Les atteintes à la liberté de la presse peuvent prendre des formes particulièrement perverses. Une étude réalisée parla Carnegie Endowment for International Peace et présentée récemment dans le cadre de l‘Université de Genève par Arnaud Mercier, directeur du laboratoire « Communication et politique » au CNRS à Paris,en apporte une démonstration sans ambiguïté.
L’étude montre d’abord qu’il était improbable que l’Irak puisse réellement cacher aux services de renseignement étrangers des tonnes d’armes chimiques, des douzaines de Scud ou ses usines de production d’armes. Il n’existait pas davantage de relations de coopération entre Saddam Hussein et Al-Quaida. La volonté du président Bush de déclarer la guerre à l’Irak ne pouvait donc reposer que sur une justification fabriquée. Ce qui fut fait à partir d’une distorsion des faits, afin de leur donner l’apparence d’une réalité concrète et menaçante.
Des informations peu fiables
Bien que le flot d’informations parvenant au Pentagone et dans l’entourage du président Bush fussent jugées peu fiables par les spécialistes de la CIA, l’Administration fit « flèche de tous bois » dès lors que les renseignements servaient la thèse officielle. La CIA fut elle-même court-circuitée par la création de cercles proches du président, chargés d’étayer sa position.
Contrairement au traitement habituel et au filtrage rigoureusement confidentiel des informations en provenance des agences nationales, l’Administration Bush les utilisa de telle manière que plusieurs vétérans du renseignement américain estimèrent publiquement que cette exploitation était « une insulte au Renseignement ». En d’autres termes, le gouvernement a cherché à utiliser politiquement les services secrets en exigeant d’eux des informations conformes à la thèse pré-établie et faisant fi des règles habituelles de prudence et de recoupement. Progressivement, un édifice de mensonges, de manipulations et d’orchestration s’est construit à l’usage du président.
Sans scrupule, l’un des acteurs influent de cette construction, Paul Wolfowitz, secrétaire adjoint à la Défense, favorisa la thèse de Léo Strauss, philosophe dont il fut l’élève. Selon ce dernier, il n’y a pas de moralité possible pour les détenteurs du pouvoir politique, ce qui signifie qu’ils sont condamnés au mensonge dans leur discours au peuple… Sa thèse est également, à l’instar de Machiavel, que si aucune menace externe n’existe, il faut en fabriquer une. Les hommes du Pentagone se sont donc livrés à une véritable bataille contre la CIA. Le levier émotionnel n’a pas non plus été négligé. L’Administration Bush n’a pas craint, faisant référence à la tragédie du World Center, de laisser imaginer l’éventualité d’une attaque nucléaire.
Des médias curieusement peu Critiques
Et les médias, d’ordinaire une référence de rigueur professionnelle ? L’étude constate que les journalistes américains sont restés globalement prisonniers d’une logique patriotique interdisant la remise en cause des thèses gouvernementales les plus extrêmes. Un rapport de Reporters sans frontières, publié juste un mois après le 11 septembre 2001, avait d’ailleurs mis en exergue le danger du réflexe mêlant patriotisme et autocensure (1). De fait, les médias ont relayé les mensonges du gouvernement, influençant ainsi la conviction d’une partie de l’opinion américaine selon laquelle la politique du président Bush était justifiée.
Les auteurs de l’étude se disent inquiets au constat que le recours au mensonge d’Etat n’est sans doute pas réservé aux circonstances exceptionnelles de la guerre. Il semble que l’Administration Bush soit coutumière d’une politique délibérée de manipulation dans bien d’autres domaines. Au total, malgré tout, c’est bien la liberté de la presse qui a permis de révéler peu à peu les distorsions de la vérité concernant la « menace irakienne ». La valeur universelle que défend RSF depuis vingt ans reste le meilleur rempart contre les mensonges d’hier comme ceux d’aujourd’hui.
Gérald Sapey
Président RSF-Suisse
(1) Entre tentation patriotique et autocensure : les médias américains dans la tourmente de l’après-11 septembre, rapport de mission, 11.10.2001 (disponible sur le site www.rsf.org)