants. Il a donc dû faire le choix douloureux de s’en séparer. Ainsi Railda a quitté sa première maison et son père pour aller habiter, dans le même quartier, dans une famille d’accueil. Railda ne comprendra son origine qu’à l’âge de sept ans et découvrira alors qu’elle a des frères et sœurs biologiques.
 
« Mon histoire de vie est merveilleuse, grâce à Dieu ! »
 
Malgré sa prise de conscience, petit à petit, elle a perdu le contact avec ses sœurs dispersées dans d’autres familles. Elle s’est évertuée tout de même à garder le contact avec son frère, qui est resté vivre avec son père. Malheureusement pour lui, la vie y était moins facile. Souvent en proie à la faim, il n’avait pas les moyens d’aller à l’école et se retrouvait généralement à la maison à devoir se débrouiller seul. Le père étant pêcheur, il s’absentait plusieurs jours d’affilée laissant son unique fils vaquer à ses occupations, sans surveillance.
 
Railda, elle, continuait à recevoir les soins d’une famille du quartier de Gameleira (situé à Paripe, dans la périphérie de Salvador), où elle passera son enfance dans une petite ferme tenue par la marraine de sa mère biologique avec quatre autres enfants qu’elle considère aujourd’hui comme ses frères et sœurs. Ce foyer a été un lieu rempli de joie et de bonne humeur. Ils étaient pauvres, certes, mais remplis d’amour et de sécurité. Grâce au savoir-faire de sa mère et malgré les difficultés, la famille n’a jamais connu la faim.
 
Sa mère adoptive a décidé d’inscrire Railda à l’école communautaire tenue par une église plutôt que de l’envoyer dans une structure bien loin de sa maison. En quatrième année, elle a fini tout de même par rejoindre l’école publique de Paripe. Elle illustre volontiers l’indigence vécue par les siens avec de nombreux exemples. A l’époque, au niveau vestimentaire, chacune n’avait qu’une robe pour toute la semaine, une robe du dimanche et un habit pour la messe. Lors des jours de pluies, son habit de la semaine se salissait sur le chemin boueux et glissant de l’école; tous les soirs, elle devait le nettoyer pour pouvoir être présentable le lendemain, exprime-t-elle presque avec nostalgie.
 
Le frère de Railda, lui, s’est développé dans de toutes autres conditions. Après maintes fugues, il a connu la tentation de devenir un malfrat de quartier. L’argent facile et de belles promesses l’ont amené sur une pente glissante, laissant Railda soucieuse. Aujourd’hui, il est marié et fait un père exemplaire, s’enorgueillit-elle. Maçon de profession, il a su affronter le début de sa vie difficile et devenir un être responsable des siens, rompant avec un passé peu propice à son épanouissement.
 
Une adolescence engagée
 
A l’adolescence, elle a commencé à fréquenter un groupe de jeunes lié à la pastorale du quartier, groupe qui organisait des activités pour la communauté : fêtes, gymkhana, jeux divers et événements. A cette époque, les jeunes pouvaient rester tard le soir dans la rue car il n’y avait pas ou peu de dangers, affirme-t-elle avec fermeté. Les quelques personnes qui avaient peur des voleurs et de la délinquance en règle générale restaient enfermées chez elles alors que leurs peurs provenaient seulement de leur imaginaire. Son adolescence a vraiment été heureuse malgré le fait qu’elle ait dû concéder beaucoup de sacrifices pour pouvoir étudier et s’acheter le matériel scolaire adéquat. Elle devait, par exemple, se rendre au centre ville (N.d.l.r. : plus de 1 heure de transport, et le prix d’un billet de bus qui constitue une dépense conséquente) pour pouvoir emprunter des livres à la bibliothèque publique. Le seul gymnase (équivalent du cycle d’orientation à Genève) que la communauté avait alors, était un centre d’accueil pour des enfants en rupture familiale et sociale. C’était dans ce cadre que Railda a pu continuer son cursus scolaire jusqu’à ce qu’ils aient ouvert une école à Paripe dans une nouvelle occupation.
 
L’éducation comme unique moyen de s’en sortir
 
Enfin, elle a pu profiter du collège de Periperi grâce à la faveur inhabituelle de son futur directeur qui a bien voulu lui octroyer de sa propre poche une bourse d’études. Décidée et déterminée à poursuivre sa formation, elle l’avait harcelé pendant des mois pour obtenir les sous nécessaires à ses études. Afin d’économiser les quelques reais en sa possession, elle se faufilait sur les rails du train afin d’éviter le guichet de la gare et resquillait donc pour se rendre au collège. Condition sine qua none à l’obtention de sa bourse, le directeur lui a fait promettre de ne pas redoubler une seule année – une promesse tenue au final. Tout ce qu’elle entreprenait, elle l’obtenait, nous glisse-t-elle fièrement.
 
Etre adolescent et gagner sa vie
 
Railda a travaillé depuis l’âge de 13 ans dans une fabrique de cage à oiseaux parce que sa famille ne pouvait pas lui donner quoique ce soit d’un point de vue matériel – elle n’en avait juste pas les moyens. Etant jeune, elle s’arrangeait donc pour vendre des fleurs lors de la Saint-Valentin, de Noël et de la fête de Saint-Jean. Cet argent était destiné à aider la mère de Railda.
 
Quand sa grande sœur est partie de la maison à la suite de son mariage, elle pensait pouvoir réaliser son rêve : bénéficier pour la première fois de sa propre chambre et d’une certaine intimité. Jusqu’alors, les femmes dormaient dans une salle et idem pour les hommes. Malheureusement, la vieille maison où sa famille habitait s’est écroulée. Ils ont dû déménager dans une demeure plus récente et plus petite. Son rêve était à nouveau parti en fumée.
 
Entre-temps, Railda avait achevé son collège (« segunda grau » au Brésil) et n’a pas donné suite à ses études car elle se devait de travailler. Peu de temps après s’être mariée, la première chose qui est arrivée a été la naissance de son premier enfant. Railda a consacré sa vie alors à tout leur donner et a laissé de côté ses ambitions de rentrer à la Faculté de l’Université. Elle n’avait ni le temps, ni l’argent pour continuer ses études et accomplir un autre rêve : devenir assistante sociale.
 
Avoir un rêve qui fait tenir debout
 
Vivant encore chez sa mère, Railda ne lâchait pas son rêve principal : avoir ses propres murs. A l’époque le chemin qui allait de Gameleira à Paripe était dangereux ; il fallait emprunter des pâturages à bestiaux. En tant que femme seule, c’était en quelque sorte tenter le diable. A chaque fois que sa sœur rentrait du travail, il fallait dépêcher un groupe d’amis pour l’accompagner, illustre-t-elle.
 
Un jour, lors de l’anniversaire d’un enfant de sa communauté, elle s’est rendue à une grande feijoada où dans l’entrain et l’allégresse de la fête une idée osée a surgi. En effet, Railda et d’autres jeunes parents, tous sans-toits, ont décidé alors d’occuper le terrain que la sœur de Railda traversait tous les jours, situé dans une zone proche de Paripe, et d’y construire leur futur lieu de vie. Ils se sont donc rendus auprès de la personne qui surveillait le terrain et lui ont expliqué leur projet pour en vérifier la viabilité. Ce dernier a discrètement répondu qu’il ne ferait rien contre cette occupation, qu’ils pouvaient y aller à condition qu’ils lui réservent un petit lopin de terre.
Au départ de cette aventure, ils étaient quatre. Avec sa sœur et quelques amis, ils ont donc commencé par défraîchir le terrain machette à la main et une bouteille de cachaça sous le bras. Le 5 avril 1986, le premier jour de cette aventure, beaucoup de personnes de la région ont appris que cette occupation se déroulait et se sont joints à eux. A trois heures de l’après-midi, il n’y avait déjà plus un seul lopin de terre libre. Jamais Railda ne se serait imaginée que cela puisse prendre aussi vite. Puis, la police est venue cinq fois les retirer du terrain.
 
Une lutte quotidienne pour obtenir un lopin de terre
 
Un jour est apparue Rosalita, une coordonnatrice du MDF (Mouvement Des Favelas) et Bitonho (actuel coordinateur de l’UNIÃO). La jeune communauté a reçu un appui pour mesurer le terrain et défendre leurs droits. La cinquième fois que la police est venue, elle a brûlé toutes les planches de bois des baraques et détruits tout ce qui pouvait constituer un quelconque toit.
Railda et les siens se sont donc rendu à la Préfecture de Salvador…en vain. Ils ont dès lors décidé de créer une commission regroupant 3 occupations et de manifester en face de la préfecture afin d’être reçu par le Maire. Plus de 600 familles se sont retrouvées pour exiger leur droit à bénéficier d’une habitation. Le Maire a, lui, envoyé la police pour leur faire peur avec comme conséquences directes une panique générale. Tout le monde courait dans tous les sens tant la police n’hésitait pas à les frapper. Bitonho, muni de son mégaphone, a commencé à entonner l’hymne national. La police s’est alors arrêtée d’un coup et une commission de dix personnes ont tout de même pu parlé avec le Maire. Celui-ci n’a rien voulu savoir de ces gens et n’a jamais cherché à trouver une solution. Lors de cette réunion, une femme a apporté une carte de la région qui a permis de réaliser que le terrain appartenait déjà à la Préfecture de Salvador tant le propriétaire devait de l’argent aux collectivités publiques.
Malgré ceci, le Maire n’a pas voulu leur octroyer le terrain. Déçus, ils sont sortis de cette réunion avec en tête l’idée d’aller rencontrer le gouverneur de l’Etat de Bahia. Quand ils l’ont vu et après lui avoir expliqué leur situation, il leur a affirmé qu’ils pouvaient construire leurs maisons sans que personne ne vienne les chasser de là, ce qui a été le cas jusqu’à présent.
 
 
« Malheureusement nous n’avions aucune infrastructure. Nous avons dû amener l’électricité par nous-même. A cette époque, par exemple, trois personnes sont mortes électrocutées par manque de sécurité », se rappelle-t-elle avec douleur.  Les baraques ont été construites de leurs mains sans l’aide d’ingénieurs ou encore d’architectes. Les complications ont inévitablement suivi : inondations dans les maisons lors des jours de pluies, évacuations des eaux sales, écroulement de maisons, etc…
 
Premières désillusions de l’association
 
La communauté a donc créé une association et élu Rosalita pour représenter le quartier. Elle leur avait amené beaucoup de connaissances et de moyens grâce au MDF. Malheureusement, Rosalita a trahi le quartier par la suite. L’association a dû la démettre de ses fonctions. Dans les faits, elle détournait des donations qui provenait d’un Français, voisin de la communauté : Jean Lacrevas. Ce dernier avait commencé à prendre conscience de leurs conditions de vie et s’était petit à petit mis à contribuer à ce que la communauté soit mieux logée. C’est encore lui qui leur a trouvé les fonds nécessaires pour construire une petite maison destinée à abriter le siège de l’association. Puis, voyant les enfants dans la rue, il a suggéré de créer un espace pour les éduquer ; le projet a d’ailleurs vu le jour.
 
A l’époque, Railda ne travaillait pas encore à l’école communautaire ; elle donnait juste un coup de main à la nouvelle présidente de l’association qui était analphabète. Le quartier s’est développé grâce à l’aide mutuelle des habitants. La maison de Railda, par exemple, a été construite en une nuit. Elle avait préparé une bonne marmite de feijoada et s’était procuré de la cachaça en quantité ; le lendemain, la maison était en place. Enfin, c’était plutôt une petite baraque, souffle-t-elle.
 
Aujourd’hui, une pastorale italienne finance une partie de la crèche et de la petite école communautaire. A titre d’information, les éducatrices reçoivent 100 reais (N.d.l.r. : moins d’un tiers d’un salaire minimum qui ne constitue que le strict minimum pour survivre, soit 60.- CHF) par mois pour leur travail, souligne-t-elle.
 
Cette occupation a beaucoup aidé les personnes qui ne pouvaient plus supporter leur loyer ou vivre grâce aux faveurs de leurs proches. Malgré tout, en plus de 20 ans, les gens n’ont pas réussi à finir leur maison. La plupart ne possède toujours pas de douche et de toilettes et ressemble encore à des petites baraques provisoires.
 
Des années d’insécurité
 
Vers la fin des années 90, le quartier a subit beaucoup de violence. La police débarquait à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit afin de défier les trafiquants de la favela. Ce fut une période très difficile. Les enfants ne pouvaient plus rester jouer dans la rue. A partir de 10 heures du soir, tout le monde s’enfermait à double tour et se méfiait de tout un chacun. Un grand sentiment d’insécurité s’est installé dans le quartier. Ce n’était pas possible de faire confiance ni à la police ni aux personnes impliquées dans les petits trafics de quartier. De ce fait beaucoup des habitants ont fuit la zone. Heureusement, aujourd’hui, la communauté vit avec plus de tranquillité. Après cette période de crise, les habitants ont repris des travaux pour la collectivité comme, par exemple, construire le nouveau bâtiment de l’école.
 
Railda rentre dans l’UNIÃO pour l’habitat digne et populaire
 
Dans le début des années 2000, Marli de UNIÃO est venue chercher Railda afin qu’elle fasse partie des coordinateurs/coordinatrices de ce nouveau mouvement pour l’habitat digne. En effet, Marli connaissait son parcours et ses années de luttes au sein de sa communauté. L’UNIÃO avait décidé d’intégrer de nouvelles personnes d’expérience dans le domaine pour se consolider en devenant un mouvement constitué de plusieurs entités de quartier. Railda a accepté de participer et a intégré la lutte de ce mouvement où elle retrouvait avec joie Bitonho.
 
Elle y a découvert les desseins de l’UNIÃO, y compris le projet de Paripe en lien avec le crédit solidaire, où les personnes de bas revenu peuvent enfin avoir un logement digne. L’idée de construire un quartier avec une école, des petits commerces, un centre communautaire, une crèche, des espaces de jeux, un système d’écoulement des eaux, de l’électricité et un quartier desservi par les transports publics lui semblait alors impossible – c’était trop beau pour être vrai ! Elle ne s’estimait pas capable – elle, qui n’a jamais fréquenté la faculté. A vrai dire, personne en périphérie n’a réellement les moyens de se construire une maison avec de bons matériaux de construction.
 
Construire sa maison : l’aboutissement d’un rêve
 
Railda s’est lancée dans un nouveau défi et, aujourd’hui, sa fille fait partie des futurs habitants de l’association de Gameleira. Plus de 200 familles vont bientôt pouvoir construire de manière collective leur nouveau lieu de vie et enfin vivre dans des conditions décentes. UNIÃO lutte aujourd’hui pour des projets englobants plus que la simple construction de murs. C’est un ensemble de facteurs qu’ils souhaitent prendre en compte pour élaborer un habitat digne et durable. Le projet de Paripe va montrer à tous qu’il est possible d’élaborer et de concrétiser un projet de ce type avec les mouvements sociaux, aime-t-elle à répéter. Le jour où ce quartier sera fini, Railda avoue qu’elle se sentira une femme « aboutie » après avoir réalisé ses rêves les plus fous.
 
Propos recueillis par Claire Rinaldi et Olivier Grobet
 
 
 
 

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