“RECONQUÉRIR LE DROIT DE RÊVER”

Nicaragua : un nouveau type de solidarité internationale…
 
*Un journalisme au service des gens
 
*Une coopération qui favorise la prise de conscience.
 
* L’éducation populaire : une nécessité.
 
 
SERGIO FERRARI*
 
William Grigsby, directeur de la radio indépendante La Primerísima – l’une des plus écoutées au Nicaragua – a une vie bien remplie. Militant de longue date,  journaliste par passion, il a été pendant plusieurs années l’interlocuteur de la coopération internationale en tant que directeur de la Fondation pour le développement municipal *Popol Na*. Invité par GVOM (Groupe de Volontaires d’outre-mer) avec le soutien d’E-CHANGER dans le cadre d’un échange sud-nord, il nous  a accordé quelques heures avant son arrivée en Suisse un entretien exclusif où il évoque la situation en Amérique centrale, les tensions au sein du Front sandiniste et les priorités de la solidarité. 
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LES TRACES DE LA RÉVOLUTION
 
Il y a 26 ans, le Front sandiniste de libération nationale (FSLN) a pris le pouvoir au Nicaragua. La révolution qui commençait était l’une des plus innovatrices de l’histoire latino-américaine moderne. Qu’en reste-t-il ?
 
Beaucoup de traits qui font aujourd’hui partie de l’identité du peuple nicaraguayen viennent en réalité de la période révolutionnaire. Par exemple, cette habitude qu’ont les « Nicas » de dire ce qu’ils pensent et de chercher toujours à comprendre pourquoi les choses arrivent. Il n’en a pas toujours été ainsi. Pendant la longue dictature des Somoza, qui a duré plus de 40 ans, tout était fait pour que personne ne se pose de questions ou n’exprime ses opinions.
 
Mais hélas, d’autres aspects qui nous caractérisaient il y a encore cinq ou six ans disparaissent progressivement. On observe surtout que la transmission aux jeunes générations de valeurs comme la fierté d’être Nicaraguayen ou l’esprit de solidarité n’est pas automatique. C’est là l’œuvre du marché et de l’individualisme qui l’accompagne.
 
Ce qui est à mes yeux le plus terrible, c’est que nous ne rêvons plus. Les gens se résignent de plus en plus, très souvent sous l’influence des groupes religieux sectaires qui prêchent le fatalisme. Et dans la mesure où nous n’exerçons plus notre droit au rêve, nous perdons l’envie de nous battre pour les changements. Nous devons aider les gens à reconquérir le droit de rêver.
 
LA COMPLEXITÉ DU SANDINISME
 
La campagne pour les élections qui auront lieu en novembre 2006 a commencé. Êtes-vous convaincu que les élections soient le bon chemin ? Qu’est-ce que le sandinisme aujourd’hui, réellement ?
 
La question de savoir si les élections sont ou non le bon chemin pour que la gauche parvienne au pouvoir a été résolue dès 1989, lorsque le FSLN, qui était alors au gouvernement, a décidé d’organiser des élections, qu’il considérait comme la meilleure solution pour mettre fin à la guerre. La possibilité d’une défaite électorale n’était pas envisagée à ce moment-là. Mais de toute manière, cette décision a profondément changé la nature du sandinisme ainsi que sa stratégie. 
 
Le sandinisme est divisé depuis longtemps, peut-être même depuis la Révolution. En tant que mouvement idéologique large, de caractère plus nationaliste et anti-impérialiste que socialiste, sa doctrine peut rassembler de larges secteurs, des chrétiens conservateurs aux communistes orthodoxes.
 
La division s’est accentuée au cours des dernières années, car il existe aujourd’hui des sandinistes pauvres et des sandinistes enrichis, des sandinistes de gauche et des sandinistes de droite. Il en a peut-être toujours été ainsi, mais désormais cette réalité est beaucoup plus visible. 
 
Ce qui est grave, c’est que les sandinistes riches ont mis la main sur le Front lors du congrès de 1998. Depuis, le parti, qui un jour a été à l’avant-garde en Amérique latine, est devenu une simple et triste caricature.
 
 C’est-à-dire…
 
La direction du FSLN, avec à sa tête Daniel Ortega, est un groupe idéologiquement castré, politiquement opportuniste et socialement corrompu.
 
Je crois qu’aujourd’hui le plus important n’est pas de savoir si nous pouvons ou non gagner les élections. Il faudrait d’abord vouloir réellement les gagner, et savoir pourquoi on veut arriver au pouvoir. Ensuite, il faudrait pouvoir s’appuyer sur un parti structuré, conscient, démocratique, prêt à se battre et dont l’identité soit socialiste. Si on analyse l’attitude actuelle de la direction du FSLN, on comprend qu’elle ne veut même pas gagner les élections (car elle a un pouvoir de veto suffisant en tant que deuxième force politique du pays et premier parti d’opposition), qu’elle n’a aucune idée claire de ce qu’elle fera si elle arrive au pouvoir et qu’elle ne cherche pas à construire un parti démocratique, conscient, batailleur, et encore moins socialiste.
La première tâche, pour les sandinistes de gauche, est de faire avancer la conscience de tous les sandinistes, pour retrouver le FSLN historique tel que l’a imaginé son fondateur, Carlos Fonseca. Ensuite, nous pourrons nous lancer dans la lutte pour le pouvoir politique par la voie électorale et constituer un gouvernement qui apporte des solutions aux problèmes des gens.
 
L’AMÉRIQUE CENTRALE ATTEND TOUJOURS
 
Dans les années 70, l’Amérique centrale a explosé. À la fin des années 80, elle a avancé sur la voie d’une solution politique négociée des conflits qui existaient dans la région. Au cours des années 90, les guérillas se sont affaiblies au Guatemala et au Salvador. Quant au FSLN, désormais dans l’opposition, il a vu s’approfondir sa crise interne. Quelle est aujourd’hui la dynamique en Amérique centrale ?
 
Dans la plupart des pays centraméricains, c’est le mouvement social populaire qui est maintenant porteur des rêves stratégiques. On le constate au Honduras, au Guatemala et au Costa Rica, un peu moins au Salvador, et presque pas au Nicaragua. Je crois que si le mouvement populaire parvient dans chaque pays à être l’expression de la résistance au néolibéralisme, puis s’organise à l’échelon régional, il contraindra les partis (quelle que soit leur couleur) à prendre des positions plus sensées, plus nationalistes et moins serviles vis-à-vis de l’impérialisme étasunien. 
 
UNE INFORMATION INDÉPENDANTE
 
Vous dirigez une radio indépendante dans un pays profondément dépendant. Que représente aujourd’hui La Primerísima ? Comment parvient-elle à survivre, alors que la concurrence fait rage, sans abandonner son profil de média alternatif ?
 
La Primerísima se définit comme une radio au service des gens, ce qui résume les principes qui nous inspirent, de l’anti-impérialisme hérité d’Augusto César Sandino à la plus élémentaire des fonctions que doit avoir une radio au Nicaragua, à savoir passer leurs messages de ceux qui n’ont aucun moyen pour communiquer entre eux, par exemple l’annonce de la mort d’une personne.  
Nous sommes naturellement conscients que la radio est aussi un puissant outil qui exerce une influence sur la conscience des citoyens. En ce qui nous concerne, ce pouvoir est fondé sur la crédibilité, celle de la radio et celle de ses journalistes.  De ce point de vue, nous sommes à la première place (et cela depuis neuf ans).
Nous n’avons aucun problème pour dire ouvertement que nous sommes sandinistes, que nous analysons les problèmes en tant que sandinistes, en tant que révolutionnaires. Mais c’est parce que nous sommes aussi des professionnels de l’information, que nous ne mentons pas, que nous ne déformons pas les faits.
C’est cette crédibilité, le sérieux avec lequel nous faisons notre métier, qui nous a permis peu à peu de nous faire une place dans l’économie de marché, auprès de l’entreprise privée, méfiante du fait de notre identité politique mais consciente que nous sommes une radio très écoutée, en qui les gens ont confiance.
 
Quel est le rôle de l’information indépendante dans cette période marquée, pour ce qui est des médias, par la mondialisation des contenus ?
 
Le plus important est d’offrir un point de vue qui va au-delà des faits et des acteurs.  Nous tentons d’examiner de près les évènements, d’analyser leurs causes et d’avertir les auditeurs quant à leurs conséquences. Nous souhaitons que les auditeurs puissent tirer leurs propres conclusions, mais aussi les amener à s’organiser et à travailler ensemble pour changer tout ce qui va contre leurs intérêts.
 
COOPÉRATION ET SOLIDARITÉ INTERNATIONALE
 
La solidarité internationale a connu sa propre crise au cours des dernières années. En même temps, le mouvement altermondialiste est en pleine croissance et incite les acteurs sociaux à l’échelle de la planète à changer le monde. Que pensez-vous de la solidarité aujourd’hui ?
 
À mes yeux, l’aide extérieure la plus importante est celle qui vise à créer des conditions internes conduisant à la prise de conscience. En d’autres termes, celle qui a pour objet l’éducation populaire, dans tous les sens du mot. C’est là pour moi le grand défi des révolutionnaires au Nicaragua, et par conséquent de la solidarité internationale.
Habituellement, l’éducation populaire n’intéresse guère la coopération, surtout la coopération institutionnelle, car le résultat des efforts déployés n’est pas visible, on ne peut pas prendre de photos pour prouver qu’on a fait quelque chose. Même la solidarité est méfiante, car elle pense que son travail peut être détourné par quelques opportunistes. Ce n’est pas complètement faux, mais je crois que nous sommes assez intelligents, des deux côtés de l’Atlantique, pour mettre en place des mécanismes qui garantissent la transparence des comptes et l’efficacité dans la réalisation du travail. 
Il s’agit de semer pour récolter dans plusieurs années. Mais la récolte sera tellement abondante qu’une autre révolution sera alors possible.
 
Et qu’en est-il de la coopération matérielle, concrète ?
 
Il est certes important d’agir pour résoudre le problème de la faim, de la santé ou du logement car le Nicaragua est un pays appauvri qui a d’immenses besoins dans tous les domaines. Mais il est vital de pousser les gens, bénéficiaires et donateurs, à se servir de ces actions comme d’un outil pour changer leur conscience, retrouver le respect d’eux-mêmes, gagner leur autonomie, réfléchir de façon créative à la société dont nous avons besoin.
La solidarité matérielle doit donc être liée à la transformation de la conscience de ceux qui en bénéficient et des donateurs.
Cela ne sert à rien, je crois, que la coopération continue à construire des maisons ou des rues, si en même temps les gens ne commencent pas à jouer un rôle moteur dans la transformation de la société où ils vivent.
 
*Sergio Ferrari
Traduction Michèle Faure
Collaboration UNITÉ
Distribution Service de Presse E-CHANGER

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